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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 19 OCTOBRE 1855 [p. 1-2].

REVUE MUSICALE.

Théâtre de l’Opéra-Comique. — Première représentation de Deucalion et Pyrrha, opéra en un acte de MM. Jules Barbier et Michel Carré, musique de M. Montfort. — Etudes pour le piano, par M. Méreaux. — Les Chants de l’Armée, par M. Kastner. — Henri Heine. — La reine Pomaré et ses couronnes.

    La statistique n’est pas encore assez avancée, dit-on, pour qu’il soit possible d’établir, même approximatiment, quel est le nombre des peintres essayant d’exister à Paris ; telle est leur multitude.

    Il n’en est pas de même des compositeurs d’opéras-comiques. Ils sont beaucoup moins nombreux, et la science peut dire avec certitude qu’il n’y en guère à cette heure dans Paris que dix mille tout au plus. Cette différence est d’autant plus singulière, que les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millièmes des peintres meurent de faim, tandis que la moitié au moins des compositeurs vit très passablement. Pourtant on peut espérer que cette rareté des auteurs d’opéras-comiques, rareté que chacun remarque et dont il y a lieu de gémir, ne sera pas de longue durée. Déjà le Théâtre-Lyrique en a fait surgir un assez bon nombre et des plus laborieux ; bientôt sans doute l’ouverture d’une cinquième scène du même genre, dont le besoin se fait si rudement sentir, viendra permettre à la foule des génies comprimés de se produire, et les lacunes que nous signalons dans les rangs de notre mélodieuse armée seront comblées.

    En attendant voici le second opéra-comique nouveau qu’il nous aura été donné de signaler pendant les trois mois qui viennent de s’écouler. Deux ouvrages en quatre-vingt-dix jours ! avouons que c’est peu, très peu, et qu’il y a lieu de s’inquiéter.

    Deucalion et Pyrrha n’est d’ailleurs qu’un opéra en un acte ; mais il est en vers et assez amusant. La scène représente un paysage désolé, des champs inondés, des arbres renversés, des ruines. Un homme, seul débris apparent d’un immense désastre, paraît en barque, c’est Arlequin.

    Persuadé que ce déluge, auquel il échappe à grand-peine, a détruit toute l’espèce humaine, il se demande comment il pourra perpétuer sa race,

Si Jupiter ne sauve en même temps
    Une mère pour ses enfans.

    Et comment vivre d’ailleurs ?…

    Tout vient à point à qui sait attendre. Il n’a pas plutôt récité une centaine de jolis vers que voici venir Colombine. Arlequin la prend pour une Naïade et lui débite force protestations d’amour. Mais la faim ! la faim ! cette mauvaise conseillère, que va-t-elle leur mettre en tête ?… Heureusement les eaux en se retirant déposent sur le sable une assez grosse valise ; les deux naufragés y trouvent, entre autres choses, une bouteille pleine et un pâté. Ils déjeunent. Tout en mangeant, Arlequin, en sa qualité de savant, compare le nouveau déluge à la catastrophe qui déjà une première fois menaça d’anéantir le genre humain.

    Arlequin est le nouveau Deucalion, Colombine est Pyrrha. Peut-être les dieux voudront-ils renouveler le prodige qui permit à cet illustre couple de repeupler la terre. « Essayons, disent-ils, du moyen que l’ancien Deucalion employa. » Et les voilà tous les deux à rassembler en tas des pierres de diverses grosseurs, puis à les jeter par-dessus leur épaule sans regarder en arrière, suivant la tradition mythologique. A peine se sont-ils livrés quelques instans à cet exercice, qu’une foule de filles et de garçons, s’introduisant sans bruit derrière les deux créateurs, ont l’air de sortir de terre en effet d’une façon miraculeuse. Ces habitans d’un village voisin, cachés dans un bois, écoutaient depuis une demi-heure les extravagances débitées par nos deux fous. L’inondation prise par Arlequin pour le déluge universel n’était que le résultat de la rupture de la digue d’un étang. Les eaux se sont paisiblement écoulées, tout est rentré dans l’ordre. Arlequin épouse Colombine, curieux de savoir apparemment s’il n’est pas possible de peupler un pays autrement qu’en y jetant des pierres.

    La partition de M. Mon[t]fort est gracieuse et bien faite. Elle n’a pas d’autre ambition que celle que légitime le sujet. Cette musique élégante ne fait ni grands cris, ni gestes outrés, elle ne blesse aucune convenance, ne dit ni sottises ni mots prétentieux, on aime à l’écouter. Ce mérite est rare !

    L’introduction instrumentale qui remplace l’ouverture est du genre tragico-bouffon, mais sans aller jusqu’à la charge musicale. Cela est bien écrit, bien conduit ; les harmonies en sont claires et vibrantes, et le solo de flûte qui s’y trouve, solo joué par M. Brunot d’une admirable façon aux grands applaudissemens de l’auditoire, a beaucoup de charme mélodique et de distinction. L’air « Comme un léger batelet » est joli et bien instrumenté. Celui « Ah ! quel voyage ! » est plutôt piquant que gracieux. Mais il y a au contraire un charme purement mélodique dans le duo :

Soyons indulgente.

    Un autre air encore de Colombine est bien dessiné, mais peu original ; il a fait moins de sensation que le duo suivant :

Entassons les os
De notre grand’mère.

    Mocker et Mlle Lemercier ont rivalisé d’entrain, et, chose bien plus rare, de bon goût dans l’exécution des deux rôles d’Arlequin et de Colombine, dont il serait si facile de faire une insupportable pantalonnade. La pièce et les acteurs ont obtenu un joli succès.

Grandes études pour le piano, en soixante caprices caractéristiques, dans le style libre et dans le style sévère, par M. Amédée Méreaux.

    L’auteur de ce recueil n’a pas voulu écrire des pièces brillantes pour le piano, destinées à faire valoir dans les salons ou dans les concerts l’habileté des virtuoses fashionables. Il n’a pas eu pour but de faire une œuvre à la mode ; il a consacré de longs travaux d’observation, de professorat, d’exécution instrumentale et de science musicale à la conception et à la réalisation d’un ouvrage incontestablement utile : utile à l’enseignment spécial du piano et au développement des idées musicales des élèves. Sous ce double point du vue, ces études nous semblent appréciées avec beaucoup de justesse et de justice dans les passages suivans extraits du rapport de l’Institut et de celui du comité du Conservatoire, qui en a proposé l’adoption pour les classes de cet établissement :

    « Ainsi que le titre de l’ouvrage l’annonce, ces caprices caractéristiques, indépendamment de leur tendance sérieuse et convenable à des études pratiques de perfectionnement, ont une grande valeur artistique et un mérite musical qui permettent de les considérer comme des morceaux de concert. »

    « ….. Tous les elémens constitutifs d’un talent réel sur le piano doivent être obtenus par l’étude et la pratique de ces morceaux, où M. Méreaux a su réunir la science et l’imagination du compositeur et les procédés les plus ingénieux et les plus variés de l’exécution. » (Rapport de l’Institut.)

    « ….. L’auteur de cet ouvrage y a montré l’expérience du professeur et le talent du compositeur. Dans ses soixante caprices il a résumé, sous des formes brillantes, toutes les difficultés sérieuses de l’art du piano. L’ouvrage de M. Méreaux se place donc au premier rang de ceux dont l’enseignement profite et s’honore. » (Rapport du comité des études du Conservatoire.)

    L’auteur, en effet, s’était proposé la solution d’un problème difficile, celui d’adoucir la sévérité, ou, pour mieux dire, l’âpreté du travail sans lequel on ne peut devenir maître du clavier, en revêtant chacun des exercices d’une forme mélodique élégante, expressive et gracieuse jusque dans les développemens scientifiques auxquels le thème principal est soumis. Dès le début il donne un témoignage frappant du mérite particulier de son travail. Dans ses cinq premières études, qui forment une théorie pratique de l’indépendance des cinq doigts de chaque main, il a su dérober la sécheresse de l’exercice sous les fleurs de la fantaisie.

    La première étude, consacrée au mouvement continu du pouce, est en outre une étude de style, un morceau d’une mélodie élégante et richement accompagnée.

    La deuxième, dans laquelle l’articulation du second doigt est toujours en activité, appartient au genre symphonique ; son allure est vive et chaleureuse.

    La troisième, où la force et la souplesse du troisième doigt sont continuellement exercées, est une étude de genre, d’une couleur gothique, avec laquelle la mélodie large de la second reprise dans le mode majeur forme une heureuse opposition.

    La quatrième, étude symphonique, a pour but d’obtenir l’indépendance du quatrième doigt. Le sentiment dramatique et l’effet pour ainsi dire orchestral sont tout à fait dominans.

    La cinquième (campanella), étude de genre, exerce le mécanisme de répétition du cinquième doigt : c’est une scène pastorale où la clochette accompagne de son tintement perpétuel une sorte de chœur de bergers.

    Ce que nous venons de dire pour ces cinq premières études est applicable à toutes les autres. L’auteur, en sa double qualité de virtuose et de compositeur, a successivement et simultanément abordé toutes les questions du mécanisme du piano et traité tous les genres de style, toutes les différentes espèces de composition musicale qui s’y rattachent.

    Nous signalerons pour l’indépendance du doigté, en outre des cinq premières dont nous avons déjà parlé, la 7e en sol, la 39e en sol dièse mineur, la 60e en ut majeur ;

    Pour le passage du pouce : la 12e, la 14e et la 57e en fa mineur ;

    Pour l’extension, la rapidité, la bravoure, la 24e en ut majeur, la 46e (il trillo), la 83e, où il s’agit de la grande extension de double octave ;

    Pour le rhythme, les 7e, 17e, 29e et la 31e en si bémol mineur ;

    Pour le style lié, la 6e, fugue mélodique ; la 8e, où les cinq doigts de la même main font un chant soutenu pendant lequel ils enveloppent ce chant dans un accompagnement d’arpéges ; la 16e en majeur à quatre parties chantantes et contre-pointées ;

    Enfin pour le style libre ou idéal, la 9e (barcarole), la 11e (scherzetto) et toutes celles intitulées : ballada, scherzo, romance, tarentelle ; et la 30e en la bémol mineur, élégie avec accompagnement d’un petit orchestre ainsi composé : clarinette basse concertante, quatre violoncelles, deux altos, quatre cors et une contre-basse.

    Au point de vue de l’éducation musicale des éleves pianistes déjà à peu près maîtres des principales difficultés de mécanisme du clavier, ces études ont pour but de faire acquérir les qualités nécessaires à l’interprétation fidèle et intelligente des chefs-d’œuvre de l’école classique, c’est-à-dire de celles de Clementi, de Mozart, de Beethoven, et de donner en outre à leur exécution cette fougue, cette hardiesse énergique exigées par les formes et les combinaisons orchestrales ajoutées par la nouvelle école aux ressources déjà si variées du piano.

Chants de l’Armée, PAR M. G. KASTNER.

    Puisque j’en suis aujourd’hui à signaler aux amis de la musique les œuvres à la fois utiles et belles, je me garderai d’oublier le nouveau recueil que M. Kastner vient de produire sous le nom de Chants de l’Armée. Il avait déjà, l’an dernier, publié un travail du même genre (les Chants de la Vie), mais cet ouvrage, destiné aux sociétés chorales, contenait certaines difficultés d’exécution qu’il a dû soigneusement éviter dans ce nouveau recueil, spécialement consacré aux soldats. L’auteur a su néanmoins répandre dans sa composition un grand intérêt, grâce au tour original de la mélodie et à une harmonie pleine et colorée.

    Les paroles de ces chants, choisies avec soin, font appel à tous les sentimens chevaleresques et patriotiques. La collection se compose de vingt-trois morceaux, dédiés aux diverses armées. Il serait fort à désirer que ces nobles chants parvinssent à se répandre dans l’armée aux lieu et place des refrains de corps de garde.

    L’ouvrage est précédé d’un aperçu historique sur les chants militaires des Français, traité par M. Kastner avec le savoir et la sagacité qui caractérisent toujours ses recherches rétrospectives sur l’art musical, et qu’on remarque surtout dans son Manuel de musique militaire. Ici ce n’est plus de la musique instrumentale, mais bien de la musique vocale guerrière que l’auteur a entrepris d’écrire l’histoire, et il en signale les phases principales, depuis les époques les plus reculées de la monarchie jusqu’à nos jours. Les Chants de l’Armée obtiendront sûrement le succès dû à la pensée qui les inspira et à leur haute valeur musicale.

Henri Heine.

    Dans le fait, pourquoi nos soldats ne sauraient-ils pas la musique ? Nous avons bien des chanteurs de profession qui la savent. Aujourd’hui tout le monde s’occupe peu ou prou de ce pauvre bel art. Nous avons des poëtes-philosophes qui lui consacrent dans leurs œuvres des pages entières et qui ne déraisonnent pas beaucoup plus en en parlant qu’une foule de gens à qui on ne saurait reprocher d’être philosophes ou poëtes. Voyez ce que vient d’écrire sur les musiciens modernes cet infatigable mourant, d’un si cruel et si charmant esprit, Henri Heine. Comment, privé comme il l’est depuis six ans du mouvement, de la vue et presque de la parole, a-t-il le courage de s’occuper de pareilles questions ? Comment son bras paralysé peut-il encore avec une si redoutable énergie fustiger les ridicules ? Où sa voix éteinte retrouve-t-elle parfois de si magnifiques accens ? Heine, dans l’état où il est, fait penser involontairement à ces apparitions de Macbeth, à ces têtes sortant de terre où leur corps est resté engagé.

    Heine, c’est un cerveau vivant sur un corps mort ; et ce cerveau, comme une machine électrique, lance des torrens d’étincelles dont le pétillement ravit, dont l’éclat éblouit, et qui portent en elles les plus terribles élémens de destruction.

    Mais c’est plus qu’un cerveau ; une partie au moins du cœur n’est pas morte ; car d’où naîtraient dans sa prose et dans ses vers ces élans de sensibilité qui charment lors même qu’ils sont mêlés d’ironie, si le cœur tout entier avait cessé de vivre ?… On ne peut lire sans éprouver la plus douloureuse oppression l’épisode de la cliquette de Saint-Lazare à la fin du second volume de l’Allemagne. C’est plus triste encore et plus touchant qu’original et que vrai. Quoi de plus navrant dans son noir découragement que ce passage des Poëmes et Légendes, diamans poétiques dont la traduction en prose française éteint nécessairement presque tous les feux ?…

« Mon corps maintenant est un cadavre où l’esprit est emprisonné. Maintes fois il se sent étouffé, il se démène, il est fou de fureur, il crie, il blasphème.
» Impuissantes imprécations ! ta malédiction la plus terrible ne tuera pas une mouche. Supporte ton sort et essaie de pleurnicher tout doucement et de prier. »

    Et ces souvenirs de jeunes amours, ces évocations éperdues de fantômes jadis adorés :

« ……. Enveloppe-moi de tes bras ; plus ferme, plus ferme encore ! Presse ta bouche sur ma bouche ; adoucis l’amertume de la dernière heure.
» Tu étais une blonde jeune fille, si gracieuse, si gentille — et si froide ! Vainement j’attendais l’heure où ton cœur s’ouvrirait pour laisser jaillir l’enthousiasme,
» L’enthousiasme de ces choses sublimes que le sens commun et la prose estiment peu, il est vrai, mais pour lesquelles tout ce qu’il y a de noble, de beau et de bon sur cette terre brûle, souffre et saigne. »

    Et encore cette exclamation de son Insomnie :

« Je ne brûlerais pas tant de revoir l’Allemagne, si ma mère n’y était pas. »

    Il serait facile de multiplier les citations de ce genre, et de prouver ainsi que la sensibilité profonde et vraie, refusée par beaucoup de gens à ce rare poëte, est au contraire une de ses qualités dominantes. Mais ces preuves seraient vaines pour ceux-là. Dans les productions de l’art la foule remarque toujours davantage les qualités et les défauts qui provoquent violemment son attention, et par suite le souvenir de ces défauts et de ces qualités est celui qui persiste. Heine passe pour un homme d’esprit dépourvu de bonté et de tendresse, parce que son esprit, prodigieux en effet, a des qualités agressives qui l’ont fait reconnaître tout d’abord, et qui excitent une sorte de crainte instinctive. Cet esprit qui brûle, mord, égratigne, déchire, écrase, éclate comme la foudre, siffle et coupe comme la bise d’hiver, a d’ailleurs de très hautes tendances, et c’est en s’élevant vers le ciel qu’il semble le menacer. C’est la puissance de projection, la traînée lumineuse, l’ardeur de destruction d’une fusée à la Congrève. On voit la pluie de feu de ses cruelles satires et on entend leur sifflement de loin. Il faut s’approcher et être pourvu de sens délicats pour découvrir le frais coloris et respirer le parfum des fleurs de son génie.

    Quant à ses bouffonneries plus ou moins hardies, elles ont parfois un tour si extraordinaire, une conclusion si inattendue, qu’on ne doit pas dire qu’elles provoquent, mais bien plutôt qu’elles arrachent l’éclat de rire.

    Je n’ai pas franchement abordé la question qui m’a servi de prétexte pour parler de Heine et de ses poëmes. J’aurais trop à dire là-dessus ; je répéterai seulement ici que Heine parlant de musique ne déraisonne pas plus, qu’il déraisonne même beaucoup moins que la plupart des poëtes. Il a évidemment le sentiment des grandeurs de cet art, sinon de ses finesses ; il a une idée des qualités qui constituent le style musical ; il ne prend pas des taupinières pour les Alpes, il est fort loin de s’agenouiller devant les petites idoles portatives de la popularité ; il aime avec passion Mozart tout entier, en avouant qu’une partie de l’œuvre de Beethoven lui échappe (malheureux poëte !) ; tout en faisant une caricature de la conversation et de la personne de Spontini, il reconnaît que ses grandes partitions dramatiques sont des monumens d’une imposante beauté ; il apprécie même avec beaucoup de sagacité la valeur de certaines œuvres de Mendelssohn et de Stephen Heller, le talent d’un grand nombre de virtuoses tels que Vieux-Temps, Ernst, de Bériot, Thalberg, Doehler. Je lui dois beaucoup aussi pour avoir fait de quelqu’un de ma connaissance une sorte de cyclope à peu près nécessairement dépourvu de sentimens humains (oubliant que Polyphème aima éperdument Galatée),…. Mais quand il vient nous dire…. que…. O triple poëte ! vous le voyez, je serais entraîné jusqu’aux antipodes par une telle discussion. Je me bornerai donc aux imprécations de ces enragés conspirateurs du Marais, qui après chaque conciliabule, se quittaient en répétant d’un air sombre :

    « Soyons prudens ! — Taisons-nous ! — Laissons faire au temps ! »

A Sa Majesté Aïmata Pomaré, reine de Taïti, Eïmeo, Ouahine, Raïatea, Bora-Bora, Toubouaï-Manou et autres îles, dont les œuvres viennent d’obtenir la médaille d’argent à l’Exposition universelle.

Majesté, reine gracieuse,

    Exposition bientôt finie. Nos amis les juges du concours des nations et moi bien contens.

    Beaucoup souffert, beaucoup sué, pour entendre et juger les instrumens de musique, pianos, orgues, flûtes, trompettes, tambours, guitares et tamtams. Grande colère des juges contre les hommes des nations fabricans de pianos, orgues, flûtes, trompettes, tambours, guitares et tamtams.

    Les hommes des nations vouloir tous être le premier et tous demander que leur ami soit le dernier ; offrir à nous de boire de l’ava, d’accepter des fruits et des cochons. Nous juges très fâchés, et pourtant, sans fruits ni cochons, bien dit quels étaient les meilleurs fabricans de pianos, orgues, flûtes, trompettes, tambours, guitares et tamtams. Ensuite quand nous avoir bien étudié, examiné, entendu tout, nous, les vrais juges, être obligés d’aller trouver d’autres juges qui n’avaient pas étudié, examiné ni entendu les instrumens de musique, et de leur demander si nous avions trouvé les vrais meilleurs. Eux répondre à nous que non. Alors nous encore une fois très en colère, très fâchés, vouloir quitter la France et l’Exposition.

    Puis redevenir avec les autres juges tous tayos, tous amis ; et pour nous rendre notre politesse, ceux-là qui avaient bien examiné, bien étudié, les mérés (1), les maros, les prahos, les tapas, les couronnes, exposés par les gens de Taïti, nous demander s’ils avaient bien fait de donner le prix à la Taïti-Ouna (2). Nous, bons garçons, qui ne savions rien, répondre tout de suite que oui. Et les juges décider qu’une médaille d’argent serait offerte à Majesté gracieuse, pour les couronnes en écorce d’arrow-root que belle reine a envoyées à ces pauvres hommes d’Europe qui n’en avaient jamais vu. Alors aller tous kaï-kaï, tous manger ensemble ; et pendant le déjeuner, les juges des nations beaucoup parler de gracieuse Taïti-Ouna, demander si elle sait le français, si elle a plus de vingt ans….. Les juges des nations, même les ratitas (3), bien ignorans ; pas connaître un seul mot de la langue kanake, pas savoir que gracieuse Majesté s’appeler Aïmata, être née en 1811 (moi rien dire de cela), avoir pris pour troisième mari un jeune arii (4), favori de votre père Pomaré III, qui lui donna son nom par amitié. Ne pas se douter que po veut dire nuit et maré tousser, et que votre arrière grand-père Otou, ayant été fort enrhumé et toussant beaucoup une nuit, un de ses gardes avait dit le lendemain : « Po maré le roi » (le roi, tousser la nuit), ce qui donna l’idée à S. M. de prendre ce nom, et de s’appeler Pomaré Ier.

    Les hommes de France savoir seulement que reine gracieuse avoir quantité d’enfans, et eux beaucoup rire de ce que gracieuse Majesté ne veut pas porter des bas. Eux dire aussi que belle Ouna trop fumer gros cigares, trop boire grands verres d’eau-de-vie, et trop souvent jouer aux cartes seule, la nuit, avec les commandans de la station française qui protége les îles.

    Après déjeuner, juges des nations monter ensemble dans les galeries du palais de l’Exposition, pour voir l’ouvrage de vos belles mains, auquel ils venaient de donner le prix sans le connaître, et trouver aussitôt l’ouvrage charmant, et convenir que les couronnes de Taïti bien légères sont pourtant bien solides, plus solides que quantité de couronnes d’Europe.

    Les juges des nations, aussi bien les arii (5) que les boué-ratiras (6), recommencer en descendant à parler de belle reine et de la médaille d’argent qu’elle pourra bientôt pendre à son cou ; et chacun avouer qu’il voudrait bien être une heure ou deux à la place de la médaille. Très bon pour belle Ouna-Aïmata que soit pas possible, car nous juges des nations tous bien laids.

    Pas un tatoué, pas un comparable aux jeunes hommes de Bora-Bora, encore moins au grand, beau, quoique Français, capitaine qui commandait le Protectorat il y a trois ans, et qui, convenez-en, protégeait si bien.

    Adieu, Majesté gracieuse, les tititeou teou (7) de l’Exposition sont occupés déjà à faire la médaille d’argent, et jolie boîte pour l’enfermer avec beaucoup gros longs cigares et deux paires de bas fins brodés d’or. Tout sera bientôt en route pour les îles.

    Moi avoir voulu d’abord écrire à Ouna-Aïmata en kanak, mais ensuite pas oser, trop peu savant dans la douce langue, et écrire alors simplement en français comme il est parlé à Taïti.

    Nos ioreana (8) et nos bonnes amitiés aux amis Français du Protectorat ; que rien ne trouble vos houpas-houpas (9), et que le grand Oro (10) vous délivre de tous les Pritchards. Je dépose deux respectueux comas (11) sur vos fines mains royales, et suis, belle Aïmata, de Votre Majesté, le tititeou-teou.

HECTOR BERLIOZ,
l’un des juges des nations.

    Paris, le 18 octobre 1855.

    P. S. J’ai oublié de dire à gracieuse Majesté que les bas brodés joints à la médaille et aux cigares peuvent se porter sur la tête.

(1) Massues, tabliers, pirogues, nattes.
(2) Reine de Taïti.
(3) Les nobles.
(4) Chef.
(5) Les chefs.
(6) Les cultivateurs, les propriétaires.
(7) Serviteurs.
(8) Salutations, bonjour.
(9) Menus plaisirs.
(10) Dieu.
(11) Baisers.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 mai 2010.

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