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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 27 AOUT 1852 [p. 1].

Inauguration de la statue de Lesueur à Abbeville.

    Nous avons eu souvent l’occasion de parler de ce maître français auquel sa ville natale vient de rendre un si juste hommage ; mais ses œuvres sont aujourd’hui rarement entendues ; peu de personnes les connaissent, et elles diffèrent tellement d’auteurs par leur caractère de tout ce dont on s’occupe en musique à notre époque, qu’on ne doit pas trop craindre, à propos de Lesueur, de tomber dans des redites inutiles.

    Ce qu’il fit ne ressemblait pas plus à ce qu’on faisait de son temps qu’à ce que l’on fait aujourd’hui ; et cela se conçoit. Tout chez Lesueur procédait d’un corps de doctrines musicales, philosophiques, religieuses, qu’il était seul à professer, et que ses contemporains néanmoins se sont accordés à respecter, à ne jamais mettre en discussion. De là la sérénité rêveuse de sa pensée et son tranquille développement dans l’espèce de Thébaïde qu’elle avait choisie pour retraite.

    L’enfance de Lesueur se passa dans les temples. Il fut enfant de chœur comme Grétry et beaucoup d’autres célèbres compositeurs, et c’est dans une maîtrise qu’il apprit, avec la musique, les langues anciennes, l’histoire, et qu’il reçut quelques notions des sciences exactes. Ses premiers travaux eurent la musique religieuse pour objet ; il écrivit des motets, des oratorios, des messes, et obtint au concours une place de maître de chapelle. Dans ses premiers essais, on trouve déjà les qualités spéciales de style qui devaient plus tard dominer dans son œuvre entière. Ce sont une tendance incessante vers la simplicité, l’amour des harmonies consonnantes, et cette lenteur dans la succession des accords, cette sobriété d’ornementation mélodique qui accusent dans Lesueur une préoccupation constante des phénomènes de la résonnance et font de lui bien moins un maître de chapelle proprement dit qu’un maître de cathédrale, un musicien destiné à parler de loin à la foule et à ne lui dire que de ces grands mots qu’elle entend, qu’elle croit comprendre et qui la satisfont. Peut-être n’eût-il jamais désiré écrire pour le théâtre s’il n’eût été troublé et interrompu dans ses pieuses contemplations par les coups pressés de la foudre révolutionnaire.

    Il y débuta de bonne heure par l’opéra de la Caverne qui obtint un éclatant succès et dont les chœurs sont restés des modèles d’originalité et de sombre énergie. Il est vraiment inexplicable que cette partition, où se trouvent, en outre de ces chœurs monumentaux, une foule de morceaux charmans et curieux, n’ait pas été remise en scène depuis un si grand nombre d’années. Il y a trois théâtres lyriques à Paris ; ils ouvrent journellement leurs portes aux plus insignifiantes productions, et pas un ne s’aviserait de rendre à la génération actuelle cet opéra dont on lui parle sans cesse et qu’elle ne connaît pas.

    A la Caverne succéda Télémaque, sujet antique dans lequel Lesueur essaya pour la première fois de faire usage des notions qu’il croyait posséder du style musical des anciens Grecs. Le public ne tint aucun compte de toutes les recherches archéologiques de l’auteur, et la musique de Télémaque réussit comme si elle eût été écrite dans le style moderne par un maître profondément ignorant des modes hypo – dorien, éolien, du nome dactylico spondaïque, et de la mélopée basse, ou mésoïde. L’opéra de Paul et Virginie, composé par Lesueur à peu près à la même époque, eut un certain nombre de représentations, malgré la niaiserie du livret dans lequel l’immortel poëme de Bernardin est indignement travesti. La partition de Paul et Virginie contient un morceau qui pendant longtemps figura dans tous les grands concerts officiels de Paris ; je veux parler de l’hymne au soleil des sauvages (les sauvages de l’île de France !!!) ; on y trouve aussi un ravissant duo et un très bel air de Paul.

    A ces trois opéras succéda bientôt celui des Bardes, opéra en cinq actes, composé d’après le poëme de Macpherson, que Lesueur ainsi que ses contemporains attribuaient sérieusement à Ossian. Lesueur n’obtint pas sans de grandes difficultés la mise en scène de cet ouvrage, et ce ne fut qu’après en avoir fait entendre des fragmens dans un concert qu’il y parvint. On sait la protection spéciale que Napoléon accorda à l’opéra des Bardes et à son auteur ; nous ne croyons pas devoir répéter encore les anecdotes célèbres qui se rattachent au succès de cet ouvrage. La dernière partition de Lesueur représentée à l’Opéra fut la Mort d’Adam, espèce d’oratorio biblique peu fait pour la scène, et qui ne s’y maintint pas longtemps.

    La tragédie lyrique d’Alexandre à Babylone, poëme de Baour-Lormian, que Lesueur a laissée en portefeuille, n’a pas encore été entendue en public.

    Le nombre des compositions religieuses de ce maître est considérable : elles formèrent, pendant le règne de Louis XVIII et pendant celui de Charles X, le fonds du répertoire de la chapelle royale des Tuileries. On y trouve, avec des messes solennelles conçues dans les plus vastes proportions, des oratorios bibliques tels que Debora, Rachel, Noemi, Ruth et Booz, moins développés et écrits plus spécialement pour le petit nombre d’exécutans dont se composait la chapelle royale, puis les oratorios de Noël, ceux du sacre, trois Te Deum, des cantates religieuses, etc., etc.

    Mais l’œuvre qui semble avoir été la préoccupation de toute la vie de Lesueur, celle qui lui a coûté le plus de travaux de toute espèce, est à cette heure encore complétement inconnue. C’est le Traité sur la musique des anciens Grecs, dans lequel Lesueur s’efforce de prouver que ces maîtres dans tous les arts avaient de la musique, dans le sens que nous attachons à ce mot, une connaissance complète, approfondie, et qu’ils employaient l’harmonie (ou la science des sons simultanés) aussi bien que nous le faisons aujourd’hui.

    Ce grand ouvrage n’est pas publié.

    Lesueur fut successivement directeur de la maîtrise de la cathédrale de Dijon, de celles de la Sainte-Chapelle et de Notre-Dame de Paris, puis surintendant de la chapelle de Napoléon, de celles de Louis XVIII et de Charles X. Il occupa longtemps la chaire de professeur de composition au Conservatoire, et forma de nombreux élèves, parmi lesquels plusieurs ont remporté le grand prix de Rome et se sont fait un nom dans l’art musical.

    La cérémonie à laquelle a donné lieu l’inauguration de la statue de Lesueur à Abbeville a eu tout l’éclat qu’on pouvait souhaiter. Un grand nombre d’artistes, de savans, d’hommes de lettres et une députation de l’Institut y assistaient. Des discours ont été prononcés par le maire d’Abbeville, par le sous-préfet, par M. Caristie, président de l’Académie des Beaux-Arts, et par M. Elwart, élève de Lesueur. On y a entendu une cantate de circonstance dont M. Ambroise Thomas, également élève de Lesueur, a écrit la musique et M. Prarond (d’Abbeville) les paroles. Enfin la cérémonie, qui s’était ouverte par l’exécution de cet hymne en l’honneur du maître, s’est terminée par un chœur de son opéra de la Caverne, chanté par quatre cents voix d’hommes, et dont l’effet extraordinaire a fait éclater de toutes parts les applaudissemens.

THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation de les Deux Jaket, opéra comique en un acte, de M. Planard ; musique de M. J. Cadaux.

    Ces deux Jaket sont deux braves matelots qui, en partant pour aller faire le tour du monde, ont laissé chacun une fiancée. L’un est aimé sincèrement de la sienne, l’autre est moins heureux. Or, après deux ans, le bruit s’étant répandu que l’un des deux Jaket a péri dans un naufrage, Lucy, celle des fiancées qui n’aimait pas l’absent, en a conclu avec le plus vif empressement qu’elle était libre et que sans aucun doute le Jaket mort était le sien. La voilà donc heureuse de donner son cœur et sa main à un garçon de son village qu’elle aime. La petite Marguerite, l’autre fiancée, reste fidèle tant qu’elle peut à son Jaket, duquel néanmoins on n’a plus de nouvelles. Elle résiste de toutes ses forces aux obsessions d’un vieux veuf qui lui offre sa main, malgré le peu de foi que lui inspirent toutes les femmes et les fâcheuses expériences de son premier mariage. Wanderchnick, c’est son nom, ne cesse de railler le mari de Lucy sur sa prétendue félicité conjugale, et se reconnaît lui-même atteint et convaincu de folie, pour avoir l’idée de se remarier. Mais quoi ! il aime cette petite Marguerite ; il en est stupide ; et puis d’ailleurs, ainsi qu’une première épreuve le lui a démontré, « on n’en meurt pas ! » Il va donc convoler en secondes noces si Marguerite y consent. Mais elle est triste, elle hésite, elle espère toujours. Justement voici venir un étranger, un vieux savant, un botaniste, qui a entendu parler des Jaket dans ses voyages. Il s’introduit dans la maison de Lucy, se fait reconnaître d’elle et lui demande pour la nuit prochaine un rendez-vous, qu’elle accorde. Or ce colloque n’a pas été si secret que le méchant Wanderchnick n’en ait entendu quelque chose. Il devine le reste. Plus de doute, c’est l’un des Jaket qui est revenu ; c’est l’ancien amant de Lucy, aujourd’hui Mme Leehmann ; et voilà le brave Leehmann sur le point de devenir comme tant d’autres. Wanderchnick se frotte les mains, attend l’heure du rendez-vous, et va guetter les coupables. Il est en embuscade près d’une fenêtre qui permet de les voir, quand Leehmann s’approche à son tour, curieux de voir ce que le vieux drôle épie, et aperçoit sa femme, sa chère Lucy, aidant un jeune homme à sortir de sa chambre.

    Cri de désespoir, résolution de fuir, et de fuir sans vengeance. Leehmann est bon ; puisque ce jeune homme est l’un des Jaket qui avant lui aima Lucy, Leehmann ne peut lui en vouloir. Qu’ils soient heureux ! Wanderchnick, malgré ce nouvel exemple de la scélératesse des femmes, persiste à épouser Marguerite et va préparer sa noce. Mais tout s’éclaircit, Lucy n’est point coupable. Le Jaket survivant n’est pas le sien, mais bien celui de Marguerite. Apprenant à son retour au village que Marguerite était sur le point d’épouser Wanderchnick, il s’est déguisé pour approcher d’elle plus aisément et s’est mis sous la protection de Mme Leehmann pour l’aider à reprendre ses anciens droits et à rompre ce mariage. Le vieux railleur Wanderchnick est raillé à son tour ; Marguerite épouse son Jaket, Lucy, innocente et justifiée, n’en est que plus aimée de son mari ; tout le monde est content.

    Le rôle principal de cette petite pièce a été écrit évidemment pour faire ressortir le talent comique de Ricquier. L’acteur est fait pour le rôle, si le rôle est fait pour l’acteur, et l’un et l’autre sont d’une gaîté et d’une bouffonnerie incomparables. Voilà un véritable opéra comique ! La musique de M. Cadaux est fraîche, vive, pleine de grâce et de naturel. Il a eu le bon esprit de résister à l’entraînement d’un déplorable exemple, et d’instrumenter sa partition avec la réserve sensée dont les compositeurs nous donnent aujourd’hui de trop rares exemples. Dans une seule scène, M. Cadaux a employé la grosse caisse, et c’est dans celle où les voisins et voisines de Wanderchnick viennent donner à ce veuf qui veut se remarier un charivari. L’intention satirique du musicien est là évidente, ce qui n’empêche point que son chœur charivarique, bien conçu, bien conduit, et d’un effet dramatique, ne soit un des meilleurs morceaux de la partition.

    Il y a beaucoup de charme dans les couplets chantés par Lucy pendant la tempête. L’air du botaniste est bien fait et contient un joli thème de valse. Le mouvement du duo : « Ainsi que lui je suis soldat ! » est vif et dramatique. J’aime moins la romance de Leehmann. Mais il y a beaucoup à louer dans le dernier duo et dans un chœur qui lui succède, et dont les parties d’accompagnement sont malheureusement écrites un peu trop haut pour les violons. De là force notes fausses dans l’orchestre et un effet criard que j’engage l’auteur à faire disparaître. Cette faute, car c’en est une, est d’autant plus regrettable que partout ailleurs l’orchestre est habilement traité. Les instrumens à vent en bois (ce qu’on appelle à Paris l’harmonie) y jouent surtout un rôle intéressant et charmant, sans chercher néanmoins à détourner l’attention de l’auditeur de son objet principal.

    Meillet chante avec talent le rôle de Leehmann ; sa voix est un véritable ténor qui ne manque pas de timbre, et il sait s’en servir.

THÉÂTRE DE L’OPÉRA.

Début de Mlle Lagrua dans Robert-le-Diable.

    Après avoir longuement attendu l’occasion de se faire entendre dans un rôle développé et complet, Mlle Lagrua a pu paraître enfin dans celui d’Alice qui lui a valu un beau succès. La voix de Mlle Lagrua est d’une pureté, d’une fraîcheur et d’une étendue remarquables ; ses intonations sont toujours justes, elle attaque le son franchement, elle vocalise avec une grande facilité, ses ornemens sont de bon goût, il ne lui manque plus que ce je ne sais quoi qui donne à l’exécution musicale et dramatique l’entraînement, et qui ne s’acquiert qu’avec le temps et l’expérience du théâtre et de la vie.

    Elle dit avec un très bon style et beaucoup de charme le premier couplet de sa ballade : « Quand je quittai la Normandie. » Je trouve un peu trop prétentieuses les variations qu’elle a introduites dans la seconde strophe. Cela sent le travail et le maître de chant. Elle a eu de beaux mouvemens dans son duo avec Bertram au troisième acte, où Depassio l’a on ne peut mieux secondée. Elle est d’ailleurs toujours bien en scène, et sa pantomime est expressive, sans être jamais entachée d’exagération. Depassio, dont la voix de basse est des plus puissantes et des plus étendues qu’on puisse entendre, fait des progrès remarquables. Il chante sans effort, avec justesse, chaleur et bon sens ; cette dernière qualité est, selon moi, celle dont les chanteurs, en général, nous font aujourd’hui le mieux apprécier la rareté. Gueymard était en voix, il a abordé avec prudence le terrible duo : « Des chevaliers de ma patrie », et en est sorti à son honneur.

    L’ensemble de l’exécution de Robert-le-Diable était d’une mollesse et d’une médiocrité inqualifiables ; mais quoiqu’on dise qu’il n’est point de degrés du médiocre au pire, j’avoue avoir été révolté d’une façon toute particulière par l’exécution des chœurs infernaux et par leur infernal accompagnement dans la coulisse au troisième acte. Il est incompréhensible que d’aussi monstrueuses cacophonies puissent avoir lieu à l’Opéra. Ces cris de : Robert ! Robert ! poussés dans toutes sortes de tons et de diapasons divers, comme des hurlemens sauvages ; ces grognemens de trombones plus affreux encore, forment un ensemble où il est fort heureux que le grotesque l’emporte sur l’horrible, sans quoi le public, qui se contente de rire, pourrait se livrer à des manifestations courroucées, qu’il est toujours triste d’avoir à signaler dans un pareil théâtre.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 novembre 2010.

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