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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 13 JUILLET 1859 [p. 1].

REVUE MUSICALE.

    Il y a en effet beaucoup à revoir dans notre monde musical, beaucoup à réformer, beaucoup à reprendre ; mais comme nos révisions seraient sans intérêt pour le lecteur, comme nos reprises seraient perdues et que les réformes n’amèneraient peut-être que des déformations graves, autant vaut s’abstenir du rôle de censeur et se borner à celui plus modeste désigné par les Allemands sous le nom de recenseur. La critique d’ailleurs est bien aise à cette heure de s’exercer à la campagne, sur le soleil qui brûle, sur l’herbe qui jaunit, sur l’ombre étouffante, sur le temps qu’il fait, sur celui qu’il devrait faire, sur l’univers et sur son maître, sans faire d’excursions au delà. La recension (je parle allemand) restée à la ville va donc se borner à exposer les faits théatricaux (je parle anglais), sans commentaires, sans éloges, s’il est possible, sans blâme, à plus forte raison ; simplement, platement. Voici l’état des choses : L’Opéra est fermé, c’est-à-dire le Théâtre-Lyrique est fermé ; l’Opéra, au contraire, ne fut jamais plus ouvert, et ni la chaleur de l’atmosphère, ni la froideur des exécutans, ne peuvent empêcher le public d’y courir. Herculanum fait toujours de l’argent (je parle parisien), Jovita fait de l’argent, tout fait de l’argent ; on donnerait un chef-d’œuvre qu’il ferait encore de l’argent. Mais l’administration de ce grand beau théâtre ne s’endort pas pour cela. D’abord elle nous prévient (je ne dis pas : Elle nous menace), elle nous prévient que plusieurs opéras italiens vont être admis aux honneurs de la traduction pour illustrer les débuts de trois cantatrices italiennes. L’une de ces grandes cantatrices est non seulement grande, mais fort belle. La stature n’y fait rien ; j’ai vu à Saint-Pétersbourg une jeune dame russe s’élevant de près de six pieds au-dessus du niveau de la Neva, et si étonnamment belle qu’à son entrée dans le salon du prince Y****, l’assemblée s’inclina comme si Junon en personne fut descendue de l’Olympe. Mais ce ne fut que la distraction d’un instant ; ce soir-là, les hommes étaient et devaient être en cravate blanche, et comme j’en avais seul une noire, tout le monde recommença bien vite à me regarder. Et donc déjà (je parle russe), voici Mme Vestvali, la belle grande cantatrice, pourvue.

    Les deux autres, deux sœurs, dont je ne sais ni la hauteur, ni la beauté, ni le talent, ni le nom, savez-vous (je parle belge), ne tarderont pas à vocaliser sur ses traces. Mme Vestvali a demandé les Capuletti de Bellini complétés par Vaccaï ; les Capuletti sont à l’étude. Les deux sœurs divines (je parle italien) veulent la Semiramide, on leur offrira la Sémiramis. Méry travaille à la traduction du livret, et il adaptera de si beaux vers à la musique de Rossini, un poëme si doux, si sonore en même temps, si harmonieux et si coloré, que les deux étrangères croiront chanter de l’italien. Caramba ! (je crois que je parle mexicain) il n’y a rien de tel que de passer pour une cantatrice, grande, petite ou médiocre ! tout vous est acquis, tous vous sont soumis. Vous demandez des chefs-d’œuvre, et l’on vous en donne comme s’il en pleuvait ; on n’en aurait pas qu’on en ferait faire sur-le-champ, quelle que soit l’aversion bien connue des directeurs en général pour ce qu’on nomme des chefs-d’œuvre. Dans ces occasions solennelles, les directeurs ne se connaissent plus, ils se livrent à toutes sortes d’extravagances ; et l’on pourrait dire de chacun d’eux ce que Méphistophélès dit de Faust : « Un pareil fou amoureux serait capable de tirer en l’air le soleil, la lune et les étoiles, comme un feu d’artifice, pour le divertissement de sa belle. »

    Par Hercule ! (je parle latin) Mlle Cruvelli demanda bien un jour qu’on la fît débuter dans la Vestale de Spontini, et sur l’autel de la diva la pauvre sublime vestale fut aussitôt immolée.

    Mais voici une tout autre affaire, où l’on doit voir la preuve que les actes administratifs se suivent sans se ressembler. S. A. le duc de Cobourg fait représenter cette année en Allemagne un grand ouvrage en cinq actes de sa composition (Diane de Solanges), dont le succès a retenti jusqu’à nous. On parle beaucoup de le mettre en scène à l’Opéra de Paris. Cette fois l’œuvre ne sera pas représentée pour une cantatrice ; on cherche au contraire une cantatrice pour l’œuvre, et l’on songe, dit-on, à engager Mme Stoltz.

    Le rôle principal de ce grand ouvrage exige une voix puissante et sympathique, une ardeur contenue d’abord et ensuite les élans de la passion la plus vive. Certes Mme Stoltz est plus qu’aucune autre artiste dans les conditions voulues ; sa voix, dont le caractère se rapproche décidément de celui de la voix de contralto, a des accens dramatiques d’une puissance incomparable et des effets de demi-teinte pleins de poésie ; elle est propre à la fois à l’expression des mouvemens violens de la passion et à celle des sentimens doux et calmes.

    Cette Diane de Solanges est une sorte de bohémienne choisie pour servir les intrigues du parti espagnol qui voulait, à la mort de Philippe, dominer en Portugal. On la croit propre à seconder cette politique, parce que Diane est belle, très intelligente, et surtout parce que son cœur semble ne devoir battre jamais, et que chez elle tout sentiment tendre est factice. Pourtant on se trompe, elle aime, et la lutte qu’elle soutient contre son âme pour en comprimer les élans et abuser ainsi ceux qui l’emploient, donne lieu à des situations aussi heureuses qu’inattendues. Et quand enfin, au cinquième acte, Diane, lasse et humiliée de la contrainte qu’elle s’est imposée si longtemps, laisse son amour faire explosion, le côté dramatique de l’œuvre se dévoile et un saisissant contraste s’établit entre cette partie du drame et les actes précédens.

    La grande artiste qui créa le rôle de Léonor dans la Favorite, celui de la Reine de Chypre et tant d’autres, est évidemment la seule aujourd’hui qui puisse donner à ce personnage de Diane de Solanges le prestige spécial dont les auteurs ont voulu qu’il fût entouré. Cette partition, dans laquelle S. A. le duc de Cobourg, au dire des critiques allemands, a largement développé les qualités qu’on a déjà remarquées dans celles de Casilda et de Sainte-Claire, est d’une richesse extrême. On y trouve aussi un rôle de ténor très important. La représentation à Paris d’un tel ouvrage, dans de telles conditions, ne peut manquer d’exciter le plus vif intérêt.

    L’Opéra-Comique vient de reprendre les Mousquetaires de la reine. Une action dramatique très savante, une charmante musique et les qualités éminentes du jeune ténor Montaubry donnent à cette reprise de l’un des meilleurs ouvrages de MM. de Saint-Georges et Halévy de grandes chances de succès. J’entends d’un succès durable, malgré les chances contraires que présentent les ardeurs de la saison ; car les représentations des Mousquetaires, à cette heure encore, sont fort courues. Montaubry s’y montre à fois chanteur habile, élégant, gracieux ; sa voix convient au rôle, le rôle convient à sa voix, et il joue d’ailleurs avec une aisance et un esprit rares.

    Quant au Théâtre-Lyrique, je l’ai déjà dit, il respire, il est fermé. Il prépare, pour sa réouverture, plusieurs surprises dont le public et les artistes lui sauront gré.

    Et le Pré Catelan, dont je ne vous ai pas parlé depuis si longtemps ! Le Pré Catelan tient plus que jamais son théâtre ouvert, ouvert à toutes les brises du soir, aux rayons de la lune, aux doux sourires des étoiles. Chaque soir un public, une foule, un peuple en remplissent la vaste enceinte, en garnissent les gradins fleuris. On y voit de très jeunes et très jolies danseuses espagnoles, qui dansent le pas espagnol (il n’y en a qu’un) sur l’air du boléro espagnol (il n’y en a pas deux), exécuté par un excellent orchestre d’instrumens à vent, dirigé par M. Riédel. Cet artiste remarquable, chef de la musique de la gendarmerie de la garde, fait entendre aux fêtes du Pré Catelan une vaste symphonie de sa composition intitulée : la Suisse, dont l’intérêt se soutient d’un bout à l’autre malgré ses énormes dimensions. Dans cet ouvrage, l’auteur a reproduit musicalement, souvent avec un grand bonheur d’expression, diverses scènes pastorales, religieuses et guerrières, parmi lesquelles nous citerons : le Serment des Suisses sur le Grutli, la Prière du soir et la Fête des Alpes.

    Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, tel est le titre d’un livre récemment publié par Liszt, et qui doit intéresser les lecteurs lettrés comme ceux dont la musique est l’étude exclusive. Personne autant que Liszt ne fut en position d’étudier de près et de comprendre complétement les mœurs de ce peuple étrange et les rudimens d’art qu’il possède. Liszt est né en Hongrie, il l’a habitée souvent, sinon longtemps. Il a donc pu sans peine être en quelque sorte dans l’intimité de ces farouches vagabonds, moins persécutés en Hongrie que partout ailleurs, dont il nous fait un portrait d’un si vif coloris et, probablement, d’une grande ressemblance.

    Ses aperçus sur la musique instrumentale des bohémiens de la Hongrie et sur la musique vocale des fameuses bohémiennes de Moscou, qu’il a connues également, sont on ne peut plus ingénieux. La comparaison que l’auteur établit entre les instincts musicaux des uns et des autres, et leur manière de vivre, l’horreur qu’ils éprouvent pour toute gêne, pour la moindre contrainte, pour tout ce qui peut ressembler à une règle, à une loi, explique fort bien la tournure particulière de leurs mélodies, les conflits de sons de leurs harmonies, et leur bizarrerie quelquefois charmante. Bien plus, et non sans raison, l’auteur, fouillant dans la pensée intime, dans les sentimens secrets, dans l’âme et dans le cœur de quelques individus de notre temps et qui passent pour fort civilisés, nous fait voir en eux plus d’un trait qui semble les rattacher d’assez près à la race des Zingari.

    « Si l’art bohémien, dit-il, en exprimant la révolte de l’âme contre toute compression et le bouillonnement torrentiel de ses désirs infinis, et le type bohémien, si dénué de toute idée de bienséance arbitraire, de tout frein extérieur, ont puissamment préoccupé les artistes et les poëtes, et sont devenus tellement populaires dans la haute société, qui, poltronne, effarée, fuit le moindre attouchement avec le Gypsy maudit, c’est qu’il faut que les propensions traduites dans son art, et régissant son existence lui soient moins exclusivement propres qu’il ne semblerait au premier coup d’œil. Il faut qu’il se rencontre dans toutes les sociétés des individus exceptionnels qui tendent à secouer aussi toute réglementation de leurs désirs ardens et véloces, de leurs souhaits éversifs ; seulement, comme l’atmosphère des civilisations froidit et étiole ces organisations dès leur enfance par ses exhalaisons détériorantes, elles y sont rares semées. Mais sous forme d’excentricité elles apparaissent au milieu de nous plus fréquemment peut-être que nous ne le croyons. »

    La partie historique de ce livre décèle en outre la patience des investigations de l’auteur et la sagacité qui ne lui a jamais fait faute. Tout dans ce volume est piquant, original, curieux, intéressant pour le musicien, pour le poëte, et plus encore pour le philosophe. Le succès ne peut lui manquer.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er septembre 2009.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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