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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 11 NOVEMBRE 1851 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Reprise de la Reine de Chypre. — Début de Mme Tedesco. — Rentrée de Roger et de Massol.

    Lorsqu’il s’agit de la reprise d’un opéra sur lequel la presse a dès longtemps exprimé ses opinions, je sais qu’en général les auteurs de cet ouvrage ne peuvent souffrir les éloges rassis qu’on lui donne, et qu’ils ne se font point faute de tourner en ridicule le malheureux critique qui s’évertue à le louer. Si, après un triage consciencieux et souvent fort pénible, il s’avise de mettre en lumière quelques morceaux, et de dire, par exemple : « Il y a dans cet opéra en cinq actes de jolis couplets, une chanson charmante, etc. » — bon ! dira l’auteur, en voilà un qui découvre la mer Méditerranée et les Hautes-Alpes ! quoique ce ne soit bien souvent que les Basses-Alpes ou le lac de Genève, quelquefois même le lac d’Enghien. En conséquence, l’écrivain n’a rien de mieux à faire qu’à comprimer son enthousiasme et à se taire prudemment. Pourtant, cette fois-ci, j’aurais bien envie de louer, entre autres choses, un chœur de danse en la mineur…. Mais non, cela serait pris en mauvaise part, et je dois m’obstiner dans ma réserve.

    D’un autre côté, si, en pareil cas, on se permet de dire ce qu’on trouve à blâmer dans l’œuvre qui vient d’être remise en scène, on devient cent fois plus ridicule encore. Ce n’est plus le lac de Genève que découvre le critique, ni les Basses-Alpes, ce sont alors les Andes et l’Océan-Pacifique. Or ne donnons point, s’il se peut, de prise au ridicule, et, à l’instar des grands conspirateurs, taisons-nous, soyons prudens, laissons faire au temps.

    Parlons sérieusement. Mme Tedesco, qui débutait par le rôle de Catarina, est une belle personne, douée d’une voix de mezzo soprano puissante, pure, éclatante, splendide et d’une grande étendue. Elle émet le son sans effort, du moins dans les registres de sa voix naturelle, et vocalise assez bien. Elle ne manque pas de sensibilité, et son action dramatique est raisonnable et souvent chaleureuse, sans rien avoir de bien entraînant. Elle chante parfois trop haut, ainsi qu’il arrive d’ordinaire aux cantatrices dont la voix sort avec une extrême facilité, et ses notes graves ont besoin d’être épurées par des études spéciales. Les plus basses même ne me paraissent ni naturelles ni agréables. Ce sont, pour employer une expression familière aux joueurs d’instrumens à cordes, des notes acquises par extension. Ces sons de contralto qui, chez Mme Alboni, conservent encore quelque chose du timbre féminin et tout le charme du reste de l’échelle vocale, ainsi sousajoutés aux notes inférieures du mezzo soprano, ne sortent qu’avec effort et prennent l’accent masculin, rauque, commun, peu noble, de la voix dite de rogome. Lorsque Mme Tedesco voulut faire sa première incursion sur le domaine du contralto franc, on aurait dû avoir le courage de lui dire : « Vous n’irez pas plus loin ! » et de l’arrêter dans sa recherche des sons, auxquels son organe se refuse. L’ensemble de son exécution est grandiose et distingué, mais plus souvenu énergique que doux, du moins dans ce rôle.

    Je voudrais entendre Mme Tedesco dans un autre ouvrage, pour savoir jusqu’à quel point l’art des nuaces, l’art du chant proprement dit, lui est familier. Quant aux mauvais sons graves que je viens de lui reprocher, peut-être ne les a-t-elle employés que pour rester fidèle au texte du rôle de Catarina, et n’y a-t-elle point recours partout ailleurs. Le parterre, comme de coutume, a d’autant plus applaudi ces excès vocaux qu’ils étaient plus blâmables ; mais Mme Tedesco doit être bien persuadée au moins de notre bonne foi, quand nous lui affirmons qu’ils choquent tous les auditeurs dont la prétention est de se croire gens de goût, et qui regardent les claqueurs comme de très mauvais juges. En somme, et pour n’y plus revenir, Mme Tedesco est trop distinguée par sa voix, ses traits, sa démarche, ses gestes et son sentiment dramatique, pour ne pas se tenir en garde contre des effets d’un mauvais caractère, d’une expression forcée, d’une physionomie grimaçante, et qui, j’ose le dire brutalement, détruisent en entier, et d’une façon presque grotesque, le caractère de pudeur qui ne doit jamais abandonner le chant des femmes dans ses élans même les plus passionnés. Mme Tedesco a obtenu un succès réel, et nous croyons devoir la compter parmi les belles acquisitions qu’a faites le théâtre de l’Opéra depuis dix ans.

    Roger rentrait par ce terrible rôle de Gérard, après une brillante et productive tournée en Allemagne, où il a laissé des souvenirs et des calembours délicieux. On sait comment le roi de Saxe a répondu à cet appel plein de sens de l’amateur des belles porcelaines : « Puisque je chante au service de Saxe, on devrait bien m’en offrir un. »

    Il ne faudrait pourtant pas que Roger prît l’habitude de cet entassement de fragiles cadeaux, car en France où nous jappons après toutes les gloires, il est à craindre qu’on ne l’en sèvre. Ceci dit pour l’acquit de ma conscience, je continue. Malgré l’énormité du fardeau que lui imposaient les auteurs de la Reine de Chypre, Roger l’a bravement supporté jusqu’au bout ; ce n’est qu’à son dernier morceau qu’il a laissé apercevoir un peu de fatigue. Il a mis autant d’âme que de goût dans les parties mélodiques et tendres de son rôle, et beaucoup d’énergie dans tout le reste. Des murmures de plaisir ont accueilli son cantabile : « Triste exilé », et son solo du premier acte : « Fleur de beauté, fleur d’innocence. » Je ne sais qui lui a perfidement suggéré l’idée, dans le duo du deuxième acte avec Catarina, de parler certaines phrases, telles que : « Il est donc vrai ! c’est impossible ! » Cette innovation a produit un très fâcheux effet.

    Je l’ai déjà dit ailleurs et je le répète, s’il est ridicule de chanter la tragédie, il est cent fois pis de parler l’opéra. Mme Tedesco nous en a donné une surabondante preuve par la manière outrée et bouffonne dont elle a jeté en voix parlée, au cinquième acte, la fin de sa phrase : « Je régnerai pour venger et punir », absurdité qui a été accueillie par un franc éclat de rire. Eh bien moi, je ne ris pas, et je vous dis très sérieusement que la parole nue, ainsi introduite dans un morceau de chant tragique, est quelque chose de révoltant, d’abominable, qu’il est impossible de supporter, et dont l’inopportunité ne se discute point. Cela sort de la musique sans faire un pas de plus dans le drame, cela choque l’oreille et n’émeut point le cœur, c’est la fin de l’art et le commencement de la barbarie, c’est fou, c’est laid, c’est tout ce qu’on ne veut pas. Ma foi, quand on voit des artistes d’un pareil talent, et qui joignent à leur talent tant d’esprit, de sens, de goût et d’instruction, tomber en de telles erreurs, nous ne devons plus nous étonner de rien, et, si l’on nous dit que dans Hamlet ou dans le Roi Lear l’acteur chargé du rôle principal a dansé sur la corde, répondre : « C’est bien possible ! »

    Massol, en rentrant au théâtre de ses premiers succès, a reçu, cela devait être, le plus brillant, le plus chaleureux accueil ; cette explosion d’applaudissemens à son apparition a même paru l’émouvoir beaucoup. Mais Lusignan n’ayant que faire des émotions de Massol, ce dernier s’est aussitôt réintégré dans son personnage, et l’a superbement représenté. Jusqu’à présent le petit rôle de Mocenigo avait été infligé à Massol ; mais depuis l’époque où les premières représentations de cet opéra eurent lieu, son talent a trop grandi pour qu’il fût décent de le lui offrir encore. C’est donc celui du roi de Chypre qui lui a été confié, et qui lui a valu un succès bien franc et bien net. Il l’a joué et chanté avec une sagesse intelligente fort rare ; il y a mis de la noblesse et toutes les qualités chevaleresques qu’il comporte. Dans son grand duo avec Roger, il a exposé avec bonheur la phrase : Triste exilé, où l’on a vu dès les premières mesures quels progrès Massol a faits depuis trois ans dans l’art de poser la voix, de l’adoucir, de la nuancer, et dans celui de ponctuer la mélodie. Il possède toujours l’admirable baryton que nous lui connaissions, juste, vibrant, mais propre aujourd’hui à l’expression des sentimens tendres, et dont il devrait seulement, dans les momens de force, contenir encore un peu parfois les éclats.

    Le jeune ténor Chapuis, sorti depuis peu des classes du Conservatoire, a supérieurement dit ses couplets bachiques, qu’on a redemandés et entendus une seconde fois avec un vif plaisir. Le timbre de cette voix est distingué, plein, doux et fort ; et l’émission des sons, étant instantanée, n’oblige jamais le chanteur à ralentir le mouvement, ni à prendre des temps qui alourdissent le rhythme et empâtent le style. Chapuis, s’il le veut, et si on l’aide, arrivera bientôt à une place très honorable parmi les chanteurs dramatiques. Il doit suivre de l’œil la marche ascendante de Gueymard, qui, parti du même point que lui, et après avoir perdu son temps pendant quelques années, se fait applaudir fort justement dans les rôles les plus importans et les plus difficiles du répertoire. Je l’ai vu (Gueymard) dernièrement dans Robert-le-Diable, et à part les cris auxquels il se livre encore trop souvent, j’avoue qu’il m’a semblé interpréter la pensée de l’auteur avec plus de fidélité et de clarté que beaucoup de ses devanciers plus habiles que lui dans l’art du chant. Ce jour-là Depassio a obtenu de son côté un fort beau succès dans le rôle de Bertram, dont il a fait ressortir le grand caractère avec une puissance et une facilité remarquables. L’Opéra est bien monté en jeunes chanteurs. Si tous les débuts de femmes qu’il nous annonce sont aussi heureux que celui de Mme Tedesco, bientôt il ne manquera pas non plus de bonnes cantatrices. Il faudrait seulement à ce théâtre un mobile quelconque capable de lui imprimer un mouvement plus direct dans la voie musicale ; il lui faudrait, assistant aux études, des critiques plus sévères qui ne permissent point aux artistes de venir commettre certaines fautes devant le public. Le directeur, qui sait très bien le français, ne laisserait point, à coup sûr, ses chanteurs tomber dans les erreurs grossières de langage qu’on nomme des cuirs. Pourquoi les maîtres de chant supportent-ils que l’on outrage en scène la prosodie d’une façon tout aussi choquante ?

    Pourquoi, par exemple, Mme Tedesco, à la fin d’un air de la reine de Chypre, file-t-elle un son sur la première syllabe du mot rigueur, en déplaçant le point d’orgue que le compositeur avait très bien mis sur le monosyllabe ta qui peut être long, et en restant ainsi, au contraire, sur ri qui doit absolument être bref ?

    Ceci est un cuir prosodique. Combien d’autres cuirs musicaux, plus ridicules encore, se commettent dans l’exécution à chaque instant, et qu’il serait trop long de relever ici ! Qui est-ce qui donne des conseils aux chanteurs ?… qui est-ce qui en donne à leurs conseillers ?… L’exécution de l’orchestre et des chœurs, dans la Reine de Chypre, est bonne ; on voit que les masses vocales ont travaillé avec soin. Leur personnel paraît aussi mieux composé aujourd’hui qu’il ne l’était il y a quelques années ; l’absence de deux ou trois voix détestables, qui seules suffisaient alors à déparer l’ensemble, a peut-être plus contribué au progrès que les bonnes acquisitions faites pour les remplacer. Encore quelques épurations, et le chœur de l’Opéra sera excellent.

    L’art des nuances ne lui devient guère familier néanmoins. Il ne chante pas toujours fort, mais trop souvent demi-fort et jamais piano. Le demi-fort est le lieu commun de l’émission de voix ; il ne donne aux choristes aucune peine pour pousser ni pour retenir le son, et c’est en conséquence le vulgaire moyen terme qu’ils sont toujours portés à préférer. Ce défaut a été remarqué dans l’exécution de la charmante barcarole de la Reine de Chypre, chantée en dehors sur la lagune. Là, le mezzo forte a été choquant ; il fallait ce piano vaporeux, vague, lointain, qui donne à la musique ce que les peintres appellent le flou, et sans lequel certains morceaux perdent les trois quarts de leur charme et les traits principaux de leur physionomie. Le chœur de l’orgie, au contraire, a été rendu avec une verve, un aplomb et une justesse d’intonations digne d’éloges. La danse a fait son devoir. « Quand une danseuse, disait le grand Vestris, a du ballon, et qu’après un plié elle sait, en se relevant sur une pirouette, montrer une belle nudité, le but suprême de l’art est atteint. C’est l’ut de poitrine de la danse. » Or, nous avons eu plusieurs fort beaux ut de poitrine. Il n’y a donc que des éloges à donner à ces dames. La mise en scène était ingénieusement réglée, non seulement pour le coup d’œil, mais aussi pour l’avantage de l’exécution musicale.

    On a bien fait de supprimer une atroce bande militaire qui, placée autrefois sur le théâtre, trépanait les auditeurs impitoyablement. Tout le monde gagne à son absence. Quant aux trompettes de la terrasse, qui ne font que mi ut la pendant toute la pièce, leur bruit et leur aspect donnent de la pompe à l’ensemble ; d’ailleurs, pour les personnes qui aiment ces trois notes-là, elles sont d’un effet très agréable. Le souffleur souffle quatre fois trop fort ; on l’entend des points les plus éloignés de son antre. Enfin le tableau final, quand le peuple de Chypre va sur le port voir tirer le feu d’artifice, est d’un bel aspect.

    J’espère que voilà une critique consciencieuse ! ne pas même oublier le souffleur !

    En voyant l’énormité des ressources dont l’Opéra dispose, et la reconnaissance vraiment touchante que le public montre pour le moindre plaisir qu’on lui fait, on se demande comment la fortune de ce théâtre n’est pas vingt fois plus grande ! On a aujourd’hui complétement dompté le public, on l’a maté, il est soumis, timide et doux comme un charmant enfant. Autrefois on lui donnait des chefs-d’œuvre entiers, des opéras dont tous les morceaux étaient beaux, dont les recitatifs étaient vrais, admirables, les airs de danse ravissans, où rien ne brutalisait l’oreille, ou la langue même était respectée, et il s’y ennuyait… On en vint alors aux grands moyens pour secouer sa somnolence, on lui donna des ut de poitrine de toute espèce, des grosses caisses, des tambours, des orgues, des musiques mititaires, des cloches, des canons, des chevaux, des cardinaux sous un dais, des empereurs couverts d’or, des reines portant leur diadème, des pompes funèbres, des noces, des festins, et encore le dais, et toujours le fameux dais, le dais magnifique, le dais emplumé, empanaché et porté par quatre-z-officiers comme Marlborough, des jongleurs, des patineurs, des enfans de chœur, des encensoirs, des ostensoirs, des croix, des bannières, des processions, des orgies de prêtres et de femmes nues, le bœuf Apis, une foule de veaux, des chouettes, des chauves-souris, les cinq cents diables de l’enfer, en veux-tu, en voilà, le tremblement général, la fin du monde,….. mêlés d’un peu de musique dans les entr’actes, et de beaucoup de claqueurs. Et le pauvre public, abasourdi au milieu d’un tel cataclysme, a fini par ouvrir de grands yeux, une bouche immense, par rester éveillé en effet, mais sans dire mot, se regardant comme vaincu, sans espoir de revanche, et obligé de donner sa démission.

    Aussi à cette heure, éreinté, brisé, rompu, après une mêlée pareille, comme Sancho après le siége de Barataria, s’épanouit-il de bonheur aussitôt qu’on a l’air de vouloir lui procurer le moindre plaisir tranquille. Il boit avec délices un morceau de musique rafraîchissante, il s’en délecte, il l’aspire. Oui, on l’a maté à ce point qu’il ne songe pas même à se plaindre du terrible régime auquel il a été mis. On lui servirait, en un festin, de la soupe au savon, des écrevisses vivantes, un rôti de corbeaux, une crème au gingembre, que si, parmi tant de ragoûts atroces, il trouvait seulement un pauvre petit morceau de sucre d’orge à sucer, il s’en délecterait et dirait en pourléchant ses lèvres : « Notre hôte est magnifique, bravo ! je suis plus que content ! » Il l’est fait à tout ; tout lui est bon, même le beau. Et c’est là qu’on voulait l’amener. Et la soumission du public étant aujourd’hui reconnue, avérée, les auteurs se sont enfin décidés tous, dit-on, à risquer le paquet, et à ne plus produire que des chefs-d’œuvre.

    Allons donc ! il y a longtemps que nous appelions ce coup d’Etat de tous nos vœux. Parlons sérieusement.

THÉATRE DE L’OPÉRA-NATIONAL.

Première représentation de Murdock-le-Bandit, opéra en un acte, de MM. de Leuven et Gautier.

    Il s’agit encore, comme dans Mosquita-la-Sorcière, d’un fils de vice-roi qui se déguise en bandit, et d’un bandit qu’on prend pour le fils du vice-roi déguisé. Puis il y a un quasi-mariage avec substitution de personne, toujours comme dans Mosquita, et enfin un fiancé qui reprend ses droits, qu’on aime, qu’on bénit, qui épouse réellement et qui est au comble du bonheur. M. Gautier, chef du chant au Théâtre-Italien, qut fut pendant longtemps un des meilleurs violons de l’orchestre de l’Opéra et de la Société des concerts du Conservatoire, a écrit sur ce léger livret une partition d’un véritable mérite, d’un style mélodique, élégant et fin, d’une harmonie sobre et savante, et instrumentée en général avec ce sens rare, introuvable à peu près aujourd’hui, qu’on nomme le sens commun. C’est de la bonne musique, agréable et piquante, c’est l’œuvre d’un musicien complet et ingénieux. Plusieurs des morceaux qu’elle contient ont été chaudement applaudis ; et tous ont fait plaisir.

    En outre de ses idées propres, le compositeur a intercalé dans son tissu musical quelques thèmes irlandais (la scène se passe en Irlande) dont il a su tirer un charmant parti. Murdock-le-Bandit est d’ailleurs assez bien chanté, et la pièce et les acteurs ont obtenu du public un accueil très confortable. On a beaucoup parlé du succès de la belle Mlle Duez dans le Barbier de Séville ; on la nomme la Sontag du boulevard. J’ai connu jadis un Talma du boulevard, une Mars du boulevard ; ils étaient l’un et l’autre bien affectés et bien médiocres. Quant à Mlle Duez, sa grâce naturelle et sa jolie voix expliquent jusqu’à un certain point l’ambitieuse comparaison que les dilettanti de boulevard veulent établir entre elle et une incomparable cantatrice. Nous aurons bientôt à parler plus longuement du talent de cette jeune personne, qui joue un rôle important dans la Perle du Brésil, opéra nouveau de Félicien David.

Promenades d’un Solitaire,

Mélodies sans paroles pour le piano, par Stephen Heller.

    Cette nouvelle œuvre d’Heller, déjà fort répandue en Allemagne, est à peine connue à Paris. Elle ne tardera pas néanmoins, nous le croyons, à obtenir chez nous toute la popularité réservée à la bonne musique. Chacune des pièces dont ce recueil se compose a un caractère si tranché, une physionomie si gracieuse et si fine, que l’élite de nos pianistes parisiens sans aucun doute se laissera bientôt séduire et voudra s’en faire honneur dans les salons. Cette minorité, on le sait, suffit à former un petit peuple d’exécutans.

    S’il faut aux nouvelles productions d’Heller un peu de temps pour que la bonne compagnie musicale s’en empare, cela tient à ce qu’il ne les joue pas lui-même en public.

    Les fabricans d’airs variés n’ont pas plutôt dénaturé une mélodie quelconque, empruntée à un compositeur célèbre, qu’ils vont chez l’imprimeur, lui commandent une affiche de sept mètres de hauteur et de cinq de large, sur laquelle tout Paris peut lire, quelques heures après, en lettres semblables à celles qui décorent la porte Saint-Denis, l’annonce d’un grand concert, dans lequel M. *** ou Mlle ** fera entendre ses nouvelles compositions. Si le thème de ces compositions est heureusement choisi, et si l’auteur a un assez grand talent d’exécution pour le faire valoir, voici à peu près ce qui arrive alors : Le pianiste commence par verser sur la tête de son auditoire une douche glacée de notes dépourvues de sens. On écoute sans mot dire ; puis vient le thème du véritable compositeur. « Ah ! dit l’auditoire, voici une idée ! cette phrase est charmante ! » La phrase disparaît, la douche recommence à ruisseler de plus belle. Chacun se tait résigné. Le thème reparaît, on l’accueille avec un sourire de satisfaction. A chacune de ses réapparitions successives, la satisfaction du public augmente ; on éprouve un bien-être, un plaisir, un bonheur d’autant plus grands, que ce thème renferme à lui tout seul l’intérêt du morceau, et que la fatigue causée à l’auditoire par tout le reste est plus rude et se prolonge davantage. A la conclusion, quand la mélodie favorite vient jeter sur cet orage un dernier rayon lumineux, chacun s’écrie : « Décidément c’est charmant, c’est beau, c’est magnifique ! M. *** est un admirable compositeur pour le piano ! » Et en sortant de là les grands, les moyens et les petits pianistes courent chez l’heureux éditeur demander l’œuvre 377 ou 458 qui vient de paraître, et qui se vend alors comme se vendent les petits pâtés. Parlons sérieusement.

    Les exemples que l’on connaît de thèmes empruntés aux maîtres, et développés avec assez de talent par les grands pianistes pour que ceux-ci aient le droit de revendiquer le titre de compositeurs, ne constituent que de bien rares exceptions. Quatre-vingt-dix-huit fois sur cent les choses se passent comme je viens de le dire. Heller, lui, ne donne ni grands ni petits concerts, bien qu’il possède un talent d’éxecution d’un ordre très élevé, que son mécanisme soit savant, son style d’une distinction exquise, et qu’il joigne une vive sensibilité exempte d’afféterie à une fougue réglée et à beaucoup d’énergie. Mais l’impôt que tout artiste, étranger ou non, doit payer en France pour donner la moindre séance musicale publique l’a toujours effrayé. Il se contente de jouer pour ses amis ; c’est moins cher. Heller, en outre, n’emprunte ses idées à personne ; c’est un franc original. Ainsi que tant d’autres pauvres diables, il compose sa musique lui-même. Voilà pourquoi, au lieu d’inonder tout d’un coup la place (style du commerce), comme font les grandes fantaisies déjà connues du public avant d’avoir été composées, les heureuses inspirations d’Heller se produisent doucement, poliment dans le monde musical, où, sans bruit, sans intrigue, sans variations, elles trouvent des suffrages nombreux et du plus haut prix.

    Ses Promenades d’un Solitaire ont un caractère mélancolique, mais non maladif, qui plaît de prime-abord. Il n’y a là ni traits, ni recherches de mécanisme ; ce n’est que de la musique. La forme est d’ailleurs simple, les proportions sont modestes ; c’est toujours mélodieux et modulé avec une adresse admirable. Plusieurs de ces morceaux, entre autres les nos 1, 2 et 6, sont de petits chefs-d’œuvre.

    Heller n’est pas le seul qui s’abstienne de donner des concerts à Paris pour ne pas payer l’impôt qui étrangle chez nous la musique et les musiciens.

    Ernst vient d’arriver ; il allait se mettre à l’œuvre ; mais en apprenant que, malgré toutes nos révolutions successives à la poursuite d’une liberté dont les ailes grandissent chaque jour, les musiciens étaient taillables et corvéables comme devant, il a prudemment refermé sa boîte à violon et réservé ses chants pour un monde meilleur.

    Léopold de Meyer, le puissant pianiste viennois, avait déjà commandé son affiche, nous allions l’entendre, quand il a fait la même découverte, et s’est au plus vite abstenu.

    M. Ella, le directeur de la Musical Union de Londres, voulait fonder à Paris une institution de musique de chambre semblable à celle dont il a doté l’Angleterre, tout était prêt ; mais quand on est venu lui parler d’arrangemens à prendre avec le percepteur de l’impôt : « Arrangemens ! impôts ! qu’est ce que cela ? Il n’est donc pas permis dans ce pays-ci de faire de la musique sans se ruiner ? Je garde mon argent et ma musique, et je retourne en Angleterre. Nous n’y sommes pas en république, c’est vrai, mais nous y sommes libres ! God bless you ! »

    Il n’y a plus que nous autres Français, accoutumés dès longtemps à la corvée, qui puissions nous résigner encore à donner des concerts à Paris. Et nous payons et nous repayons, et nous savons, comme le soldat de M. Scribe, souffrir, et nous taire sans murmurer. Nous avons même avec M. le percepteur des impôts des relations fort agréables, et nous lui répétons, dans l’occasion, ce que Potier disait avec une si touchante bonhomie dans les Inconvéniens de la diligence : « Monsieur, je n’ai qu’une montre d’argent, dont par malheur la grande aiguille accroche, la voici. Je regrette de n’en avoir pas une meilleure et en or, je m’empresserais de vous l’offrir. »

    Parlons sérieusement. C’est de notre part une insigne lâcheté.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 janvier 2011.

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