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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 12 AOUT 1851 [p. 1-2].

AU RÉDACTEUR.

Londres, ….. juillet 1851.

Théâtre de Covent-Garden : Il Flauto magico — Théâtre d’Hay-Market : Son and Stranger, opéra posthume de Mendelssohn. — Her Majesty’s theatre : Le Mariage de Figaro. — Chapelle de Saint-James. — Abbaye de Westminster. — Purcell’s commemoration. — Les jurys de l’Exposition.

    La foule était grande hier au théâtre de Covent-Garden et religieusement attentive. On y donnait la troisième représentation de la Flûte enchantée, de Mozart. Il serait bien difficile d’indiquer les raisons diverses qui avaient déterminé à s’y rendre les deux mille et quelques cents individus dont la salle était remplie ; car cet opéra est en soi peu amusant, peu intéressant surtout pour un auditoire dont les dix-sept vingtièmes ne comprennent pas la langue dans laquelle il est chanté, dont ceux qui la comprennent ne peuvent guère entendre qu’un mot sur cent, et dont ceux qui entendent et comprennent ne s’en ennuient que davantage. Il est difficile, en effet, de rencontrer une pièce plus saugrenue et plus burlesquement soporifique que le livret de la Flûte enchantée. Mais on ne va plus voir l’opéra seulement pour les vers ; il est même de bon genre de dire qu’on se soucie peu de la pièce ; et il n’en est pas moins vrai pourtant qu’un opéra dont le livret n’offre aucun intérêt dramatique, en général ne réussit point. En France du moins, il est fort probable que malgré les merveilles de la partition de Mozart, malgré les savans efforts que pourrait faire l’art du décorateur pour en rendre la représentation supportable, si l’on mettait en scène à l’Opéra la Flûte enchantée, au bout de quelques jours la salle serait vide. Ici, au contraire, quand on représente cet ouvrage, la salle est toujours pleine.

    Le principal mobile qui pousse le public à Covent-Garden ces soirs-là est, je crois, ce sentiment de respect que tout Anglais porte en soi pour les choses, les noms et les hommes consacrés. Il sait que Mozart est un dieu pour les musiciens, il a souvent entendu citer la Flûte enchantée parmi ses chefs-d’œuvre, on lui répète chaque jour que les chanteurs réunis à Covent-Garden, les chœurs et l’orchestre de ce théâtre, sont ce qu’il y a au monde de plus parfait. Il le croit, il fait bien ; il va entendre la Flûte enchantée, et il fait mieux encore ; car, quelle que soit l’impression qu’il en rapporte, quelle que soit même la réalité de son admiration pour des beautés musicales dont les plus grandes et les plus rares lui échappent presque nécessairement, cet hommage public et désintéressé rendu au génie n’en est pas moins admirable, digne des habitudes d’une grande nation, et digne surtout de la reconnaissance des artistes. Car si les idées, les œuvres et les hommes pour lesquels ceux-ci se passionnent n’avaient de culte que celui des intelligences et des cœurs capables de les comprendre, il faut l’avouer, l’art serait bien près de périr, en supposant qu’il vécût encore.

    Cette justice rendue au public anglais, je vais maintenant exprimer mon opinion personnelle et sincère sur la partition de Mozart et sur la manière dont on l’exécute en ce moment à Londres. L’occasion de parler d’une œuvre si belle, si riche d’idées, dont les formes et le style sont si prodigieusement variés, ne me sera peut-être jamais fournie par les théâtres de Paris, et je suis heureux de la saisir.

    Le livret du sieur Schikaneder est, je le répète, d’une bêtise superlative. Il n’a d’autre mérite que celui d’avoir donné à Mozart l’occasion de rendre en musique ce caractère de grandeur calme et de sublimité voilée, que l’on croit avoir été inhérent au culte d’Isis et aux mœurs de ses prêtres ; caractère que le compositeur allemand a saisi et poétisé de façon à en interdire pour jamais la peinture à ceux de ses rivaux qui pourraient être tentés de l’essayer. Quant au reste, quant à la mise en scène dont cet informe livret a fourni le prétexte, quant à ces singes, à ces ours représentés par des enfans couverts de peaux de bête ; à ces femmes en deuil, à ces négrillons dansans, à ce polichinelle nommé Papageno, à ce Tamino dont la flûte fait accourir des crocodiles et des serpens de carton, tout cela me paraît prodigieusement puéril et niais. Ce fut par bonté d’âme que Mozart consentit à enfermer dans un réseau d’or toutes ces guenilles. Schikaneder, directeur ruiné d’un théâtre lyrique, étant venu le conjurer de lui venir en aide et de mettre en musique ce poëme, qu’il avait d’abord offert à trois ou quatre compositeurs du second ordre qui l’avaient refusé, lui promit, pour une telle œuvre, 300 florins (un peu plus de 700 fr.), qu’il ne lui paya jamais. Le compositeur s’était réservé la propriété de la partition ; mais Schikaneder lui en fit encore perdre tout le bénéfice, en en faisant tirer secrètement une foule de copies, qu’il vendit à ses confrères d’Allemagne et d’ailleurs. Le pauvre Mozart, ainsi dépouillé, se borna, pour toute vengeance, à dire à Schikaneder qu’il était un drôle et à l’inviter à dîner. Mais il faut pardonner au drôle, pour cela seul qu’il a mis l’homme de génie dans le cas d’écrire de si belles choses ; si belles, si admirables, qu’on s’irrite contre soi-même de s’ennuyer en les écoutant.

    L’ouverture de la Flûte enchantée est le plus illustre exemple, et le plus ravissant, de l’emploi de la forme fuguée dans la musique instrumentale. On ne trouve là aucune des tournures disgracieuses ou vulgaires que les usages du contrepoint et les tics des contrepointistes amènent si souvent en pareil cas. Ici jamais de semblans d’idées, mais des idées bien réelles ; l’inspiration ne faiblit pas un seul instant ; aucun des fils de la trame si serrée et si riche ne se rompt ; tous se croisent sans désordre, tous glissent sans effort, tous concourent à produire un tissu harmonique et mélodique, sur lequel la passion humaine ne se dessine point, il est vrai, mais qui n’en demeure pas moins le plus parfait modèle de l’art pur, devant lequel tous les musiciens du monde s’inclinent. Quant aux histoires débitées au sujet de ce chef-d’œuvre, à la rapidité impossible avec laquelle on prétend que Mozart l’aurait écrit, j’avoue n’en pas croire un mot. On ne produit pas de pareilles ouvertures, on n’en griffonne même pas de très vulgaires en deux heures ; par la raison péremptoire que le plus rapide copiste ne pourrait écrire les notes qui s’y trouvent en aussi peu de temps. Le temps d’ailleurs ne fait rien à l’affaire.

    L’orchestre de Covent-Garden exécute l’ouverture de la Flûte enchantée avec un ensemble, un fini, une précision dignes des plus grands éloges. Le mouvement que prend M. Costa pour l’allegro manque un peu d’animation, si on le compare à celui qu’ont adopté les chefs d’orchestre de toute l’Allemagne, et, d’après eux, ceux de Paris. Maintenant, pourquoi cette étonnante ouverture produit-elle si peu d’effet ici dans ce même théâtre où les ouvertures de Fidelio et d’Eléonore, beaucoup plus difficiles à comprendre pour le public, sont bissées ? Pourquoi n’excite-t-elle à Paris, aux concerts du Conservatoire, que d’assez tièdes applaudissemens ? Il serait fort long d’énumérer les raisons de cette anomalie si l’on était sûr de les bien connaître. Je trouve à la fois plus court et plus prudent de répondre que je s’en sais rien.

    On distingue dans l’opéra de la Flûte enchantée trois styles entièrement différens : le style passionné, le style bouffe et le style religieux antique. Les rôles de Pamina, de Tamino et de la Reine de la Nuit sont écrits dans le premier ; ceux de Papageno et de Papagena appartiennent au second ; celui de Sarastro et tous les chœurs et marches des prêtres d’Isis sont le plus magnifique exemple existant du troisième. La musique des trois dames noires et celle des trois génies ailés, les Knaben, qui les uns et les autres sont censés appartenir au monde surnaturel, ne me paraît pas assez caractérisée ; rien du moins ne la distingue précisément de celle des personnages du second ordre de la pièce ; on n’y découvre même aucune tentative pour produire le coloris harmonique spécial qui semble devoir être le sien et que Weber a si bien saisi dans la partie féerique d’Obéron. Le premier trio des trois dames est néanmoins extrêmement piquant, et les voix y dialoguent avec autant d’esprit que de délicatesse. Le malheur des morceaux de cette nature est d’être presque toujours confiés à des chanteurs médiocres et, par suite, fort médiocrement exécutés. Ils n’y ont pas échappé à Covent-Garden, où les voix des trois cantatrices laissent beaucoup à désirer pour la qualité de leur timbre et pour la justesse.

    Le rôle de Tamino est très court ; il ne contient en réalité qu’un air, un petit duo et un quintette. L’air est délicieux et plein de tendresse. Certaines tournures mélodiques familières à Mozart s’y reproduisent seulement un peu trop, et, rappelant divers passages du Mariage de Figaro, lui enlèvent beaucoup de son originalité. La mélodie perd aussi aux fréquentes interruptions que les charmans dialogues de l’orchestre lui imposent ; et c’est ce qui déplaît le plus en général aux chanteurs, désireux de ne pas voir l’intérêt musical se partager entre eux et les instrumens.

    La voix de Mario est mieux faite que beaucoup d’autres pour bien rendre un air semblable ; il y a mis une certaine tiédeur néanmoins qui semble indiquer que ce style de chant lui est moins sympathique ou moins familier que celui des opéras italiens modernes. Dans le duo, la partie de Tamino est peu importante. Ce qu’il a à chanter dans le quintette n’est guère en relief non plus ; mais ce morceau, largement développé, est d’un grand intérêt dans son ensemble.

    Pamina est un peu mieux partagée ; elle a un air et trois duos, dont le premier et le second doivent être rangés parmi les plus mélodieuses inspirations de Mozart et sont aujourd’hui populaires à peu près dans toute l’Europe. L’air exprime une mélancolie profonde ; l’auteur, ce me semble, en altère en pure perte la physionomie par un trait vocalisé de deux mesures qu’on est étonné de trouver là. Mlle Grisi a chanté ce petit rôle avec résignation. Il ne suffit pas en effet à donner carrière à un talent tel que le sien, qui veut du mouvement, de l’éclat et des contrastes.

    La Reine de la Nuit a deux airs seulement, mais deux airs dont la forme excentrique attire toujours et partout l’attention du public et les a rendus célèbres. Tous les deux, avec des beautés de premier ordre, contiennent des traits vocalisés semblables aux passages de la même nature qu’on regrette tant de trouver dans l’air de Donna Anna de Don Giovanni, sur ces mots qui jurent avec eux :

    Forse un giorno
    Il ciel pietoso
Sentira a-a-a-a pietà di me.

    De plus, ces traits sautillans, martelés, piqués des airs de la Reine de la Nuit, s’élèvent jusqu’au fa de la dernière octave de la flûte. Je ne puis m’empêcher de déplorer amèrement l’étrange complaisance qu’eut Mozart décrire d’aussi abominables farces mélodiques, placées comme une parodie à la suite des accens les plus vrais et les plus pénétrans. Mais Mozart avait une belle-sœur cantatrice, Constance Weber, dont la voix exceptionnelle montait on ne sait où ; bon gré, mal gré, il fallait la faire briller et lui fournir l’occasion d’employer ses notes aiguës. Voilà une belle raison, pour un tel maître, de gâter ses inspirations en y introduisant des suites de notes disgracieuses, également indignes de la scène dans laquelle elles figurent, et du style élevé, et de l’auteur. Les cantatrices, douées de ce registre suraigu du soprano, ne sont point de cet avis. Elles approuvent beaucoup une excentricité qui, d’ordinaire, leur vaut de vifs applaudissemens. Mlle Zerr fait peut-être exception ; mais c’est peu probable, car elle lance ces petits cris de poule courroucée avec une audace et un bonheur, malgré leur extrême difficulté, qui font éclater la salle entière de Covent-Garden en bravos et en trépignemens. Tous les publics sont les mêmes en l’endroit de la difficulté vaincue et des tours de force bien faits, quelle que soit leur absurdité. Si Mlle Zerr, au lieu de vocaliser, s’arrêtait avant la fin de son dernier air, pour danser sur la corde roide, et y dansait bien, j’aime à croire le public assez logique pour l’applaudir avec la même chaleur, car la difficulté serait peut-être plus grande encore, et il y aurait en outre pour les spectateurs le charme du danger couru par la virtuose.

    L’auteur du livret, et par suite le compositeur, ont traité beaucoup plus avantageusement le rôle bouffon de Papageno. Outre la part que ce personnage prend à presque toutes les scènes, il a une foule de morceaux charmans à chanter, duos, quintette, rondos et chansons, dont la popularité en Allemagne assura de prime abord le succès de l’œuvre entière, et qui sont restés dans la mémoire de tout le monde au delà du Rhin. De ce nombre sont les couplets (en sol majeur), d’une simplicité si joviale, que Papageno accompagne de temps en temps des cinq notes diatoniques de sa flûte de Pan ; ceux (en fa) qu’il accompagne sur le glockenspiel, et que le compositeur français Devienne reproduisit, peut-être par une réminiscence involontaire, en écrivant son opéra des Visitandines, dans le rondo célèbre Enfant chéri des dames, et enfin la délicieuse et caressante mélodie à deux voix qu’il chante avec Pamina, après le chœur dansé des esclaves, Könnte jeder brave Mann. Papagena n’a rien qu’un duo vers la fin de la pièce, mais ce duo est un chef-d’œuvre de comique et de naturel, et Ronconi et Mme Viardot le disent avec un entrain, une verve et un esprit rares. Restent enfin les pages merveilleuses dans lesquelles Mozart a employé le style que j’appelle antique-religieux. Elles se trouvent toutes au second acte, et contiennent cinq morceaux, cinq miracles, pour lesquels la langue admirative n’a que de pâles et insuffisantes expressions. Ce sont : la marche religieuse instrumentale, l’air avec chœur de Sarastro : « O Isis und Osiris », son second air en deux strophes, les moralités chantées par deux gardes, sur un choral qu’accompagne un morceau d’orchestre en style fugué, et enfin deux chœurs de prêtres. Cela, je le répète, est d’une beauté incomparable et d’une immense élévation de style et de pensée : tout y est beau, expression, mélodie, harmonie, rhythme, instrumentation et modulations. Jamais, avant Mozart, on n’avait approché, même de loin, d’une telle perfection dans ce genre, et je crains qu’on n’en approche plus guère après lui. Il y aurait d’ailleurs folie à le tenter. Ce sont les pyramides égyptiennes de la musique ; elles existent, elles défient le temps et d’impuissantes imitations. Ce qu’on y admire surtout, c’est la majesté souveraine, c’est le calme dominateur de ce Sarastro auquel tout obéit dans le temple d’Isis. Jamais pontife d’aucune religion antique ne l’égala en grandeur, en sérénité, en force et en douceur unies. Il chante la bonté des dieux et le charme de la vertu, et tout vibre sympathiquement à sa voix ; les mystérieux échos du monument qu’il habite semblent lui répondre ; on croit, à l’entendre, marcher avec lui sur le parvis sacré, respirer des parfums inconnus, au milieu d’une atmosphère inondée de lueurs nouvelles et plus douces ; la terre et ses tristes passions sont oubliées. Lui-même, en chantant, tombe en de sublimes extases. Ses accens deviennent de plus en plus grandioses dans leur placide gravité ; sa voix s’abaisse et s’éteint ; le silence s’établit profond, plein de mystères, autour d’elle ; tout se tait et contemple… on est au seuil de l’infini.

    Rien n’est donc plus difficile à atteindre que l’expression et la nuance justes dans l’exécution de cette musique malgré son extrême simplicité. Un peu trop de force de son dans un endroit, la moindre accélération du rhythme dans un autre, l’ombre d’une altération dans le texte mélodique, et c’en est fait, le charme est détruit, le génie disparaît, l’ange de la poésie s’enfuit à tire-d’aile. Aucun des chanteurs que j’ai entendus en Allemagne et ailleurs dans ce rôle ne m’a jusqu’à présent satisfait ; beaucoup d’entre eux m’ont au contraire révolté par leur inintelligence.

    L’acteur allemand Formès, qui le joue ici, me paraît en comprendre et sentir la beauté mieux que tous les autres ; il est sur le point de le bien rendre. Je ne trouve rien à reprendre dans sa manière de chanter le premier air, ô Isis ! qu’un peu trop de force dans l’émission de la voix. Il faut là un timbre spécial qui, sans tomber dans le sotto voce, ne contient absolument rien de rude ni de menaçant, ni même d’attendri. C’est le timbre calme à chercher et à découvrir. Je ferai à Formès quelques autres observations de la même nature pour ses strophes. Il donne beaucoup trop de force, dans l’exposition du thème, à sa voix naturellement énergique ; et par cela seul, au début, il reste en dehors du caractère du morceau. Sur le second temps de la cinquième mesure et même aussi de la première (d’après la plupart des éditions) Mozart a écrit un si dièze ; Formès fait toujours un si naturel : c’est une infidélité. Enfin à la septième mesure, au moment où se détermine la modulation à la dominante, la mélodie contient deux doubles croches que Formès fait triples, ce qui produit dans le chant deux petits soubresauts suffisans pour en détruire à l’instant même la poétique majesté. Le chanteur ne se sera pas rendu compte bien exactement de la valeur des notes de cette mesure. Il dit tout le reste fort bien ; il a trouvé une excellente nuance pour le passage où la voix chante la basse pendant que la mélodie est reprise à l’orchestre par les instrumens à vent, et surtout pour les quatre mesures finales. S’il appuyait un peu moins sur l’ut appogiature de l’avant-dernière, et s’il descendait au mi grave en finissant, sans interrompre le mouvement par un point d’orgue, son exécution serait tout à fait belle ; bien que dans cette conclusion Mozart ait fait remonter la voix par un mouvement diatonique à la quarte au-dessus, au lieu de la faire descendre à la quinte au-dessous. Tous les chanteurs tournent ainsi au grave la direction de la cadence finale, qui devient par là, il faut en convenir, beaucoup plus caractérisée. Mais Mozart, dit-on, avait approuvé la variante.

    Maintenant signalons d’autres défauts dans l’exécution de la Flûte enchantée à Covent-Garden, défauts qu’avec un peu de soin il était facile d’éviter.

    On a négligé de placer un instrument quelconque, violon ou alto, auprès des choristes qui chantent au loin dans la coulisse au premier acte. Les chanteurs, ainsi livrés à eux-mêmes, hors de la protection de l’orchestre, baissent plus ou moins dès la seconde mesure, et produisent ainsi, au lieu d’une harmonie vocale, des discordances horribles.

    Des deux gardes chantant à l’octave l’un de l’autre le choral du second acte, l’un, la basse, chante juste, l’autre, le ténor, chante un quart de ton trop bas. L’effet de ces octaves incorrects est insoutenable.

    La flûte de Pan dont se sert Ronconi (Papageno) n’est pas au diapason de l’orchestre, et les cinq petits tuyaux dont elle est composée ne sont pas même d’accord entre eux. Le est tellement trop haut qu’on pourrait croire à un mi bémol.

    Le glockenspiel (jeu de cloches) avec lequel on accompagne dans l’orchestre d’autres morceaux du rôle de Papageno et l’air de danse des esclaves, n’est qu’un informe amas de sonnettes discordantes, dont les sons en outre se confondent entre eux et forment un carillon charivarique complet.

    Lorsqu’on mit en scène à l’Opéra de Paris, il y a quelque trente-cinq ans, le monstrueux pasticciola Flûte enchantée de Mozart était si insolemment travestie sous le nom des Mystères d’Isis, on fit faire un petit instrument à clavier dont chaque marteau frappait sur une barre d’acier. Les sons de cet ingénieux appareil, que j’ai eu plusieurs fois entre les mains, sont très fins, assez courts pour ne se point prolonger les uns au travers des autres, fort justes et d’un caractère singulier, qui convient on ne peut mieux au sujet. Il est probable que le glockenspiel de Mozart fut un instrument de cette espèce, sinon le même.

    Enfin, pour dernière critique, je reprocherai aux voix et aux trombones de prendre au pied de la lettre les F marqués par l’auteur en divers endroits du chœur des prêtres. Ces accens forts, relatifs au caractère calme du morceau, ne sont point des forte absolus, dont l’effet violent est ici déplacé.

    Le décor au milieu duquel la Reine de la Nuit fait son apparition est beau et savamment éclairé. Il faut louer aussi la mise en scène des prêtres armés de flambeaux et rangés en demi-ellipse autour de Sarastro ; elle est bien entendue et d’un bel aspect. L’orchestre, parmi les sommités duquel on compte deux artistes français, MM. Sainton et Barret, est, comme toujours, admirable de puissance et de verve. Il est du petit nombre des orchestres qui vont tout seuls, et ne commettent de fautes que celles dont leur chef est la cause.

    J’allais oublier de vous dire ce fait considérable, énorme, sans exemple depuis qu’on monte d’anciens chefs-d’œuvre à Covent-Garden : M. Costa n’a rien ajouté cette fois à l’orchestre de Mozart, il l’a laissé intact ; il a permis à l’auteur de se passer des cornets à pistons, de deux cors et même de la grosse caisse, des cymbales et de l’ophicléide, ces instrumens qu’on commençait à croire de première nécessité dans les opéras. Il s’est borné à ajouter quatre mesures au chœur des prêtres au second acte. Illuminons la ville et les faubourgs ! !

Théâtre d’Hay-Market.

Son and Stranger, opéra posthume en un acte, de F. Mendelssohn.

    Ce petit ouvrage fut écrit par Mendelssohn en 1829, pour fêter le vingt-cinquième anniversaire du mariage de ses parens, et exécuté, à l’occasion de cette fête de famille, par des amateurs. L’auteur s’était toujours défendu de le publier. Après sa mort, il n’y avait plus de raisons d’imiter sa réserve, cette partition étant de tout point digne de la publicité. Elle a donc paru cette année, et presque aussitôt le directeur du théâtre d’Hay-Market s’est empressé de la mettre en scène.

    Elle n’offre aucun des caractères propres aux essais des jeunes compositeurs. Dès les premières mesures, on y reconnaît la main d’un maître. Les idées en sont fraîches, le style sobre et clair, l’instrumentation fine et piquante. L’ouverture, bien conçue, est seulement empreinte d’une sorte de tristesse que le sujet ne comporte pas. Il s’agit en effet, autant que j’ai pu le comprendre, d’un jeune militaire qui, après une longue absence, revient dans sa famille sous un déguisement qui empêche ses parens de le reconnaître, et des erreurs et quiproquos qu’amène la présence d’un inconnu qui s’y présente en même temps. Il n’y a rien là de bien mélancolique, mais ce caractère triste de l’ouverture, dû surtout à la prédominance du mode mineur, se remarque dans beaucoup d’autres productions instrumentales de Mendelssohn. Les morceaux de chant de son opéra, au contraire, ont tous la couleur, l’accent, la physionomie, les allures que le drame leur impose. Ils sont tour à tour pleins de gaîté, de bouffonnerie même, d’une sentimentalité douce, et très originaux. Je citerai un joli duo, un air dont la mélodie est touchante, des couplets charmans, un trio très animé, une sérénade fort curieuse dans laquelle le chanteur est toujours interrompu, au milieu de sa période, par la lamentable psalmodie d’un watchman et le bruit de son cornet à bouquin ; le duo fort comique des deux faux watchmen, un lever du soleil dont l’instrumentation est on ne peut plus ingénieuse, un bel air de soprano et un chœur.

    Cet opéra est d’ailleurs bien exécuté à Hay-Market par Weiss, baryton anglais fort bon et dont le jeu a beaucoup de verve humoristique ; par Donald King, agréable ténor, et par miss Louisa Payne, soprano très étendu, vibrant et d’un beau timbre. Miss Payne est une jeune personne dont le talent me paraît au-dessus de la position qu’elle occupe en ce moment ; car le théâtre d’Hay-Market n’est pas, à vrai dire, un théâtre lyrique. Il l’est devenu en l’honneur de Mendelssohn ; on y a introduit, pour jouer son opéra, un très bon petit orchestre, un chœur bien composé ; mais ils n’y sont que de passage, et miss Payne est faite pour figurer sur une scène plus musicale et plus vaste. Elle parle, dit-on, fort bien le français ; nos directeurs devraient s’occuper d’elle ; nous ne sommes pas fort riches en soprani à Paris.

    — J’ai vu la semaine dernière le Figaro de Mozart, au Théâtre de la Reine, mais trombonisé, ophicléidé, en un mot doublé en cuivre comme un vaisseau de haut bord. Mlle Cruvelli jouait le page, et pour la première fois de ma vie j’ai entendu ce rôle chanté d’une façon intelligible. Mlle Cruvelli le dit pourtant avec une passion un peu trop accentuée ; elle fait de Cherubino un trop grand garçon ; elle en fait presqu’un jeune homme. Mme Sontag était Suzanne. Un pareil talent est à peine croyable pour ceux même qui en éprouvent le charme. Voilà une cantatrice qui entend l’art des nuances, qui en possède un clavier complet, et qui sait les choisir et les appliquer !

Manibus date lilia plenis.

    — Je n’ai rien de bien intéressant à vous dire sur le mouvement de la musique religieuse à Londres dans ces derniers temps. J’ai assisté dans Westminster-Abbey à la Purcell’s commemoration. Un petit chœur de voix médiocres chantait avec accompagnement d’orgue des hymnes, antiennes et motets de ce vieux maître anglais. Un petit auditoire recueilli assistait à la cérémonie. C’était froid, stagnant, somnolent, lent. Je m’évertuais à ressentir de l’admiration, et j’éprouvais le sentiment contraire. Puis le souvenir du chœur des enfans à l’église de Saint-Paul étant venu m’assaillir, j’ai fait mentalement une comparaison cruelle, et je suis sorti, laissant Purcell sommeiller avec ses fidèles.

    Sir George Smart a bien voulu, un dimanche, me faire les honneurs de la chapelle de Saint-James, dont il est l’organiste. Hélas ! la musique a abandonné ce réduit depuis que les rois et les reines ont cessé d’habiter le palais. Quelques chantres sans voix, huit enfans de chœur qui en ont trop, un orgue primitif, c’est tout ce qu’on y entend. Cette chapelle fut construite par Henri VIII, et sir George m’a montré la petite porte par laquelle ce bon roi venait rendre grâce à Dieu et chanter les Alleluia composés par lui-même, chaque fois qu’il avait inventé une nouvelle religion ou fait couper le cou à une de ses femmes…..

    — Les travaux des jurys au palais de cristal ne sont pas encore terminés. Ce n’est pourtant pas faute de bien employer le temps. Hier la classe X, chargée de proposer des récompenses pour les facteurs d’instrumens de musique, est restée en séance pendant huit heures. Il faut espérer que M. le ministre du commerce ne nous grondera pas trop au retour, si notre tâche se prolonge au delà du terme qu’il avait fixé. Nous ne l’avons pas fait exprès.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er février 2011.

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