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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 25 FÉVRIER 1852 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation du Carilloneur de Bruges, opéra en trois actes, de M. de Saint-Georges, musique de M. Grisar.

    Vous croyez que c’est tout ! Hélas ! j’ai encore sur les bras deux autres productions nouvelles, représentées l’une et l’autre, et le même soir, au théâtre de l’Opéra-National. La première est en deux actes, la seconde en un acte seulement. Mais, en somme, ces six actes en valent bien dix pour la durée, et je ne sais comment je vais me tirer de tant d’evénemens, de tant de mariages, de tant d’amours qui s’entre-croisent, de ces cavatines qui vagissent, de ces cloches, de ces grosses caisses, de ces tambours qui retentissent, de ces cris éperdus d’enthousiasme, de ces ovations, de ces triomphes, de ces rappels, de ces averses de fleurs, de cet enchantement, de ce ravissement, de cet attendrissement permanent des parterres, redemandant, après le Carillonneur, « tous ! tous les chanteurs », après les Fiançailles des Roses, « tous ! tous les acteurs », et après la Poupée de Nuremberg, « tous, tous les farceurs, sans oublier les auteurs. » Ces cruels sont les seuls qui se soient obstinés à refuser au public la contemplation de leurs personnes augustes, mais leurs interprètes sont venus, tous, tous, on les a vus tous, tous, et admirés tous, tous, et applaudis indistinctement tous, tous, et adorés tous, tous, comme des dieux qu’ils sont tous, tous.

    Dieu veuille que je n’aille pas confondre ensemble des choses si dissemblables, fiancer le capitaine autrichien Achille avec la petite Flamande Mésangère et marier le carillonneur de Bruges avec la poupée de Nuremberg !

    Ce sonneur de cloches est un brave homme, patriote jusqu’aux oreilles inclusivement, qui devint sourd de désespoir en voyant jeter à terre par les Espagnols du haut du clocher de Bruges le drapeau brabançon. Depuis lors, Matheus, c’est son nom, ne carillonne plus ; ses cloches sont délaissées pour Béatrix, une aimable fille qu’il a, pour son neveu Van Bruck, et pour la petite Mésangère marchande de chansons, qui s’est mis en tête d’épouser celui-ci.

    Ces trois êtres ont concentré sur eux toutes les affections du vieillard. Au milieu des bourgeois flamands apparaissent de temps en temps une duchesse, Marie de Brabant, un gouverneur de Bruges, et un capitaine William ou Wilhem.

    Le gouverneur, qui régit la ville pour le compte des conquérans espagnols, et craint toujours de voir la duchesse aller hors des frontières leur susciter quelques embarras, s’attache aux pas de la pauvre princesse et n’a garde de la quitter des yeux.

    Celle-ci fait au contraire des efforts surhumains pour échapper pendant quelques instans à son Argus.

    Béatrix, sœur de lait de la duchesse, paraît aussi fort préoccupée des moyens de l’entretenir sans témoins.

    Van Bruck épie ces allées et venues, écoute aux portes, et inquiète tout le monde.

    Le sourd fait des coq-à-l’âne, et roule au milieu de l’intrigue en s’obstinant à croire sa fille éprise de Van Bruck, auquel elle ne songe point.

    Le fait est qu’il y a un secret. Ce secret, le voici : Marie de Brabant, que les Espagnols croient… libre, et dont la… liberté est chère aux Espagnols, a pourtant eu l’adresse de faire un mariage clandestin. De cette union est issu un enfant beau comme le jour, que les Espagnols feraient néanmoins mourir sans scrupule s’ils avaient le moindre soupçon de son existence. Ce prince Charmant est caché à quelques lieues de Bruges, dans un endroit nommé la Ferme des Roses. La bonne Béatrix, dévouée corps et âme à la princesse, veille sur le chérubin et va souvent le visiter. Vous voyez d’ici les conséquences de ses soins pieux. L’insupportable curieux Van Bruck a fini par surprendre la jeune fille en tête à tête avec le marmot ; le voilà persuadé qu’elle en est la mère. Celle-ci, recherchée en mariage par le capitaine Wilhem, a obtenu le consentement de Matheus, enfin désabusé sur les sentimens de Béatrix pour son grand cousin. Or pendant que Van Bruck étouffe sous le poids du fatal secret qu’il a découvert, une fête se prépare à Bruges ; que dis-je, une fête ! une kermesse, cette fête des fêtes chez les Flamands, et, mêlée habilement à cette kermesse, une conspiration va éclater. Les Espagnols ont eu la bonté de permettre au drapeau brabançon de figurer parmi les décorations de la kermesse. Matheus voit le cortége se développer sur la place voisine de sa maison, et en apercevant son cher drapeau, dont l’abaissement avait été naguère si fatal à son ouïe, il se fait en lui une telle révolution, la joie, l’orgueil national lui bouleversent le cerveau de telle sorte, qu’il retrouve instantanément la faculté d’entendre ! Amour sacré de la patrie, quelle action tu possèdes sur le nerf acoustique des carillonneurs ! En voyant son neveu Van Bruck en grande conversation avec un espion du gouverneur, un espion tout noir, nommé l’Infernal, le ci-devant sourd a la malice de ne rien témoigner de sa joie et d’assister immobile à la conférence. On ne se gêne point pour causer devant lui. Van Bruck, que l’Infernal fait boire, donne bientôt carrière à sa langue et explique la mélancolie que son co-buveur lui reproche, par la découverte affreuse qu’il a faite récemment de la maternité de Béatrix. « Dieu éternel ! s’écrie le sonneur, ma fille séduite ! déshonorée !… Lâche drôle ! tu en as menti ! — Ah ! ah ! mon oncle, vous m’étranglez ! mais je l’ai vue auprès de l’enfant, j’ai vu l’enfant auprès d’elle ! » Le père est au désespoir;  l’Infernal va faire son rapport, d’après lequel le gouverneur se permet de soupçonner quelque chose de plus grave que le déshonneur de Béatrix. Pour s’éclaircir au sujet de la qualité de l’enfant, il fait venir le capitaine Wilhem, fiancé de Béatrix, l’informe brutalement de l’accident, et lui demande ce qu’il compte faire. « Donner mon nom, rendre l’honneur à celle que j’aime, répond celui-ci, et confondre ses calomniateurs. »

    Wilhem, on le voit, a déjà été instruit de la vérité vraie par la princesse, qui n’a pu souffrir le spectacle du désespoir de sa sœur de lait, et s’est confiée à la loyauté du jeune militaire. Matheus a été mis, lui aussi, dans la confidence. Mais le public, la garnison, croient toujours à la faute de la jeune fille, et quand Wilhem paraît sur la place de Bruges, il est insulté par ses compagnons d’armes, qui lui reprochent d’épouser une fille déshonorée. Il persiste néanmoins, quitte à se mesurer ensuite, s’il le faut, avec tous les officiers de son régiment. Témoin de cette obstination inexplicable, chez un militaire surtout, le gouverneur, prenant à part la duchesse, lui donne à entendre que Wilhem ne paraissant pas croire sa fiancée coupable, il se pourrait bien que l’enfant appartînt à une autre femme que Béatrix, et que cette autre femme….. Béatrix voit le danger de la duchesse, le danger de l’enfant, le danger de la patrie, et, se dévouant complétement, elle déclare devant tous qu’elle ne peut accepter Wilhem pour époux, car la rumeur publique qui l’accuse d’être mère est fondée ; elle ne doit plus appartenir à un honnête homme. Grande sensation ! La kermesse continue ; mais Béatrix, réellement perdue dans l’opinion publique, est décidée à ne pas survivre à sa honte.

    Les conspirateurs flamands se sont ouverts cependant à Matheus, et l’ont chargé de sonner le tocsin à l’heure désignée pour la révolte. Wilhem, qui est Flamand et trempe en conséquence dans la conspiration, a chargé le cousin Van Bruck d’aller à l’heure dite replacer à la pointe du clocher le drapeau brabançon. Or Béatrix, qui n’ignore pas le grand coup qui va se frapper, et qui pense que le moment où elle pourra le plus aisément consommer son suicide est celui où la ville entrera en insurrection, écrit à son père qu’elle est résolue à mourir, et qu’elle se précipitera du clocher de Bruges au premier son de ses cloches. De sorte qu’au moment où le vieux Matheus ébranle d’un bras frémissant de joie le bourdon de 1’église de Bruges, la lettre de sa fille lui est remise ; il la parcourt d’un œil distrait, pousse un cri auquel un autre cri plus déchirant répond du haut du clocher. C’est Béatrix qui s’est précipitée !… Non, c’est Béatrix qui a été retenue au bord du précipice par Van Bruck le porte-drapeau. L’émeute éclate, les Brabançons triomphent, l’Espagnol fuit en tumulte, la duchesse de Brabant survient radieuse, avoue son mariage, présente son fils au peuple, et Wilhem épouse sa chère Béatrix, dont l’innocence et le sublime dévouement sont alors reconnus.

    Il y a énormément de musique dans cet opéra en trois actes qui dure quatre heures, et pourtant, contre l’usage des auteurs qui écrivent de longues partitions, M. Grisar ne s’est pas cru dispensé de faire une ouverture. Celle qu’il nous a donnée sort du moule adopté par la plupart des compositeurs de l’Opéra-Comique. Elle débute par un largo lugubre, dont la tristesse manque un peu de noblesse ; cela rappelle un peu trop les innocences persécutées, les cachots, les traîtres et les tyrans du boulevard. L’allegro est beaucoup mieux ; il contient une phrase de violon charmante, et les idées y sont bien disposées et mises en relief par une instrumentation sage et intelligente. L’auteur, ce me semble, a nui au plan de son ouverture en la terminant par une espèce de marche empruntée à la partition, et dont la présence soudaine détruit l’unité de pensée du morceau. Pourquoi y a-t-il en outre intercalé la fanfare de l’air de Figaro : « Non più andrai » ? Tout le monde connaît cette phrase de trompette ; on crie à la réminiscence, et rien n’était plus aisé que d’éviter cet inconvénient en combinant d’une autre façon les notes de l’accord parfait dont la fanfare se compose.

    Le chœur des femmes chantant un cantique à Notre-Dame-des-Bois ne m’a pas paru bien saillant : et les cloches qui se font entendre pendant la procession produisent avec l’orchestre et les voix de cruelles discordances. N’y aurait-il pas moyen de remédier à ce grave inconvénient ?….. Si on ne le peut, il vaut mieux que les cloches se taisent.

    L’air de Béatrice est plein d’expression, mélodieux, tristement charmant. Celui de Matheus a moins de valeur ; et malgré l’excellence de l’exécution de Battaille, il m’a paru un peu froid. On remarque bientôt après, dans un morceau d’ensemble, un agréable effet produit par trois voix de femmes dans un harmonieux pianissimo.

    Au second acte, le duo entre la duchesse et Béatrix est bien lancé ex abrupto ; il contient des détails pleins d’expression, contrastant heureusement par leur douceur avec la vigueur du thème qui les précède.

    La chanson avec éclats de rire de Mésangère est une fraîche et charmante fantaisie vocale ; rien n’est plus fin, plus coquet et plus gracieux que la phrase finale commencée sur les ha ! ha ! ha ! ha ! de la petite rieuse. La combinaison du trait vocal chromatique descendant, répondant à un dessin semblable ascendant de la flûte, est en outre très heureuse, et les deux timbres s’unissent si bien à leur point de jonction, qu’on croirait volontiers que la flûte continue quand la voix lui succède, et réciproquement. La phrase vocale du rire est ensuite reprise par les violons avec une intention dramatique bien motivée et piquante. Il faut louer le trio suivant, et surtout le passage : « Dieu veut qu’on pardonne ! » dont la mélodie et l’instrumentation sont excellentes. Il y a là un judicieux emploi des accords parfaits dans l’orchestre, pendant que le vieux Matheus lit la Bible. Il ne me reste qu’un très vague souvenir de l’air du vieillard retrouvant l’ouïe, et du chœur des buveurs. J’aurai besoin de les réentendre. Le final, au contraire, m’est très présent, et je regrette de dire que son andante n’est qu’une imitation inutile des andante de ce genre, dont la forme fut mise en circulation par Donizetti, et dont le plus beau modèle se trouve dans la Lucia de ce maître. Quant à l’allegro, il est vigoureux, dramatique même, mais sans forme précise ; on n’y voit pas une idée présentée, suivie, développée. On n’y trouve que des harmonies violentes, des effets d’orchestre et de voix énergiques ; le morceau de musique proprement dit est absent.

    Dans la scène de la taverne, au troisième acte, nous entendons les buveurs divisés en deux bandes, les basses d’un côté, les ténors de l’autre, chanter successivement deux thèmes différens, et les reprendre ensuite ensemble, comme font Montauciel et le Grand-Cousin dans le Déserteur. C’est franc, sombre et bien contrepointé. Le trio entre Matheus, Béatrix et Mésangère a de la couleur ; le sentiment dramatique en est vrai ; il devient plus tard un quatuor, et dans l’ensemble final se font remarquer des espèces de sanglots d’orchestre bien motivés, d’un très heureux effet. La romance de Béatrix a paru pâle, sans idées ; en un mot, je crains qu’elle n’ait été manquée complétement. Le dernier chœur n’est qu’un brouhaha révolutionnaire comme ceux que les compositeurs sont à peu près toujours contraints de faire en pareil cas. Le bruit cependant n’y est pas excessif, ainsi que dans les autres révoltes de la même espèce ; et ce n’est pas un des moindres mérites de cette nouvelle partition de l’auteur de l’Eau merveilleuse, que la modération et l’art avec lesquels il a usé des instrumens à percussion. C’est un progrès réel dans la voie du bon sens, que j’ai hâte de signaler. Le Carillonneur de Bruges est, ce me semble, l’œuvre d’un musicien dont le talent progresse et se développe, mais dont les idées, gracieuses en général, sont un peu rares dans une œuvre de cette dimension. Il est exécuté d’une façon intelligente, harmonieuse et précise. Les chœurs y sont mieux chantés que de coutume, l’orchestre s’y montre, comme toujours au contraire, irréprochable et brillant. Vraiment, cet orchestre n’a pas encore toute la réputation qu’il mérite ; j’en vois peu qui le vaillent. Il est d’ailleurs dirigé par M. Tilmant avec beaucoup de talent.

    Plusieurs fois, dans la soirée, des traits d’instrumens à vent, des mélodies chantées par les premiers violons avec une pureté et une homogénéité de son parfaites, ont provoqué dans l’auditoire des murmures de plaisir. Il accompagne en outre avec autant de finesse que de discrétion ; ses pianos sont de vrais pianos, et quand il devient mauvais, c’est que les compositeurs le brutalisent et le forcent d’exécuter d’indigestes amas de notes qu’on pourrait appeler des charivaris organisés.

    Les rôles du Carillonneur sont bien remplis ; Battaille est excellent sous tous les rapports dans celui du vieux Matheus. On ne saurait mieux reproduire la tristesse ordinaire aux sourds, leur attention inquiète, ni la tendresse paternelle, ni la sombre indignation d’un puritain patriote outragé dans les deux sentimens les plus vifs de son cœur, son amour pour sa fille et son amour pour son pays. Il a gagné, ce me semble, comme chanteur ; il nuance mieux son chant aujourd’hui, et sait, dans les morceaux d’ensemble, proportionner le volume des sons qu’il émet à l’importance qu’ils ont dans l’harmonie et à la force des autres voix, ce qui n’est pas sans importance quand une basse se trouve avoir pour partner un joli, mais faible soprano, comme celui de Mlle Miolan. Cette jeune personne a dans le Carillonneur un rôle qui lui sied tout à fait. Ce nom même de Mésangère semble avoir été choisi pour elle. Vive, gracieuse, jolie, elle gazouille et vocalise comme une mésange mais les rumeurs orchestrales et chorales ne lui conviennent guère, et le tapage lui fait peur. Nous l’engageons à ne jamais chercher à le dominer en forçant sa voix ; ce serait s’exposer en pure perte à en altérer la justesse et la fraîcheur. Sainte-Foix, Ricquier et Mlle Revilly sont très bien placés dans les rôles de Van Bruck, du gouverneur et de la duchesse.

    Maintenant venons à la débutante, Mlle Wertheimber. Elle a dix-huit ou dix-neuf ans, elle est grande, svelte. Sa voix de mezzo soprano a deux bonnes octaves d’étendue (du la grave au la aigu), un timbre onctueux, flatteur, velouté, de la souplesse et de l’agilité. Elle chante non pas souvent juste, comme beaucoup de ses émules, mais toujours juste, tout à fait juste : qualité inappréciable !

    La force de cette voix, sans être grande, me paraît très suffisante pour les théâtres de la dimension de l’Opéra-Comique. Mlle Wertheimber ne manque pas de sensibilité ; la nature de sa voix et de son talent paraissent convenir surtout à l’expression des sentimens tendres et contenus, à la mélancolie, à la rêverie même. Sous ce rapport, elle comble une lacune qui existait depuis longtemps dans le personnel chantant de l’Opéra-Comique, où les voix graves de femme manquaient d’ailleurs complétement. Elle a débuté de manière à faire croire à son aplomb musical, et sa sortie de scène au second acte dénote en elle des instincts dramatiques très prononcés. Mlle Wertheimber a complétement réussi, bien que la partie musicale de son rôle soit peu riche de morceaux propres à faire briller la cantatrice. Son succès rejaillit sur le Conservatoire, où Mlle Wertheimber a fait toutes ses études et obtenu successivement tous les prix. M. Perrin doit s’estimer heureux d’avoir fait une pareille acquisition et les auteurs qui écrivent pour son théâtre n’ont pas été les derniers à l’en féliciter.

    La pièce du Carillonneur a de l’intérêt ; les situations musicales y sont nombreuses et bien tranchées ; elle prête au déploiement d’un certain luxe de mise en scène ; aidée des beaux morceaux de la partition, du succès de Battaille et de celui de la débutante, elle peut fournir une carrière productive.

THÉATRE DE L’OPÉRA-NATIONAL.

Première représentation des Fiançailles des Roses, opéra en deux actes de M. Deslys, musique de M. de Villeblanche, et de la Poupée de Nuremberg, opéra bouffon en un acte de MM. Brunswick et Arthur de Beauplan, musique de M. Adam.

    Iula est une enfant de la Hongrie, un peu rêveuse, un peu amoureuse, un peu romanesque, un peu bête, qui croit aux lutins, aux farfadets, aux sylphes, aux revenans. Elle aime les fleurs, et depuis qu’elle a exprimé un soir devant ses voisines Berthe et Gretchen, et son ami Wilhem (encore un Wilhem !) le désir d’avoir un bouquet de pervenches, bien qu’on soit au cœur de l’hiver, elle trouve chaque soir un bouquet de pervenches dans sa chambre…. qu’un sylphe épris de ses charmes peut seul y apporter. Un vieux bourgmestre, son tuteur, vient d’apprendre qu’une parente d’Iula est morte en laissant à la naïve enfant un héritage de deux millions. A peine la nouvelle de cette fortune est-elle répandue dans le bourg, que le gros Achille, capitaine d’infanterie, épris de Berthe, et le petit Nicodème, médecin grotesque, amant de Gretchen, se mettent sur les rangs pour obtenir la main de l’héritière. Le bourgmestre lui-même s’inscrit sur la liste des prétendans, liste énorme et comparable pour sa longueur à celle où don Juan inscrivit ses mille et tre. Mais Iula, dans sa simplicité, ne veut épouser qu’un homme dont l’âme sera sœur de son âme. Cette âme prédestinée à la sienne, Iula possède un moyen sûr pour la connaître et faire apparaître devant elle l’heureux mortel qui en est doué. Une légende hongroise le dit, et rien ne dit vrai comme une légende : « La jeune fille désireuse de voir l’époux que le créateur de toute éternité lui destina doit, au milieu de la nuit de Noël, mettre sur une table une nappe bien blanche, ornée à ses deux extrémités d’un bouquet de roses fraîches écloses, préparer à souper et attendre dans une complète obscurité. A une heure précise, le jeune époux viendra s’asseoir devant la table, se fera connaître à la sœur de son âme, et le mariage des deux amans mystiques ne tardera pas à être célébré. Iula veut faire le charme pour évoquer son futur époux ; mais comment avoir deux bouquets de roses la veille de Noël, quand toute la campagne est couverte de neige ? L’expression de ce regret suffit, le sylphe l’a entendue ; deux heures après, la jeune fille, en rentrant chez elle, y trouve les roses souhaitées. Elle se hâte alors de préparer la table, le souper, éteint sa lampe et attend. Une heure sonne : une forme vague se dessine dans l’ombre. Iula tremble d’abord, puis se rassure et parle ; sa sœur âme lui répond, et dans sa voix elle reconnaît la voix de Wilhem, de Wilhem qui l’aime depuis longtemps, et qui, en apprenant qu’elle est devenue riche, loin de demander sa main comme tant d’autres, a résolu de s’éloigner et d’aller mourir sur une terre étrangère de regrets et d’amour. Mais avant de partir il a voulu voir Iula une dernière fois. C’est lui, il est forcé d’en convenir, qui tant de fois grâce à un jardinier de ses amis qui dirige une serre, a pu satisfaire le goût d’Iula pour les fleurs, c’est lui qui a apporté chaque soir les pervenches, et ce soir encore les deux bouquets de roses. Mais c’est lui aussi qui est aimé ; la petite le voit bien maintenant. La légende avait raison, le charme a opéré ; l’époux est aux pieds de l’épouse. Le gros Achille, et le sot Nicodème, et l’avare bourgmestrc, et tutti quanti, demeurent penauds du choix de Iula, qui, en bonne camarade, veut en se mariant doter ses petites amies. Grâce à la dot, Achille et Nicodème reviennent à leurs premières amours, et c’est d’autant plus heureux, pour Berthe et pour Gretchen, que les deux pauvres filles avaient eu confiance.

    Telle est à peu près la pièce de M. Deslys. La musique de M. de Villeblanche décèle un amateur fort. Elle n’a pas d’originalité, mais un certain entrain, une santé robuste ; elle fait de grandes enjambées, elle bat la grosse caisse d’une main, le tambour de l’autre, et sonne, pour se reposer, des fanfares qu’on doit entendre à deux lieues à la ronde. Au second acte, la partition contient un air dans lequel un petit babillage d’instrumens à vent, placé sous le chant, produit un joli effet, et un quintette agréable. J’aime moins les couplets du premier acte : Enfans de la Hongrie, et l’air du ténor : Oui, j’irai, car je l’aime, et le final, d’un rhythme très simple pourtant et d’une harmonie claire.

    L’acteur chargé du rôle de Wilhem a une petite voix de ténor, blanche et faible, dont il tire un assez bon parti quand il ne la force pas, auquel cas elle monte. La jeune femme (j’ignore encore les noms de la plupart des chanteurs de l’Opéra-National) représentant Iula n’a pas beaucoup de voix ; mais, de même que le ténor son émule, elle sait se servir de son léger soprano, vocalise avec aisance et justesse. Elle prononce en chantant « bône sœur, — son sômeil ». Le nom des nouveaux auteurs a été proclamé au milieu des applaudissemens.

    Allons ! de l’ardeur ! passons à la Poupée maintenant ! Quand on y est….. Aussi bien, je crains de n’avoir pas, de quelques mois, le plaisir de raconter des opéras-comiques, et puisque j’en tiens trois, je veux en faire mon dernier régal.

    Maitre Cornélius, de Nuremberg, est le plus habile fabricant de poupées que cette ville, illustre par ses polichinelles, ait jamais compté parmi ses enfans. Ses Colombines, ses Pierrots, ses Bacchus, ses Arlequins, sont célèbres dans toute l’Allemagne, et il n’est pas à la foire de Leipzig un produit de l’esprit humain capable de balancer la vogue des chefs-d’œuvre qu’il daigne y envoyer. Tant de gloire néanmoins ne l’a pas rendu vain. Loin de là, il tient en médiocre estime tous ses ouvrages, et aspire à en produire un vraiment digne de porter le nom de Cornélius. Il ne s’agit de rien moins que de donner à une poupée de grandeur naturelle le mouvement spontané et la parole, c’est-à-dire la vie. Cornélius, sentant que son art est insuffisant pour parvenir à opérer ce miracle, a eu recours aux puissances occultes. Un livre magique qu’il possède lui enseigna la formule de l’incantation. Il faut, pour qu’elle ait tout son effet, la prononcer pendant une nuit d’orage, quand la grêle frappera les vitraux du laboratoire. Malheureusement il fait un temps superbe, et aucune apparence de grêle ne se montre à l’horizon.

    J’ai oublié de dire que notre Prométhée a un fils, petit niais qui grasseye et marche en sautillant sur la pointe des pieds, comme le petit Çarles des Rendez-vous bourgeois. Ce jeune idiot a du vague à l’âme ; « il demande un baiser de femme comme un pauvre demande un sou. » Son papa lui promet une femme charmante de sa façon, qu’il lui présentera au premier jour d’orage. Bibi, c’est le nom du jeune imbécile, a pour commensal dans la maison de son papa un cousin fort mauvais sujet, qui travaille comme un nègre dans l’atelier de Polichinelles, et que maître Cornélius fait mourir de faim après l’avoir dépouillé de l’héritage maternel. Abrégeons ! abrégeons ! Ce gars a une maîtresse ; elle vient le voir en l’absence de Cornélius et de son fils. Les deux amans vont souper d’abord, puis aller au bal masqué. Mais voici les maîtres du logis qui surviennent, chassés de leur promenade nocturne par un violent orage. La fille se sauve dans le cabinet où repose, assis en un fauteuil, le chef-d’œuvre encore inanimé de Cornélius, revêt la robe et le voile de la poupée, et s’assied à sa place. Le gars, habillé en diable cornu pour le bal masqué, se blottit dans la cheminée.

    La grêle tombe, le ciel tonne. Cornélius saisit le moment et va procéder à l’incantation. Bibi, tout mouillé par l’averse, allume du feu. Au moment donc où le nécromant prononce les paroles inscrites au livre infernal, le jeune homme tombe brusquement au milieu des flammes. « C’est le diable ! — Oui, je le suis. Je sais ce que tu veux. Ouvre cette porte. Au nom de l’enfer, poupée, lève-toi ! Viens, parle, sois femme. » La poupée s’avance en effet, et ne tarde point à révéler son naturel diabolique, en renversant les meubles, jetant la vaisselle par la fenêtre, brisant tout dans le magasin ; puis elle court reprendre sa place dans le laboratoire d’où le diable l’a tirée, et s’y enferme. Cornélius en est à se repentir d’avoir mis au monde une aussi méchante créature, et se résout à détruire son ouvrage, malgré les supplications de Bibi qui la veut pour femme, si endiablée qu’elle soit. Cornélius entre donc une hache à la main dans la chambre obscure, et en trois coups met son œuvre en copeaux. Il revient tout bouleversé d’avoir aperçu dans l’ombre une forme blanche qui disparaissait par la croisée. C’était l’âme de la poupée. Mais voici le neveu qui revient après avoir quitté son costume de diable. Explication : « Quoi ! mon oncle, vous avez haché votre poupée ! Mais c’était une vraie femme, ma fiancée que j’avais cachée là, sous les habits de votre mécanique ! — O ciel ! est-il possible ! j’ai commis un meurtre ! — Oui, un meurtre abominable ! et j’appelle la garde et je vous dénonce si vous ne me rendez à l’instant le coffre de ma mère et la somme qu’elle m’a léguée ! » L’autre rend la cassette, le neveu décampe, va retrouver sa belle ; Bibi demeure garçon… et voilà.

    Cette farce contient tout un magasin de valses, de galops, de pots-pourris, de ponts-neufs, de bamboches de toute espèce, dignes de la foire de Nuremberg, et un trio bien fait et assez comique. Mlle Rouvroy joue et chante avec verve le rôle de la poupée. Elle justifie le mot de Bibi à son papa : « Vous avez bien fait de la faire à musique. » Il y a beaucoup d’opéras aux auteurs desquels on voudrait pouvoir adresser le compliment contraire.

    Grande nouvelle ! Jenny Lind est mariée ! Elle vient d’épouser à Boston M. Goldsmith, jeune pianiste compositeur de Hambourg que nous avons applaudi à Paris il y a quelques années. Mariage artiste qui a valu à la diva ce bel éloge d’un grammairien français de Philadelphie : « Elle a vu à ses pieds des princes et des archevêques, et n’a pas voulu l’être. » C’est une catastrophe pour les directeurs des théâtres lyriques des deux mondes. Elle explique la promptitude avec laquelle M. Lumley vient d’envoyer M. Bacher, son ami, en course, en Italie et en Allemagne pour y capturer tous les soprani ou contralti de quelque valeur qui lui tomberont sous la main. Malheureusement, dans ce genre de prises, la quantité ne saurait jamais remplacer la qualité. D’ailleurs, le contraire fût-il vrai, il n’y a pas dans le monde assez de cantatrices médiocres pour compléter la monnaie de Jenny Lind.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er décembre 2010.

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