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2004 – 2005

    Cette page présente les comptes-rendus des exécutions et représentations qui ont eu lieu en 2004 et 2005. Nous remercions très vivement les auteurs de leurs précieuses contributions.

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Les Troyens à Duisburg et Düsseldorf
De Duisbourg à Düsseldorf et de Troie à Carthage
Excerpts from Les Troyens in Dublin
Roméo et Juliette at Royal Albert Hall
Symphonie Fantastique in Belfast
Benvenuto Cellini in Gelsenkirchen, Germany

 

Les Troyens à Duisburg et Düsseldorf

Par Dominique Catteau

Deutsche Oper am Rhein
Direction: John Fiore
Albert Bonnema (Éneé), Boris Statsenko (Chorèbe), Evelyn Herlitzius (Cassandre),
Jeanne Piland (Didon), Katarzyna Kuncio (Anna)

Le 29 octobre 2005

    L’Allemagne vient de venger notre affreux sacrilège, et de nous donner par là même à nous autres Français, une magistrale leçon. Une leçon de musique, s’entend, et pour tout dire, une leçon de musiciens. Superbement elle vient en effet de nous rappeler qu’Hector Berlioz fut non seulement français, ce que tous les Français en principe savent, mais aussi musicien, et même très grand musicien, ce qu’il restent encore très fiers de ne pas savoir.

    Sous l’aile protectrice de celui qui fut plus que tout autre son ami stellaire (Sternen Freundschaft), Enrienne, autrement mieux dit Heinrich Heine, la ville natale du poète expatrié s’est alliée à sa voisine pour réaliser un véritable exploit tout à fait inédit : monter Les Troyens à deux moments de la même journée sur deux scènes différentes, les deux premiers actes (La prise de Troie) à 15 heures à Duisburg et les trois derniers (Les Troyens à Carthage) à 19 heures 30 à Düsseldorf. Une trentaine de kilomètres séparant les deux agglomérations, un service spécial de bus assure le transport des spectateurs d’un théâtre à l’autre, un peu comme la flotte d’Enée par les vents emportée des rives de Troie jusqu’aux bords de Carthage. Chacune des deux villes met visiblement son point d’honneur à servir l’œuvre de Berlioz en une étonnante coopération permettant à la fois de conjuguer les forces et les moyens, et de susciter une émulation de toute évidence enrichissante.

    L’idée de monter Les Troyens pour la première fois sur leurs scènes respectives, même si elle devient courante depuis un an ou deux en Allemagne, révèle déjà un effort appréciable, mais celle de profiter du dédoublement très berliozien des lieux et des temps au cœur même de cette grande et unique tragédie, apparaît vite comme extrêmement attachante. Elle aurait enchanté Berlioz, cela est aussi certain que l’avenir de Carthage, et mériterait bien de faire des émules en devenant leur modèle. Cela allège d’autant non seulement l’investissement financier pour chaque partie (le trésor ! le trésor !), mais également l’effort énorme demandé ailleurs à la plupart des musiciens et artistes qui n’ont plus besoin ici d’apparaître sur les deux scènes le même jour, à l’exception – d’autant plus admirable – d’Enée … et du chef d’orchestre. Inversement cela ne nuit en rien à l’unité de la conception d’ensemble de la mise en scène.

    Pour celle-ci justement, Christof Loy choisit délibérément une lecture contemporanéisante. On le suit très volontiers dans son idée de fond, qui était bien celle de l’auteur, visant à faire éclater un chant atrocement douloureux et désespéré en face de la bêtise des hommes et de la méchanceté de leurs dieux. Les trouvailles ne manquent pas, et paraissent souvent très bienvenues : les scènes de cascade pendant les danses guerrières du premier acte, ou bien celles des kermesses populaires avec distributions de prix au troisième, sont très exactement en situation, et contribuent à prouver définitivement que ces scènes ne sont pas les parenthèses vides qu’on dénonce encore trop souvent chez nous dans la dramaturgie berliozienne. D’une manière générale d’ailleurs toutes les scènes de foule sont remarquablement meublées, dirigées, travaillées et de ce fait toujours extrêmement vivantes. Il faut remarquer d’ailleurs que le seul pluriel du titre (Les Troyens) suffit à attester l’importance musicale et dramatique accordée par Berlioz aux masses chorales et par voie de conséquence aux scènes nombreuses où ces dernières jouent un rôle de premier plan.

    D’une façon générale, on peut bien admettre le parti-pris de rendre la scène la plus contemporaine possible. Encore que personnellement (mais que cela soit entendu comme je le dis, sans la moindre acrimonie et en toute véritable complicité !), étant de nature assez peu théâtrale, je préfèrerais volontiers une scène plus dépouillée et une mise en action plus épurée (mais cela est fait pour être discuté). Toutefois peut-être vaut-il la peine de se poser tous ensemble deux questions que je crois fondamentales : la première pour se demander si, à force de lire la scène dans la version actualisée de notre temps (cuisine kitsch et chambrée de baroudeurs), on ne risque pas de réécrire l’ouvrage lui-même pour en faire ou au moins en suggérer un autre, à la façon dont on fabrique un palimpseste (par exemple, les amours nouvelles d’Anna et d’un hermétique soldat troyen). La seconde plus essentielle encore, même si elle tient toujours à la première, pour interroger le sens qu’on doit rendre à l’ouvrage original : à force de faire des Troyens une vulgaire soldatesque sans tenue, ou de Narbal un petit technocrate banal, ou même d’Enée un play-boy commun, est-on bien sûr de préserver la grande dimension tragique que Berlioz a tellement bien su composer au sujet de la douloureuse Odyssée humaine ? Dans ce même esprit, Nietzsche reprochait à Euripide d’avoir introduit le spectateur, l’homme commun (der Mensch des alltäglichen Lebens), la médiocrité bourgeoise (die bürgerliche Mittelmässigkeit) sur la scène et d’avoir de ce fait irrémédiablement mis fin à la tragédie, pour la remplacer par la triviale comédie nouvelle de la petitesse des petits hommes. Simple question qui ne vise en rien à contester les mérites du présent spectacle. Mais qui implique aussi de rappeler ce qui devrait être le principe recteur de toutes les mises en scènes d’opéras, et qui l’est si peu aujourd’hui d’un bout à l’autre de la planète : aider à mieux entendre, ne jamais gêner l’écoute si peu que ce soit, ni détourner l’attention de la musique elle-même.

    Pour ce qui est de la musique précisément, il n’y a plus que des éloges enthousiastes à adresser aux uns et aux autres et à tous. Tous ces artistes nous ont accordé des heures bénies : autant à Duisburg qu’à Düsseldorf, des chœurs impeccables, maîtrisant miraculeusement les exigences déclamatoires, rythmiques et même polyphoniques si originalement berlioziennes et en même temps si différentes de celles de la tradition chorale allemande. Des chanteurs d’égal niveau, tous d’excellentes qualités, qu’on voudrait citer tous, pour les remercier de leurs belles capacités et de leur bon goût. Avec quelques mentions particulières à l’élégant Iopas (Fabrice Farina), à la chaleureuse présence d’Anna (Katarzyna Kuncio), au ténor éclatant d’Enée (Albert Bonnema), et par dessus tout au chant suave de Didon (Jeanne Piland) et aux accents irrésistiblement émouvants de cette noble Cassandre (Evelyn Herlitzius) que le pauvre Berlioz n’entendit jamais. Toute cette pléiade d’artistes prometteurs ou consommés, était entraînée par les excellents orchestres (mais non forcément numériquement écrasants, ceci soit précisé à l’adresse de quelque mauvaise foi trop française !) des deux cités étonnamment dirigés par John Fiore. Ce jeune chef américain abordait la partition pour la première fois, mais d’un bout à l’autre, sans faillir une seconde, il donna l’impression d’avoir dirigé cette musique prodigieuse toute sa vie. Tout est juste, clair, senti, lyrique, maîtrisé ; pas la moindre faute de goût dans le choix des mouvements, la complexité des rythmes et l’agencement des timbres. Une conception respectueuse et une réalisation irréprochable, en un mot une superbe et stupéfiante maturité berliozienne.

    Pour la énième fois, les Allemands, après les Anglais que je n’ai garde d’oublier, l’ont fait ! En tout, dans les seules années qui viennent tout juste de s’écouler, Leipzig, Dortmund, Mannheim, et Duisburg-Düsseldorf auront donné plus d’une cinquantaine de représentations des Troyens. On peut se frotter les yeux et relire… on a bien lu. De son côté, la France depuis 142 ans a donné intégralement Les Troyens quelque… quatre fois : une fois sur deux années consécutives à Marseille en 1979 et 1980, une deuxième à Lyon en deux soirées successives en 1981, une troisième en une seule soirée enfin, à Lyon toujours sous la baguette de Serge Baudo en 1987, et enfin celle de Paris Châtelet en 2003. Faut-il cruellement rappeler que les représentations de Paris Bastille en 1992 n’étaient pas tout à fait intégrales ? Mathématiquement, la disproportion est accablante : environ 50 fois par an en Allemagne, contre 0,028 dans le pays de l’auteur. Les Français ignorent-ils donc que l’Allemagne est la patrie des Beethoven et des Wagner ? Les Allemands seraient-ils donc de si piètres musiciens que d’aller perdre leur temps à jouer Berlioz ? Ne nous démontrent-ils pas au contraire et de la façon la plus impitoyable, qu’à continuer de répéter comme des singes savants les infamies qu’on n’a jamais pris la peine de seulement vérifier (du genre : Les Troyens sont injouables… c’est trop long… il y a trop de personnages… il y a trop de « tunnels »… etc., usw.) nous avons fini par prendre un retard qui nous fait honte. Oui, il nous faut enfin l’admettre, les héritiers légitimes de Beethoven et de Wagner eux-mêmes nous proclament que Berlioz est un immense musicien, d’abord à leurs propres yeux ! et à ceux du monde entier, et pas seulement un vague imitateur du premier, ou un impuissant concurrent du second. Il est plus que temps que nos artistes se mettent sérieusement à découvrir et à apprendre ce qu’ils ignorent encore. Désormais on ne pourra plus leur pardonner leurs pédantes ignorances.

    Cette leçon amicale à la France prend un aspect encore bien plus admirable et incontestable, surtout en nos temps d’incertitude, dès qu’elle s’adresse à l’Europe entière : une des plus grandes œuvres de la musique française, honorée aussi brillamment sur des scènes allemandes par des artistes, allemands surtout, mais aussi européens : hollandais, polonais, autrichiens, bulgares, finlandais et turcs, et puis encore australiens et américains, cela consacre à la fois l’envergure supranationale de Berlioz, et conforte nos espoirs les plus chers en une Europe fière de sa grandeur culturelle. Nietzsche, l’autre grand européen après Heine et Berlioz, rêvait à la fin de sa vie d’une musique plus qu’européenne (eine übereuropäische Musik), capable de s’ouvrir à la gaieté sensuelle de l’Afrique. Il n’est pas exclu que, ce faisant, il n’ait pensé précisément aux Troyens de Berlioz !

    Un immense merci à l’Allemagne en général, et à Duisburg et Düsseldorf en particulier, de nous avoir aussi somptueusement réveillés !

Dominique Catteau
Délégué régional de
l’Association Nationale Hector Berlioz

De Duisbourg à Düsseldorf et de Troie à Carthage

Par Pierre-René Serna

Deutsche Oper am Rhein
Direction: John Fiore
Albert Bonnema (Éneé), Boris Statsenko (Chorèbe), Evelyn Herlitzius (Cassandre),
Jeanne Piland (Didon), Katarzyna Kuncio (Anna)

Le 29 octobre 2005

    Le Deutsche Oper am Rhein réunit sous une même bannière lyrique les villes allemandes de Duisbourg et Düsseldorf, distantes d’une petite trentaine de kilomètres. Le directeur général de l’institution en est Tobias Richter, par ailleurs actuel responsable du festival de Montreux.

    Grand spectacle de rentrée, les Troyens se répartissent comme il se doit entre les deux villes des bords du Rhin ; mais avec cette particularité que l’une accueille en matinée la Prise de Troie (ou les deux premiers actes de l’opéra de Berlioz), alors que l’autre s’attache en soirée aux Troyens à Carthage (ou les trois derniers actes). Le public est donc invité à profiter des autobus mis à sa disposition pour voyager de Troie à Carthage (que n’a-t-on pensé à des navettes fluviales sur le Rhin ? Dommage).

    Mais passant d’un théâtre à l’autre, l’éblouissement initial laisse peu à peu place à l’expectative, quand bien même demeurent identiques les artisans de la production. Dans le charmant petit théâtre néoclassique de Duisbourg, favorisé par l’acoustique, la palette sonore s’étend des mille détails d’une partition qui en fourmille, jusqu’à une puissance saisissante, pour aboutir à un impact proprement terrifiant. La terreur est pareillement sur scène, atteignant son paroxysme dans l’holocauste visuellement signifié au deuxième acte. Si l’on sait que le décor unique évoque les décombres d’une salle d’Antiquités de musée et son sous-sol en forme d’abri blafard, que les acteurs du drame sont vêtus à la façon de la soldatesque nazie (les Troyens assiégés) ou soviétique (les Grecs assiégeants), on songe aux réminiscences effrayantes que ces images peuvent susciter chez un public allemand. À l’Opéra de Düsseldorf plus vaste et anonymement daté des années 50, changement d’atmosphère. Le spectacle verse cette fois dans un contexte scénique bourgeois où défilent le symposium d’une instance internationale (l’Onu ?), la cuisine et le salon d’un pavillon de banlieue, la chambrée d’une caserne ordinaire. Christof Loy est un jeune metteur en scène qui jouit en Allemagne d’une renommée grandissante, marquée de multiples prix, et non usurpée. Son travail est ici, pour les deux volets, exemplaire de jeu d’acteurs et de rigueur dramaturgique. Mais à l’instar de ses confrères de ce côté du Rhin, il ne conçoit de restitution que placée dans notre époque actuelle – ou plutôt dans ces années 40 qui semblent comme une obsession parmi ces scénographes issus du courant brechtien. Mais à vouloir obstinément réactualiser, il est des écueils sur lesquels on finit par sombrer. Et les amours mythiques de Didon et Énée se perdent à vouloir être celles d’une midinette cinématographique. Musicalement, pour autant, les meilleurs ingrédients sont miraculeusement réunis. À une ou deux exceptions près (l’Énée tout à trac d’Albert Bonnema, ou l’Iopas bien peu élégiaque de Fabrice Farina, pourtant l’un des rares francophones du plateau), la distribution vocale s’avère parfaite de style et d’adéquation, particulièrement la Cassandre exacerbée d’Evelyn Herlitzius et la Didon souveraine de Jeanne Piland. La Philharmonie de Duisbourg, prise dans un tempo retenu mais allant, l’Orchestre symphonique de Düsseldorf, parcouru par une vivacité sans relâche, révèlent l’une comme l’autre, dans leurs murs respectifs, d’identiques vertus de déliés et de cohésion qui doivent assurément beaucoup à la baguette intensément habitée de John Fiore. Un grand de la direction d’orchestre, à n’en pas douter.

    Signalons que ces Troyens étaient quasiment intègres. Seules coupures à déplorer : les deux premiers ballets du quatrième acte. Mais étaient respectées la liaison orchestrale entre le duo Cassandre-Chorébe et la Marche qui suit, ainsi que la reprise dans la reprise du Chœur "Gloire à Didon" à la fin de la scène de célébrations au troisième acte, reprise omise si souvent et de façon dommageable. Remarquons aussi que ces dernières années les Troyens semblent prendre fermement pied en Allemagne, après Hambourg, Francfort, Dortmund, Munich, Leipzig, Mannheim, sans oublier Vienne et Salzbourg en Autriche…

    Petit avis personnel pour finir : parmi la trentaine de productions des Troyens que j’ai eu le privilège de voir au cours de quelque vingt ans, j’ai rarement connu deux premiers actes aussi saisissants.

Pierre-René Serna

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* Les trois premiers paragraphes ont été rédigés pour la revue Scènes Magazine.

Site Hector Berlioz crée par Michel Austin et Monir Tayeb le 18 juillet 1997; page Comptes-rendus de concerts créée en 1999; complètement remaniée le 25 décembre 2008.

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