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Troyens

Grand opéra en cinq actes

ACTE DEUXIÈME

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Premier tableau

Deuxième tableau

Premier tableau

N° 12 – Scène et récitatif

Un appartement du palais d’Énée, qu’éclaire à peine une lampe. Rumeurs de combats éloignés. Énée à demi armé dort sur son lit. Ascagne sort tout effrayé d’un appartement voisin. Il écoute; il s’approche du lit de son père. Les bruits de la ville cessant de se faire entendre, il n’ose pas le réveiller et s’en retourne. D’un coin obscur s’avance vers Énée le spectre sanglant d’Hector d’un pas lent et solennel. Sa barbe et sa chevelure sont souillées et en désordre. Parvenu auprès d’Énée, il reste un instant immobile à le contempler et soupire profondément. Un bruit d’écroulement au loin, plus fort que les précédents, éveille Énée en sursaut. Il voit Hector debout devant lui et après un instant d’indécision il lui adresse la parole, à demi levé sur son lit.

ÉNÉE

Ô lumière de Troie!... Ô gloire des Troyens!
Après tant de labeurs de tes concitoyens,
De quels bords inconnus reviens-tu? Quel nuage
Semble voiler tes yeux sereins?
Hector, quelles douleurs ont flétri ton visage?

L’OMBRE D’HECTOR

Ah!... fuis, fils de Vénus! l’ennemi tient nos murs!
De son faîte élevé Troie entière s’écroule!
Un ouragan de flammes roule
Des temples aux palais ses tourbillons impurs...
Nous eussions fait assez pour sauver la patrie
Sans l’arrêt du destin. Pergame te confie
Ses enfants et ses dieux. Va, cherche l’Italie...
Où pour ton peuple renaissant,
Après avoir longtemps erré sur l’onde
Tu dois fonder un empire puissant,
Dans l’avenir, dominateur du monde,
Où la mort des héros t’attend.

(Hector s’éloigne avec solennité et sa forme devient de plus en plus indistincte pendant qu’Énée le suit d’un regard effaré.)

N° 13 – Récitatif et chœur

Entre Panthée blessé au visage et portant les dieux de Troie.

ÉNÉE

Quelle espérance encor est permise, Panthée?
Où combattre, où courir?

PANTHÉE

La ville ensanglantée
Brûle! c’est notre jour fatal!
Priam n’est plus! Sortis du monstrueux cheval,
Les Grecs ont massacré les gardes de nos portes.
Déjà d’innombrables cohortes,
Affluant du dehors, courent de toutes parts
Attiser l’incendie
Qu’alluma de leurs chefs l’infâme perfidie;
D’autres occupent les remparts.

(Entre Ascagne.)

ASCAGNE

Ô père! le palais d’Ucalégon s’écroule!
Son toit fondant en pluie ardente coule!

ÉNÉE (l’interrompant)

Suis-nous, Ascagne!

(Entre Chorèbe, à la tête d’une troupe armée.)

CHORÈBE

Aux armes, grand Énée!
Viens, la Citadelle cernée
Tient encor!

ÉNÉE

A tout prix il faut y parvenir.
Prêts à mourir
Tentons de nous défendre.
Le salut des vaincus est de n’en plus attendre.

(Grands bruits et cris lointains.)

CHŒUR

Le salut des vaincus est de n’en plus attendre.
Entendez-vous
L’écroulement des tours?... la flamme dévorante?
Les hurlements des Grecs? Toujours leur foule augmente.
Marchons! le désespoir dirigera nos coups.

TOUS

Prêts à mourir, tentons de nous défendre,
Le salut des vaincus est de n’en plus attendre.

(Énée prend la main d’Ascagne et le place au milieu d’un groupe armé.)

Mars! Erinnys! conduisez-nous!

(Ils sortent.)

Deuxième tableau

N° 14 – Chœur – Prière

Un intérieur du palais de Priam. Dans le fond, une galerie à colonnade dont le parapet peu élevé donne sur une place située à une assez grande profondeur. Entre les colonnades on aperçoit au loin le mont Ida. L’autel de Vesta-Cybèle allumé. Polyxène, femmes troyennes, groupées autour de l’autel. Quelques-unes sont agenouillées, d’autres assises à terre, plusieurs sont couchées sur les gradins de l’autel, la face contre terre. Toutes dans l’attitude du plus profond accablement.

CHŒUR DES TROYENNES

Ah!
Puissante Cybèle,
Déesse immortelle,
Mère des malheureux,
A tes Troyens sois secourable,
A leurs efforts sois favorable
En ces moments affreux!
Sauve de l’outrage
Et de l’esclavage
Leurs mères, leurs sœurs.
Brise l’arme impie
De la perfidie
Aux mains des vainqueurs,
Puissante Cybèle,
Déesse immortelle,
Mère des malheureux,
A tes Troyens sois secourable,
A leurs efforts sois favorable
En ces moments affreux!
En ces moments affreux!

N° 15 – Récitatif et chœur

Entre Cassandre, les cheveux épars.

CASSANDRE

Tous ne périront pas. Le valeureux Énée
Et sa troupe, trois fois au combat ramenée,
Ont délivré nos braves citoyens
Enfermés dans la Citadelle.
Le trésor de Priam est aux mains des Troyens.
Bientôt en Italie, où le sort les appelle,
Ils verront s’élever, plus puissante et plus belle,
Une nouvelle Troie.
Ils marchent vers l’Ida.

CHŒUR

Et Chorèbe?

CASSANDRE

Il est mort.

CHŒUR

Dieux cruels!

CASSANDRE

De Vesta,
Pour la dernière fois, à l’autel, je m’incline.
Je suis mon jeune époux. Oui, cet instant termine
Mon inutile vie.

CHŒUR

Ô digne sœur d’Hector!
Prophétesse que Troie accusait de démence!
De nous sauver, hier, il était temps encor,
Quand elle prédisait cette ruine immense!

CASSANDRE

Bientôt elle ne sera plus.

CHŒUR

Ô désespoir! Ô regrets superflus!

CASSANDRE

Mais vous, colombes effarées,
Pouvez-vous consentir
A l’horrible esclavage? et voudrez-vous subir,
Vierges, femmes déshonorées
La loi brutale des vainqueurs?

CHŒUR

Faut-il bannir tout espoir de nos cœurs?

CASSANDRE

L’espoir! Ô malheureuses!
Dans ces ténèbres lumineuses
Ne voyez-vous, n’entendez-vous donc pas
Les cruels Myrmidons qui remplissent nos rues
Et ceux qui du palais gardent les avenues?

CHŒUR

C’en est fait, rien ne peut nous sauver de leurs bras.

CASSANDRE

Rien, dites-vous? Si l’honneur vous anime,

(montrant la galerie)

Pour qui donc cet abîme
Est-il ouvert devant vos pas?

(montrant son poignard et les ceintures des femmes)

Pour qui ce fer et ces cordons de soie,
Sinon pour vous, femmes de Troie?

(Un petit groupe se tait et manifeste une terreur profonde.)

UNE PARTIE DU CHŒUR, LA PLUS NOMBREUSE

Héroïne d’amour
Et d’honneur, tu dis vrai! nous te suivrons!

CASSANDRE

Le jour
Ne vous trouvera pas par les Grecs profanées?

LE GRAND CHŒUR

Non, Cassandre, nous le jurons!

CASSANDRE

Vous ne paraîtrez pas en triomphe traînées?

LE GRAND CHŒUR

Jamais! jamais! avec toi nous mourrons.

N° 16 – Final

Les femmes se parlent entre elles. Quelques-unes prennent des lyres et en jouent en chantant.

LE GRAND CHŒUR

Complices de sa gloire,
En partageant son sort,
Des Grecs par notre mort
Flétrissons la victoire!
Pures et libres nous vivions.
En cette nuit fatale
Pures et libres descendons
A la rive infernale!

CASSANDRE (interpellant le petit groupe)

Vous qui tremblez et gardez le silence,
Vous hésitez?

LE PETIT GROUPE

Ah! je me sens frémir!

CASSANDRE

Eh quoi! vous subiriez une vile existence
Indigne des grands cœurs?...

LE PETIT GROUPE

Hélas!... déjà mourir!

CASSANDRE (avec explosion)

Allez dresser la table et le lit de vos maîtres!
Esclaves, loin de nous!

LE PETIT GROUPE

Pitié...

CASSANDRE ET LE GRAND CHŒUR

Honte sur vous!
Descendez vers ces traîtres,
Jetez-vous à leurs pieds, embrassez leurs genoux!

(avec une violente expression de mépris)

Allez vivre! Thessaliennes!
Honte sur vous! sortez! vous n’êtes pas Troyennes!

(Elles les chassent. Le petit groupe recule en silence devant les autres femmes jusqu’à la coulisse et sort enfin de la scène. Toutes les autres redescendent la scène avec une exaltation toujours croissante.)

LE GRAND CHŒUR

Cassandre, avec toi nous mourrons!
On ne nous verra pas par les Grecs profanées,
Nous ne paraîtrons pas en triomphe traînées,
Non, non, jamais, nous le jurons.

(reprenant leurs lyres)

Complices de sa gloire
En partageant son sort,
Des Grecs par notre mort
Flétrissons la victoire!
Pures et libres nous vivions.
En cette nuit fatale
Pures et libres descendons
A la rive infernale!
Ouvre-nous, noir Pluton,
Les portes du Ténare!
Fais retentir, Caron,
Ta funèbre fanfare!

CASSANDRE (avec la plus grande exaltation)

Chorèbe! Hector! Priam! Roi! père! frère! amant!
Je vous rejoins! entendez leur serment,
Dieux des enfers!

(Elle saisit la lyre d’une Troyenne.)

Mourez dignes de gloire,
Et partageant mon sort
Des Grecs par votre mort,
Flétrissez la victoire!
Pures et libres nous vivions.
En cette nuit fatale
Pures et libres descendons
A la rive infernale!

(Un chef grec entre pendant la fin de cette scène; il s’avance rapidement l’épée haute, et s’arrête étonné à l’aspect des Troyennes.)

LE CHEF (pendant la fin du chœur)

Quoi: la lyre à la main!... de ce noble transport,
J’admire malgré moi la sublime ironie!
Cassandre!... qu’elle est belle ainsi chantant la mort,
Bacchante à l’œil d’azur s’enivrant d’harmonie!

(Entre une partie des Grecs.)

LES SOLDATS

Le trésor! le trésor! livrez-nous le trésor!

(Ils lèvent leurs épées sur les femmes.)

CASSANDRE

Nous méprisons votre lâche menace,
Monstres ivres de sang, troupe immonde et rapace!
Vous n’étancherez pas, brigands, votre soif d’or!

(Elle se frappe et tendant le poignard à Polyxène:)

Tiens! la douleur n’est rien!

(Polyxène se frappe à son tour. Cassandre se soutient toujours.)

AUTRE TROUPE DE GRECS (entrant)

Dieux ennemis! Ô rage!
Couverts de sang, du milieu du carnage,
Énée et ses Troyens échappent à nos coups.
Et, maître du trésor, ils sortent!...

CASSANDRE (mourant) ET LES FEMMES (Quelques-unes dénouent leur ceinture et tirent leur poignard.)

Malgré vous,
Aux chemins de l’Ida les voilà tous,
Et nous bravons votre furie.

(Toutes agitant leurs voiles et leurs écharpes du côté de l’Ida.)

Sauve nos fils, Énée! Italie! Italie!

Quelques-unes se précipitent, d’autres s’étranglent et se poignardent. Cri d’horreur des Grecs s’élançant vers la galerie. Pendant cette dernière scène, Cassandre, après s’être frappée, et voyant les Troyennes monter sur le parapet pour se précipiter, s’avance en chancelant vers le fond du théâtre; mais les forces lui manquent avant de parvenir à la galerie. Elle s’affaisse aux genoux, puis se relevant par un suprême effort et tendant les bras vers l’Ida, elle s’écrie: Italie ! et tombe morte.

© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.

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