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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 17 JANVIER 1851 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Reprise de Guillaume Tell. Début de Mairalt ; Massol, Mlle Nau. — Mlle Caroline Duprez. — Vivier. Traité international pour conserver la propriété de leurs œuvres aux gens de lettres et artistes en Autriche et en France. Les albums, concerts, le petit Julien. — Manuel de musique militaire, par M. Georges Kastner. — Le Pater de Bortniansky.

    La reprise de Guillaume Tell a été chaleureusement accueillie du public. Artistes et amateurs se sont empressés d’accourir pour réentendre cette belle partition dont ils étaient privés depuis si longtemps. Je sais bien que M. Roqueplan leur avait offert, en compensation, la reprise de l’illustre Rossignol ; mais, ainsi que je crois avoir eu déjà l’occasion de le faire observer, ni la musique ni la poésie de cet ouvrage ne sont à la portée de tout le monde ; il faut, pour les bien goûter, s’être rendu familier avec leurs beautés depuis une quarantaine d’années, et n’avoir point été corrompu par les excentricités de la muse moderne. De là l’opinion assez répandue, et à laquelle nous avouons nous ranger, que le directeur de l’Opéra eût aussi bien fait, dans son intérêt, de se borner à remettre en scène la dernière partition de Rossini tout bonnement. Oui ; mais il fallait un ténor, et Roger, sur qui reposent tous les grands rôles du répertoire nouveau, ne pouvait se charger encore de celui d’Arnold. Alors survint un jeune homme dont les premiers débuts avaient eu lieu à Londres dans la Juive avec un certain éclat ; on vantait la puissance et l’étendue de sa voix. Massol, en outre, dont le succès récent dans l’Enfant prodigue rendait le concours plus précieux, était là pour remplir le rôle de Guillaume ; le sage et toujours excellent Levasseur ne pouvait faire défaut à celui de Walter ; la gracieuse Mlle Nau, depuis peu rendue à la troupe chantante de l’Opéra, offrait une charmante Mathilde, et M. Roqueplan dut se dire : Maintenant, laissons un peu reposer le Rossignol et reprenons Guillaume Tell. —Malheureusement les rôles principaux ne sont pas tout dans une partition semblable et l’effet de l’œuvre ne peut être complet qu’à l’aide d’un ensemble excellent. Or, dans plusieurs parties, l’exécution des masses vocales a laissé à désirer : les nuances dans certains chœurs étaient à peine observées ; les soprani surtout chantaient constamment fort et n’attaquaient pas toujours juste. On voyait que les études avaient été faites à la hâte, au milieu d’autres travaux, et qu’on n’avait demandé aux choristes que la mémoire des notes. En outre, la jeune personne chargée du rôle de Jemmy a si peu de voix, qu’au travers des orages de l’harmonie Rossinienne, il lui est absolument impossible de se faire entendre. Cette exécution du chef-d’œuvre a suffi néanmoins, je dois le dire, pour réveiller l’enthousiasme. Les habitués de l’Opéra se félicitaient hautement d’une si bonne fortune ; bien plus, la foule était accourue, il y avait recette. La recette ! mot puissant qui change des vallées en montagnes et des montagnes en vallées !…

    La salle était même garnie de bonne heure. On avait voulu entendre l’ouverture, que l’orchestre a rendue avec une verve incomparable et qui a été saluée de trois salves d’applaudissemens. Massol ensuite a obtenu le même honneur dans son solo : Il chante en son ivresse. Sa manière de phraser ce beau passage est large et noble, sa voix magnifique s’y déploie avec tous ses avantages, et, chose étonnante, Massol ne chante guère là, comme dans le reste de son rôle, que ce qu’il y a. Il faut lui en savoir beaucoup de gré, la plupart des virtuoses étant aujourd’hui disposés à se croire les auteurs de la musique qu’ils ont à rendre, et libres en conséquence de la modifier à leur gré. Et si l’on se hasarde à leur reprocher cette erreur, on court grand risque de se faire traiter comme M. Gogo est traité par Robert Macaire dans la fameuse scène des actionnaires. « Oh ! dès qu’on demande des comptes, dit Robert, vous comprenez que le commerce n’est plus possible ! » — « Oh ! dès qu’on demande l’exécution fidèle de ce qu’écrivent les maîtres, disent les chanteurs, vous comprenez que l’art du chant n’est plus praticable. »

    Sauf une addition malheureuse qu’il fait à la fin de son dernier air en répétant trois syllabes (Elle nous attend, NOUS ATTEND tous les deux) et quelques notes changées par-ci par-là, Massol chante Guillaume plus fidèlement que la plupart de ses devanciers. Le rôle lui convient et il convient au rôle ; il a même fait ressortir d’une façon nouvelle les traits les plus saillans de cette figure simple et énergique. Son succès a donc été grand et mérité ; mais qu’il se garde de reproduire l’effet de voix saccadée qu’il a introduit, en détachant chaque note, dans le milieu du trio, et de dire : Le – re – mords – le – dé – chi - re. Cela rentre dans le style bouffe et il est certain que l’artiste n’a pas l’intention de faire rire à cet endroit.

    Mlle Nau, pendant sa longue absence, n’a rien perdu de la fraîcheur de sa voix ; elle n’a pas acquis non plus la force et l’ardeur dramatiques qui lui manquaient. Son charme principal est dans une sorte de mélancolie gracieuse et résignée qui s’allie volontiers, dans plusieurs scènes, au caractère de la jeune et romanesque princesse, éprise du fils de Mechtal. Les ornemens qu’elle a cru devoir ajouter aux ornemens de Rossini dans la romance Sombre forêt, chef-d’œuvre d’originalité, de poésie et d’un coloris si romantique, sont au moins superflus. Il est vrai que si l’on demande des comptes, etc…..

    J’ai découvert que la plupart des maîtres de chant de Paris enseignaient à leurs élèves l’art de défigurer cette exquise mélodie. Rossini doit s’estimer heureux, sans doute, que ces messieurs veuillent bien retoucher sa musique, et lui faire l’aumône de quelques idées. Il sait bien, d’ailleurs, que, sans cela, le commerce ne serait plus possible.

    Parlons maintenant du nouveau ténor. Mairalt est un grand et beau jeune homme, dont la voix de poitrine, vibrante, mais un peu dure, a une grande étendue. Il peut, en conséquence, exécuter aisément les passages que les autres ténors ses devanciers n’ont jamais abordés qu’avec inquiétude et sans faire des efforts plus ou moins bien déguisés. Telle est, entre autres, la terrible phrase du trio de Guillaume Tell : « O ciel ! ô ciel ! je ne te verrai plus ! » où la voix doit s’élever lentement et avec une force croissante du mi au si naturel aigu. Le débutant a excité là de bruyans applaudissemens. Qu’il ne s’y trompe pas cependant, il ne possède point encore les qualités qui constituent réellement le chanteur. Ses études sont extrêmement imparfaites, et à part l’avantage dont je viens de parler, sa voix a besoin, plus que beaucoup d’autres voix, d’être longtemps et obstinément travaillée. Elle manque de souplesse, ses intonations ne sont pas toujours fixes, c’est-à-dire que les notes tenues montent et baissent alternativement. En outre, et ceci est plus difficile à obtenir, il ne possède ni le registre de tête ni la voix mixte. Quand il veut employer les sons de cette espèce, on ne l’entend plus : témoin l’andante du duo avec Mathilde : « Doux instans », où le solo du ténor ainsi chanté disparaît tout à fait. Il en est de même de celui : « O ciel ! tu sais si Mathilde m’est chère », et du précédent : « O Mathilde, idole de mon âme », l’un et l’autre inabordables en ce moment pour lui. Mairalt a été plus heureux dans l’andante de l’air final : « Asile héréditaire », et dans la plupart des passages où il faut de la force et de l’éclat. La peur lui a fait un peu précipiter son débit dans les récitatifs, à la première représentation. Ce défaut était beaucoup moins sensible à la seconde. Il n’a pas fait de fautes de rhythme, et n’a jamais manqué d’aplomb musical. Je lui saurais très bon gré de nous avoir rendu intégralement, le premier soir, la belle pensée de Rossini, dans le duo du second acte sous ces mots: Dût-elle nous perdre tous deux. La mélodie est là d’une vérité et d’une expression poignantes ; elle descend graduellement, et tombe enfin sur le mi bas (note peu sonore des ténors) comme l’accent de plus en plus faible d’un cœur passionné, qui, reconnaissant l’inutilité de la lutte, s’abandonne à un amour qui doit tôt ou tard le briser. Oui, il faudrait remercier le débutant d’avoir rendu fidèlement cet admirable inspiration, si à la seconde représentation il ne se fût ravisé et n’eût reproduit la correction opérée traditionnellement depuis dix ans à cet endroit par les imitateurs de Duprez ; correction qui consiste à faire à la fin de la phrase précisément l’inverse de ce qu’a fait le compositeur, et à éviter la conclusion de la phrase sur les notes faibles de la voix au moyen d’un arpége qui la fait remonter brusquement à l’octave supérieure. Contre-sens grave ! irrévérence plus grave encore envers le maître !!! Dans l’intervalle de la première représentation à la seconde, Mairalt aura sans doute rencontré quelque maître…. de chant, qui lui aura dit : « Duprez changeait ainsi la phrase et fuyait adroitement la note sourde écrite par l’auteur », et le débutant se sera hâté de profiter de l’avis. Hé ! malheureux, si Duprez a commis cette faute, elle n’en est pas moins grave :

Et lorsque sur quelqu’un l’on prétend se régler
C’est par ses beaux côtés qu’il lui faut ressembler.

    Vous ignorez donc tous qu’une note faible ainsi placée est admirable, tandis que la note forte et sonore que vous lui substituez choque le bon sens et révolte les auditeurs sensibles à la vérité d’expression ? Mais je m’aperçois que je demande des comptes….. mille pardons.

    Il m’a fallu pourtant du courage cette fois pour rappeler ici une erreur de Duprez. Je suis encore sous le coup de l’impression que m’a faite vendredi dernier l’apparition de Mlle Caroline Duprez, sa fille et son élève, dans le rôle de Lucia, au Théâtre-Italien. Cette soirée est de celles qu’on n’oublie pas. Je n’en ai vu qu’une plus belle, ce fut celle où le père de la jeune débutante parut à l’Opéra dans Guillaume Tell pour la première fois. Seulement jeudi dernier l’intérêt était double en ce sens que Duprez reparaissait dans le rôle d’Edgard pour présenter en personne sa fille au public. J’empiéterais sur les attributions de mon savant confrère, M. Delécluze, en analysant le talent de Mlle Duprez ; je lui demanderai la permission de dire à mon tour combien l’auditoire entier a été étonné d’abord, ensuite ravi et ému, en découvrant à l’improviste un tel trésor de qualités diverses chez cette jeune personne dont le nom et l’existence même étaient restés ignorés jusqu’ici. Ce froid public du Théâtre-Italien s’est passionné jusqu’au délire ; c’étaient des cris, des rappels, des fleurs, des applaudissemens, des exclamations, des murmures à donner le vertige à une jeune fille moins bien organisée. Mais Mlle Duprez, toute jeune, frêle et délicate qu’elle soit, est évidemment douée de la volonté énergique et obstinée de son père. Elle se possède parfaitement, et rien ne la trouble parce qu’elle ne veut pas être troublée. Elle m’a rendu la Lucie de Walter Scott telle que je me la suis toujours figurée : mince, élégante, armée de deux grands yeux profonds, froide à l’extérieur et cachant dans son âme des ardeurs dévorantes.

    Duprez ne s’est point oublié au milieu des vives émotions qui devaient agiter son cœur de père et de maître ; et plusieurs fois il a trouvé de ces élans qui révolutionnent toute une salle et auxquels un auditoire français ne résiste pas. Le bonheur de M. Lumley continue.

    Pendant que nous nous livrons à ces transports à Paris, Mme Frezzolini se fait adorer à Madrid, Barroilhet prend une belle part à ses triomphes, Mme Stoltz fait, dit-on, tourner toutes les têtes à Lisbonne, et Jenny Lind fait perdre la leur aux sénateurs américains, les seuls hommes de cette population qui l’eussent conservée jusqu’ici.

    Qu’on dise encore maintenant : Les dieux s’en vont. Jamais époque ne fut plus religieuse que la nôtre. Ce qui n’empêche pas les artistes de faire aussi un peu de musique de temps en temps ; et jusqu’à présent ils n’ont point été trop rigoureusement punis de leur témérité. Voici même la Société du Conservatoire qui vient de reprendre ses séances dominicales avec le même admirable répertoire qu’elle exécute d’une si merveilleuse façon. Dimanche dernier la symphonie héroïque de Beethoven, une symphonie de Haydn, un solo de flûte par M. Altès, un Miserere à quatre voix de femmes, de Hasse, et un charmant petit morceau de Castor et Pollux, de Rameau, ont commencé la série de ces beaux concerts. Si après tant de colonnes élevées à la gloire de ces chefs-d’œuvre, je possédais l’art de les louer encore d’une façon intéressante pour le lecteur, je serais beaucoup plus qu’un simple mortel, évidemment, et l’on en viendrait à me rendre des honneurs divins, sinon en Amérique et en Portugal, au moins dans le faubourg Poissonnière. Sed homo sum, et je me tais parce que je n’ai plus rien à dire.

    Au dernier concert de la Société Philharmonique, on a entendu avec un vif intérêt deux chœurs admirables de Lesueur, celui de la Caverne « la bonne aubaine ! » et l’hymne des Mages dans son opéra posthume, Alexandre à Babylone. Il est vraiment singulier qu’il ne vienne pas à la pensée du directeur de l’un de nos théâtres lyriques, de celui de l’Opéra surtout, de remettre en scène la partition de la Caverne, à peu près inconnue de la génération actuelle, et dont les chœurs d’hommes, convenablement organisés et dramatiquement exécutés, produiraient un si grand effet.

    Dans la même séance, le public a couvert d’applaudissemens un enfant prodige, très réellement prodigieux, le jeune Julien, de Vienne (Dauphiné), âgé de dix ans et demi au plus, et violoniste fort remarquable. Il a joué une fantaisie de son maître, Alard, hérissée des plus grandes difficultés, avec un aplomb et une sûreté d’archet imperturbables. Et ce qui étonne davantage, il a chanté les mélodies lentes avec une expression dont bien des virtuoses qui ont atteint l’âge des passions ne donnent pas souvent l’exemple.

    Deux concerts ont été donnés aussi par M. Lacombe, pianiste compositeur d’un mérite incontesté, dont les œuvres et le talent d’exécution seront mieux appréciés dans quelques années ; l’avant-garde du public leur rend déjà pleine et entière justice.

    Vivier, ce cor qui a tant d’âme, ainsi qu’il le dit et le prouve, a fait une courte apparition à Paris. Au moment où il allait se décider à s’y faire entendre une invitation pressante et appuyée d’argumens irrésistibles lui est venue d’Angleterre.

    Il est maintenant à Manchester, où son succès est tel, qu’on crie encore (bis) à presque tous ses morceaux. Il en est venu à demander grâce à son auditoire. On sait que Vivier joue à plusieurs parties sur son cor, au moyen d’un procédé déjà connu avant lui, mais non encore expliqué. Dernièrement, comme le public s’obstinait à lui faire redire une romance qu’il venait d’exécuter à trois parties, le virtuose, exténué, s’avançant sur le devant de l’orchestre, fit signe qu’il désirait parler et voulut dire : « Ladies and gentlemen, I have performed three songs together. » Mais comme il ne sait pas l’anglais, il se borna à faire en français vulgaire l’allocution suivante : « Mesdames et Messieurs, j’ai exécuté trois airs à la fois, le programme n’en annonçait qu’un, j’ai donc fait plus que de le répéter ; veuillez me dispenser du bis, je suis très fatigué. » Et le public de partir d’un immense éclat de rire : il n’avait rien compris.

    M. le docteur J. Bacher, qui exerce à Vienne une influence si active et si heureuse sur le mouvement des arts, s’occupait depuis quelques années d’un projet important pour l’amélioration de l’existence matérielle des artistes. Il s’agissait d’obtenir un traité entre l’Angleterre, la France et l’Autriche pour garantir aux gens de lettres, compositeurs de musique, peintres, dessinateurs et graveurs, la propriété de leurs œuvres dans les trois pays. Ce projet, dont on ne pouvait méconnaître l’utilité, a été examiné dernièrement et vivement approuvé par une assemblée formée des cinq associations que préside à Paris M. le baron Taylor. Une commission a été nommée pour poser les bases du traité. Grâce à la connaissance complète que possédait M. Bacher des difficultés de la question et à l’empressement que les commissaires français ont mis à le seconder dans ce travail, tout est à peu près terminé à cette heure. La question ayant été étudiée par les parties intéressées, la tâche des hommes d’Etat bienveillans et éclairés des trois gouvernemens est maintenant de réaliser le vœu des artistes, en amenant le plus promptement possible la conclusion du traité international.

    Vont-ils gagner de l’argent et acquérir de la gloire maintenant, nos auteurs de romances, de barcaroles, de chansonnettes, de polkas, de valses, nos producteurs d’albums de toutes les dimensions et de toutes les couleurs ! On ne les connaît, il est vrai, ni à Londres, ni à Vienne, ni à Prague, ni à Pesth ; mais s’ils n’y sont pas connus, c’est que tant qu’il n’y a pas eu de droits d’auteur à leur payer, les éditeurs étrangers s’abstenaient de reproduire leurs œuvres par excès de délicatesse. Lors donc que la conscience de ces honnêtes éditeurs va être en repos, et que pour 40,000 florins, que dis-je ? pour beaucoup moins encore, ils pourront acquérir le droit de publier une romance d’Etienne Arnaud, une ballade de Mme Victoria Arago, une valse de Pilati, une redowa de Daniele, Dieu sait s’ils vont en inonder l’Angleterre et l’Autriche, et si l’on voudra plus y entendre parler de Schubert, de Proch, de Lanner et de Strauss !

    Cette réflexion m’est suggérée par l’examen impartial que je viens de faire des nombreux albums dont on m’a fait cadeau pour mes étrennes le premier jour de l’an. On trouve dans presque tous des particularités de style dont il n’y a pas de trace dans les œuvres de Schubert ni même dans celles de Beethoven. Ces albums ne peuvent donc manquer de paraître curieux aux dilettanti autrichiens et d’obtenir parmi eux un succès immense, succès toutefois qui ne saurait égaler celui qui leur est assuré en France, ces œuvres charmantes étant toujours écrites spécialement pour les amateurs non musiciens. Or si en Autriche, sur vingt personnes prises au hasard, on peut encore en trouver au moins quinze qui ne sachent pas la musique, en France, sur le même nombre, on en trouve au moins vingt.

    Je dois distraire de cette catégorie d’heureuses compositions les albums écrits pour et par des musiciens plus ou moins avancés. De ce nombre sont l’album de M. Fr. Bonoldi, ceux de M. Bérat, de M. le vicomte de Waresquiel, celui intitulé : Heures d’amour, poésie de M. Hippolyte Lucas, musique de M. Charles Manry ; il contient de charmantes choses ; le riche album de piano du célèbre et merveilleux harpiste Godefroid, et l’album-Strauss, dédié à la ville de Paris et à l’empereur de Russie, rien que cela.

    Je ne puis, ni ne veux, ni ne dois omettre dans la nomenclature des albums écrits par et pour des musiciens celui qui m’est arrivé, non pas de la rue Vivienne, ni de la rue Richelieu, ni du boulevard Montmartre, mais de Moskou [sic], grande ville récemment découverte au centre de l’empire russe, et où la production des albums commence déjà à se manifester ; telle est la rapidité des progrès de la civilisation dans ce pays-là. Cet album n’est pourtant pas écrit par un Russe, bien que les Russes, ceux surtout qui ne sont pas musiciens, fussent capables de confectionner cet article de commerce aussi facilement que nous ; mais l’empereur Nicolas n’entend pas raillerie sur ce chapitre, et rien jusqu’à présent, par le fait de ses sujets, n’a troublé l’harmonie dans ses vastes Etats. Non, l’album dont je me fais un plaisir d’entretenir le lecteur s’est échappé de la plume d’un savant musicien, pianiste habile, improvisateur infatigable, que j’ai connu et admiré à Vienne il y a quelques années : il se nomme Seymour-Schiff.

    Les journaux étrangers ont déjà signalé à l’attention des amateurs la plupart des morceaux de ce recueil, écrit pour piano, chant, violon et violoncelle. On trouve dans ce volume, dédié au prince Woronzoff, une réunion de délicieux airs de danse, de romances dont quelques unes sont d’une beauté tout à fait classique tant sous le rapport du chant que sous celui de l’accompagnement. Il ne faut pas se méprendre ici sur la futilité de la forme donnée à ces morceaux. Ce sont pour la plupart des compositions plus ou moins sérieuses, marquées au coin d’une véritable originalité. Chacune a sa physionomie particulière, suivant le pays dont elle retrace un souvenir ou la situation qu’elle veut rendre. Mais pour exécuter ces diverses pièces, les airs de danse surtout, il faut, comme pour l’album de Godefroid que j’ai cité plus haut, être maître du clavier, jouer du piano enfin, et vigoureusement.

    Il me reste à parler d’un gros livre qui ne ressemble aux albums ni par son luxe typographique, ni par ses gravures, ni par le sujet qu’il traite ; livre utile, qui décèle dans son auteur autant de science musicale que d’érudition bibliographique. Il s’agit du Manuel général de musique militaire, par Georges Kastner. Ce travail est doublement précieux, en ce qu’il remplit une lacune importante dans l’histoire de l’art, et qu’il présente une foule de faits bien coordonnés et un examen approfondi de tout ce qui peut contribuer à l’amélioration de la musique militaire. Malgré certaines parties purement didactiques, cet ouvrage éveille chez le lecteur un intérêt qui ne s’affaiblit point de la première page à la dernière. Dans le premier livre, M. Kastner a rassemblé ce que les documens historiques permettent de constater sur la musique militaire des différentes nations du globe, depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’époque de la réforme opérée en France dans cet art il y a peu d’années. L’auteur est ainsi amené naturellement, au deuxième livre, à l’historique de cette réforme, dont il avait précédemment démontré la nécessité, et qui fut l’objet spécial des travaux d’une commission nommée en 1845 par un arrêté ministériel. C’était là un point délicat, car M. Kastner, secrétaire rapporteur de la commission, avait ici à rendre un compte impartial des petites intrigues, des jalousies de métier qui cherchèrent alors à entraver les études de la commission et à l’empêcher d’atteindre le but qu’elle se proposait. On sait que le projet de réforme fut réalisé néanmoins par l’adoption des perfectionnemens et des inventions de M. Adolphe Sax dans la fabrication des instrumens à vent.

    Après avoir terminé le deuxième livre par quelques propositions neuves pour l’amélioration de la musique militaire, M. Kastner donne au troisième des indications sur la composition des différens morceaux qui conviennent à ce genre spécial, sur les qualités requises pour un bon chef de musique, sur le moyen de faire de bonnes études et d’obtenir une bonne exécution des œuvres nouvelles, et il termine par la proposition d’un recueil de chants militaires pour l’armée. Cet ouvrage contient en outre un nombre considérable de planches exécutées avec un soin tout particulier, et représentant les principaux instrumens usités dans les bandes militaires chez les différentes nations depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours. Les dernières planches contiennent le curieux recueil des batteries et des sonneries de l’armée française sous les règnes de Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, sous la République et l’Empire ; puis celui des batteries et sonneries des pays étrangers, tels que l’Italie, la Belgique, la Prusse, l’Autriche, la Bavière, le Hanovre et l’Angleterre. Parmi les pages les plus intéressantes de ce livre, nous signalerons celles que M. Kastner a consacrées à l’histoire des travaux de M. Sax. Nous avons été des premiers à reconnaître l’importance et le bonheur des tentatives de cet habile facteur, et à prédire la révolution qu’il allait amener dans la fabrication des instrumens. Tout l’ouvrage de M. Kastner vient à l’appui de notre opinion. La révolution que nous annoncions est aujourd’hui accomplie et les plus ardens détracteurs de M. Sax en sont réduits à se servir de ses instrumens ou à les contrefaire.

    Je croyais pouvoir, en finissant, annoncer aux habitués des concerts de la grande Société Philharmonique une bonne nouvelle. Le général Lwoff, directeur de la chapelle impériale de Saint-Pétersbourg, a bien voulu nous adresser une riche collection de ces chœurs qu’exécutent avec une perfection si extraordinaire, dans les cérémonies religieuses, les chantres de la cour. Nous nous fussions empressé de faire entendre l’un de ces morceaux au concert que donnera cette Société le mardi 28 de ce mois. Malheureusement le paquet n’est point encore arrivé. Mais, dans le programme de cette soirée, les amateurs de ce beau genre de musique trouveront le Pater, de Bortnianski, prière d’une onction touchante et de la plus suave harmonie, que nous devons à l’obligeance du prince Emmanuel Galitzin.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 mars 2011.

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