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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 1er JANVIER 1851 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation de la Dame de Pique, opéra comique en trois actes, de MM. Scribe et Halévy.

    Je ne suis pas de ceux qui disent : Ce n’est rien, c’est un opéra comique en trois actes, qui commence à sept heures et demie et finit à une heure moins un quart. Je dis que c’est beaucoup, et que si ledit opéra finissait à minuit et demi, voire même à minuit et quart, ce serait encore bien suffisant. Mais le public cherche avant tout les gros morceaux ; les longs ouvrages ne lui font pas peur : il aime qu’on le fatigue, qu’on l’accable, qu’on l’extermine ; il n’est content que lorsqu’il n’en peut plus. Je dois donc tout d’abord louer les auteurs de la Dame de Pique pour les justes proportions de cet ouvrage. « Vous louez beaucoup depuis quelques années, me dira-t-on, vous êtes devenu prodigieusement doux et bénin. — Eh, mon Dieu ! bénin tant qu’il vous plaira. On n’est pas plus sûr de se voir pour cela le bien venu. L’éloge est toujours fade, froid et sans consistance pour certains robustes appétits. Et vous aurez beau leur repéter, avec votre voix la plus flûtée : « Prenez-le, messieurs, prenez-le, mesdames, il est bénin, bénin, bénin ! » Vous trouverez bon nombre de Pourceaugnac qui, poursuivis par votre louange, se retourneront indignés et porteront vivement la main à leur oreille pour ne pas l’y laisser pénétrer. Je fais une exception en faveur des auteurs. Ceux-ci me semblent en général de meilleure composition. Pourvu qu’on dise chaleureusement à chacun d’eux, quand il lance une production nouvelle : « Encore un chef-d’œuvre ! encore un chef-d’œuvre supérieur aux chefs-d’œuvre nombreux que ce maître a déjà produits ! C’est comme chez Nicolet, toujours de plus fort en plus fort ! C’est merveilleux ! c’est sublime ! c’est inouï ! en ayant soin d’ajouter : Tous les autres auteurs sont de pauvres hères ! » Ils sont à peu près satisfaits. Du moins, ils ont le bon esprit de ne pas maltraiter, même en paroles, le malheureux critique qui s’est évertué à les louer ainsi. Mais pour certains virtuoses, chanteurs et acteurs, il n’y a plus qu’un moyen de leur plaire, c’est de se rouler à terre, de s’arracher les entrailles d’enthousiasme. S’il s’agit des grandes déesses surtout, qu’est-ce qu’une voix de plus ou de moins, au milieu du concert de louanges, d’hymnes, de cantiques, d’odes brûlantes, de dithyrambes éperdus dont elles sont saluées incessamment ?… Les seuls hommages capables de toucher encore ces êtres d’une nature supérieure répugnent à nos mœurs prosaïques et choquent les humaines idées. Il faudrait se jeter sous les roues de leur char, les traiter en idoles de Jagrenat, ou devenir fou d’amour, se faire enfermer dans une maison d’aliénés où les bonnes déesses pourraient, enveloppées d’un nuage, venir de temps en temps contempler leurs victimes. Il leur serait sans doute assez agréable de voir le public, tout entier saisi d’un accès de frénésie, les dames s’évanouir, tomber en attaques de nerfs, en convulsions, et les hommes s’entre-tuer dans la fureur de leur enthousiasme ; peut-être même accepteraient-elles des sacrifices de jeunes vierges ou d’enfans nouveau nés, à la condition que ces hosties fussent de noble extraction et d’une beauté rare….. Il vaut donc mieux, décidément, quand on ne se sent pas doué d’une telle exaltation religieuse se tenir à l’écart hors du temple et détourner les yeux prudemment de ces faces éblouissantes. C’est même faire œuvre pie que d’avoir l’air impie ; car on courrait le risque d’offenser en adorant mal. Se figure-t-on un homme qui se bornerait aujourd’hui à dire à Jenny Lind : « Divinité, pardonne à l’impossibilité où sont les faibles humains de trouver un langage digne des sentimens que tu fais naître ! Ta voix est la plus sublime des voix divines, ta beauté est incomparable, ton génie infini, ton trille radieux comme le soleil ; l’anneau de Saturne n’est pas digne de couronner ta tête ! Devant toi les mortels n’ont qu’à se prosterner ; permets-leur de rester en extase à tes pieds ! »

    La déesse, prenant en pitié de si misérables éloges, répondrait dans sa mansuétude : « Quel est donc ce manant, ce paltoquet ? »

    Ce qui est plus triste encore dans cette maladie étrange qui semble s’être emparée du peuple entier des artistes depuis quelques années, c’est qu’elle n’a pas pour cause, dans la plupart des cas, l’amour de la gloire, l’émulation, l’orgueil, mais le plat amour de l’argent, l’avarice ou la passion du luxe, l’insatiabilité des jouissances matérielles. On veut des éloges hyperboliques, parce que seuls ils ébranlent encore la foule incertaine, et la dirigent de tel ou tel côté. Et l’on veut la foule, parce que seule elle apporte l’argent. Ce n’est pas de notre temps qu’un poëte oserait faire dire en scène à l’un de ses personnages les nobles paroles placées par Shakespeare dans la bouche d’Hamlet :

    « Souvenez-vous qu’il vaut mieux mériter le suffrage d’un seul homme de goût que d’obtenir les applaudissemens d’une salle pleine de spectateurs vulgaires ! » Ce n’est pas de notre temps qu’on trouverait beaucoup d’auteurs (on en trouve pourtant, je le reconnais) capables de se borner à écrire quelques ouvrages excellens, mais peu lucratifs, et de préférer cette production modérée et soignée à l’exploitation constante de leur esprit, si épuisé qu’il soit. Exploitation comparable à celle d’une prairie qu’on fauche et refauche jusqu’aux racines, sans laisser à sa toison végétale le temps de repousser. Qu’on ait des idées, qu’on n’en ait pas, il faut écrire, écrire vite et beaucoup ; il faut accumuler des actes, pour accumuler des primes, pour accumuler des droits d’auteur, pour accumuler des capitaux, pour accumuler des intérêts, pour attirer en soi et absorber tout ce qui est d’une absorption possible ; comme font ces animaux infusoires, nommés vortex, qui établissent un tourbillon au devant de leur bouche toujours béante, de manière à toujours engloutir les petits corps qui passent auprès d’eux. Et pour se justifier on cite modestement Voltaire et Walter Scott, qui pourtant ne plaignaient ni leur temps ni leurs peines à parachever leurs ouvrages.

    D’autres, sans prétendre à la fortune à laquelle tant de gens se croient des droits aujourd’hui, se bornent à désirer l’aisance, se laissent entraîner à faire commerce du talent réel qu’ils possèdent et grattent jusqu’au tuf un sol capable de porter de beaux fruits s’il était sagement cultivé. Ceci est moins blâmable, il est vrai ; la nécessité n’est pas mère de l’art. Mais c’est fort déplorable aussi, et cela amène, non seulement pour la dignité des hommes intelligens, mais pour les jouissances que le public achète, les plus fâcheux résultats. Les vendeurs ne livrent trop souvent alors sur le marché que de la pacotille. De cette inexorable et plus ou moins rapide production sortent à la fois, en grouillant dans leur disgracieux enlacement, les formules, la manière, le procédé, le lieu commun, qui font que tous les ouvrages de la plupart des maîtres de la même époque, écrits dans les mêmes conditions, se ressemblent. On trouve trop long d’attendre que les pensées naissent, et de chercher pour elles de nouvelles formes. On sait qu’en assemblant des scènes, des mots de telle ou telle façon, on amène des combinaisons acceptées par le public de toute l’Europe. A quoi bon alors chercher à les assembler autrement ? Ces combinaisons ne sont que des enveloppes d’idées ; il suffira de varier la couleur des étiquettes, et le public ne s’apercevra pas de si tôt que l’enveloppe ne contient rien. L’important n’est pas de produire quelques ouvrages bons, mais de nombreux ouvrages médiocres qui puissent réussir et rapporter vite. On a observé jusqu’où la tolérance du public pouvait s’étendre, et, bien que cette bénignité qui ressemble à de l’indifférence ait de beaucoup dépassé les bornes posées par le bon sens et le goût, on se dit : « Allons jusque-là, en attendant que nous puissions aller au delà. Ne cherchons ni l’originalité, ni le naturel, ni la vraisemblance, ni l’élégance, ni la correction ; ne nous inquiétons ni des vulgarités, ni des platitudes, ni des barbarismes, ni des pléonasmes, si les uns et les autres sont plus promptement écrits que les choses douées des qualités contraires. Le public ne nous saurait aucun gré de notre susceptibilité. Gagnons du temps ; car le temps c’est de l’argent, et l’argent c’est tout. » — Et c’est ainsi que dans des œuvres qui certes ne sont pas sans mérite sous d’autres rapports, les rieurs peuvent relever des fautes grotesques qui n’eussent pas coûté, pour les corriger, vingt minutes d’attention à leur auteur. Mais vingt minutes cela vaut sans doute 20 francs, et pour 20 francs on se résigne volontiers à laisser chanter dans le septuor du combat au troisième acte des Huguenots : « Quoi qu’il arrive ou qu’il advienne. » Mot célèbre, non unique, qui m’a fait perdre dernièrement une gageure assez importante. Quelqu’un m’assurant qu’il ne se trouvait point dans l’opéra que je viens de citer et qu’on n’oserait chanter à l’Opéra une naïveté aussi remarquable, je soutins le contraire ; un pari s’ensuivit ; on vérifia le fait et je perdis. On chante : « Quoi qu’il advienne ou qu’il arrive. »

    Assez de morale ; venons à la Dame de Pique ; racontons ses diverses apparitions et disons les péripéties qu’elle amène dans cette longue bouillote en musique qui dure, je le répète, de sept heures et demie à une heure du matin. Il n’est pas d’usage à l’Opéra-Comique de faire imprimer avant la première représentation le livret de la pièce nouvelle ; cette précaution est généralement en faveur de quelques uns des auteurs vulgairement dits poëtes qui écrivent pour ce théâtre, mais elle n’est point commode pour les prosateurs obligés d’analyser ces poëmes après une seule audition. De là bien des erreurs commises par ceux-ci, et qu’on doit excuser, quand elles sont involontaires.

    Nous sommes en Russie, dans le château du directeur des mines de la princesse Paulowska ; directeur d’un nom quelconque en off. C’est l’heure où les esclaves chargés des travaux de la mine viennent de recevoir leur paie. Au lieu de songer au repos dont ils ont tant besoin et au bien-être de leur famille, les voilà qui se livrent à un jeu effréné. André Rosko, affranchi, contre-maître des mineurs, joue et perd le prix de son travail d’une semaine Il n’a plus rien. Peu soucieux du chagrin qu’éprouve de cette perte la jeune Izanka sa fiancée, fille du directeur, André ne songe qu’à jouer encore et à gagner enfin, par quelque moyen que ce soit. Un financier allemand, qui se trouve là, raconte devant André l’anecdote suivante : « Voici à moi, dit il, ce qui m’a été raconté : Un chambellan de l’empereur Pierre III, obligé de prendre part au jeu de l’impératrice, perdait des sommes extravagantes ; son désespoir se lisait sur ses traits, quand la princesse Paulowska, le prenant à part : Je vais vous indiquer un moyen certain de regagner tout ce que vous avez perdu, si vous me donnez votre parole d’honneur de ne plus jouer ensuite et de ne jamais révéler ce secret. — Princesse, je vous la donne avec joie. — Eh bien ! jouez en doublant toujours sur trois cartes que je vais vous désigner. — Le chambellan suivit le conseil, regagna en quelques minutes tout ce qu’il avait perdu, et plus encore. » On se figure l’avide anxiété du contre-maître après ce récit. Il ne rêve plus qu’au moyen de connaître ces trois cartes qui gagnent toujours. Comment y parviendra-t-il ?… Voici venir un militaire, chargé de dépêches pour le directeur de la mine. Il a rencontré sur sa route une jeune femme qui n’est ni belle ni même jolie, tant s’en faut ; elle boite et porte une fort disgracieuse protubérance sur l’épaule gauche. Mais elle a tant de charme dans l’esprit, une expression si vive anime ses beaux yeux, que notre militaire l’aime déjà à la folie. Il l’a d’ailleurs protégée chemin faisant contre des brigands. La voyageuse bossue, puisqu’il faut lâcher cette fâcheuse épithète, n’est autre que la princesse Paulowska. La voici, elle arrive pour se reposer quelques heures chez le directeur de ses mines. Constantin, son jeune chevalier, cherche à trouver une occasion de lui laisser deviner ses tendres sentimens. Mais le colonel Zizianeff, un intrigant qui a un plan hostile aux vues de Constantin, s’avise de vouloir, lui aussi, faire sa cour à la princesse. Fureur de Constantin qui le provoque. « Nous nous battrons, Monsieur. — Très volontiers, dit l’autre, quand vous m’aurez payé les 300,000 roubles que votre père devait au mien et que vous me devez maintenant. Il serait par trop commode de s’acquitter en tuant son créancier. En attendant, comme vous n’êtes que sergent et que vous avez insulté en moi votre supérieur, je vais vous faire arrêter et envoyer mon rapport sur votre conduite. L’empereur jugera. »

    Constantin est aussitôt descendu dans le mine et enfermé dans un cachot à cinq cents pieds sous terre. La princesse désolée, en apprenant la disgrâce de son adulateur, jure qu’elle le délivrera, quoi qu’il arrive ou qu’il advienne. Elle se fait descendre à son tour dans la mine sous prétexte d’en visiter les curieuses galeries ; mais Zizianeff, devinant son intention, se présente pour l’y accompagner, et jure qu’elle ne délivrera pas le prisonnier, quoi qu’il arrive ou qu’il advienne. Le banquier allemand dont nous avons déjà parlé a accompagné le colonel et la princesse dans leur excursion souterraine. Zizianeff, obligé de faire une courte visite aux prisonniers d’Etat enfermés dans la mine, laisse seule un instant la princesse. Celle-ci, apprenant alors du banquier qu’il possède un laissez-passer pour sortir de la mine, le supplie de le lui céder, l’obtient et va s’en servir pour délivrer Constantin. Justement survient André le contre-maître, préoccupé du désir d’arracher à la princesse le secret des trois fameuses cartes gagnantes. Il aborde franchement la question. La princesse rit d’abord en lui affirmant que l’histoire qu’on lui a contée n’est qu’une plaisanterie. Puis se ravisant : « Eh bien ! non, dit elle, je vous dirai la vérité. Vous aurez mon secret si vous voulez consentir à l’évasion du sergent Constantin. Vous avez la clef de sa prison ; voici un laissez-passer pour sa sortie du puits : qu’il s’évade, et vous saurez tout. — J’y consens, mais ne croyez pas me jouer. Voici une corde qui communique avec une cloche de l’extérieur ; il faut vingt minutes au prisonnier pour être hissé hors de la mine ; si pendant ce temps vous ne m’instruisez pas de ce que je veux savoir, je n’ai qu’à donner un coup de cloche, et le prisonnier redescendra. » La princesse consent. Constantin commence son ascension, et André recueille d’une oreille avide le nom des trois cartes gagnantes : ce sont l’as, le neuf et la dame de pique. De plus, la princesse, lui remet un anneau sans lequel la vertu des trois cartes est nulle, et André devra l’avoir à son doigt en jouant. Le colonel Zizianeff, depuis quelques instans, écoute les deux interlocuteurs ; ravi à son tour de connaître le fameux secret, il se propose aussitôt d’en profiter en enlevant, n’importe comment, l’anneau magique à André. On sort enfin de ces sombres lieux. Je ne puis m’empêcher de demander ici comment il se fait que ces sombres lieux ne soient pas sombres, et que ces vastes galeries souterraines dans lesquelles se passe l’action soient éclairées autant et plus qu’une cathédrale, un jour de grand soleil. Je ne crois pas que les pâles réverbères qui y sont disséminés, ni les petites lampes des mineurs puissent verser ces torrens de lumière. Serait-ce que le sel (c’est une mine de sel) possède la propriété prodigieuse de réfléchir et de multiplier à ce point les rayons lumineux ?… J’aime à ne pas le croire, et à penser que la vraisemblance a été un peu violée ici par le décorateur en faveur du public qui n’aime guère les scènes de nuit trop prolongées.

    Attention ! Nous voici en Bohême, aux eaux de Carlsbad. Tous nos personnages s’y trouvent ; la princesse Paulowska parce qu’elle a dû fuir sur la terre étrangère le mécontentement de l’empereur, mécontentement dont la cause sera connue plus tard ; le sergent Constantin, pour échapper au jugement dont il a encouru les rigueurs en provoquant un officier supérieur ; André, parce que dépouillé de son anneau par des gens masqués, peu après sa sortie de la mine, il ne peut plus faire usage du secret qu’il possède, et qu’il a voulu se consoler en voyant jouer dans les salons de Carlsbad ; le banquier allemand, parce qu’il est banquier ; Izanka pour des raisons à nous inconnues ; et enfin Zizianeff, parce qu’il poursuit la princesse par ordre supérieur, et qu’il est armé contre elle d’un ordre d’extradition signé de l’empereur d’Autriche. Sa joie est grande en apprenant qu’il pourra faire d’une pierre deux coups et arrêter aussi Constantin. Une entrevue très tendre vient d’avoir lieu entre ce dernier et la princesse. Celle-ci lui a enfin arraché l’aveu complet d’un amour qu’elle avait deviné ; loin de s’en offenser, elle donne des espérances au timide sergent, et brusquant le crescendo, la princesse lui offre sa main. « Moi votre époux ! non jamais ; on connaît vos immenses richesses, et le monde ne verrait dans mon amour qu’une honteuse spéculation ! » La princesse, à la fois ravie et désolée d’une si rare délicatesse, n’en doit pas moins subir ce refus obstiné. Zizianeff vient mettre fin à ces pénibles débats, et apprendre aux deux généreux amans que les issues de la maison sont gardées, et qu’ils sont l’un et l’autre ses prisonniers. Il demande à la princesse un instant d’entretien particulier, et Constantin s’éloigne désespéré. Il s’agit tout bonnement d’une transaction au moyen de laquelle la noble prisonnière sera mise à même de s’échapper et de gagner la France moyennant une petite formalité : elle épousera Zizianeff. — « Nous verrons cela, répond la prisonnière, mais j’exige aussi la liberté de Constantin. — J’y consens, si votre altesse signe à l’instant cette promesse de mariage. » La princesse s’approche d’une table, signe et s’éloigne. Constantin reparaît, apprend de la bouche de son sergent la détermination que vient de prendre la princesse. La promesse de mariage revêtue de sa signature ne lui laisse aucun doute à cet égard. Sa consternation n’a d’égale que sa fureur. Nouvelle provocation, que le colonel Zizianeff repousse dédaigneusement ; son débiteur ne l’a pas encore payé. « Colonel, mon père possédait des biens en Hongrie, je viens de les vendre, et voici un acompte de 100,000 roubles. — Gardez-les, mon cher, quand vous aurez la somme entière, nous nous battrons. Je ne veux pas m’exposer à être tué par acomptes, mais d’un seul coup. Seulement je vous apprends que vous êtes libre de retourner en Hongrie, si vous espérez y trouver encore de l’argent. Bonsoir ! »

    Nous voici dans le salon de jeu de Carlsbad, ville modeste, grave et tranquille, où jamais, que je sache, il n’y eut ni palais, ni salles de jeu ; mais, bah ! à l’Opéra-Comique, on s’inquiète bien de cela. Nous voyons donc de longues tables couvertes d’or et de billets de banque, foule brillante de joueuses et de joueurs. « Faites votre jeu ! » Zizianeff s’avance et pose 100,000 roubles sur l’as de pique. « Le jeu est fait ! L’as….. gagne. » — « Mon dieu ! s’écrie le malheureux André, c’est une de mes cartes ! Si je pouvais jouer ! Mais je n’ai pas un sou !… Quoi ! l’anneau au doigt du colonel ! C’est donc lui qui commandait les misérables qui m’ont terrassé et dépouillé dans cette forêt au sortir de la mine ! Ah ! l’infâme ! Je vais….. — Tu vas te taire, lui répond à voix basse Zizianeff ; tiens, joue avec moi ; voilà de l’or ! » On refait le jeu, André place la bourse qu’il vient de recevoir sur le neuf de pique que le colonel a déjà chargé de 200,000 roubles. Entre alors Constantin, désireux de gagner ce qui lui manque pour pouvoir se battre avec Zizianeff. Il joue ses 100,000 roubles contre la carte de celui-ci. « Le jeu est fait ! Le neuf de pique… perd ! — Enfer et damnation ! Comment cela se peut-il ? — Comment ! dit André tout pantelant ; vous avez mis en dedans de la main le chaton de la bague au lieu de le tourner en dehors ; c’est ce qui nous a fait perdre ! — Tu as raison. Recommençons. » On ponte de nouveau ; chacun des adversaires double son enjeu. Zizianeff met 400,000 roubles pour la dame de pique, et Constantin 200,000 contre elle. La dame de pique… perd. Consternation du colonel et de son acolyte… Mais voici la dame de pique en personne vivante qui s’avance, masquée et parée, au milieu du salon de jeu. « Ecoutez, dit-elle à part au banquier allemand, le mot de l’énigme des trois cartes gagnantes. Quand le chambellan perdait au jeu de la cour, l’impératrice gagnait. Sa Majesté avait la faiblesse de tricher ; ses cartes étaient préparées. La princesse Paulowska, qui ne l’ignorait pas, indiqua au pauvre chambellan les cartes qui devaient nécessairement gagner, et il gagna. Voila tout le mystère. Maintenant, Messieurs, ajoute-t-elle en se démasquant, sachez que je ne suis ni boiteuse, ni bossue, ni princesse Paulowska. Je suis la princesse Dolgorouki, sa cousine. L’empereur Pierre ayant voulu prendre avec moi de grossières libertés, je le repoussai violemment et osai appliquer même un vigoureux soufflet sur la joue impériale. Il fallut fuir. La bonne princesse Paulowska ne vit d’autre expédient, pour me sauver, que de me donner son nom, son infirmité, sa difformité et ses gens. Grâce à ce stratagème, je pus sortir de Russie. L’empereur a confisqué mes biens. J’ai fait au colonel Zizianeff une promesse de mariage au nom de la princesse Paulowska, qui l’acquittera si cela lui convient. Maintenant, Constantin, que vous voilà riche et que je suis pauvre, accepterez-vous ma main ?… »

    Tout est donc bien qui finit si bien. Seulement je ne sais pas comment il se fait que Zizianeff ne profite pas de son ordre d’extradition pour arrêter Constantin et la princesse Dolgorouki ; car ils sont encore à Carlsbad, et la volonté de l’empereur d’Autriche est précise. Il y a quelque détail explicatif qui m’aura échappé.

    Cette pièce, dont l’idée a été suggérée par la ravissante nouvelle de Pouchkine, si élégamment traduite du russe par M. Mérimée, offre beaucoup d’intérêt. Mais il ne faut pas croire que ce soit l’œuvre du poëte russe mise en scène ; elle ne présente, au contraire, que fort peu de ressemblance avec ce conte charmant où le surnaturel est franchement admis. Les inventions de M. Scribe sont favorables à la musique, dont les développemens eussent apparemment été moins aisés avec la donnée originale.

    La partition de M. Halévy décèle, comme tout ce qui sort de la plume de ce maître, le musicien savant et spirituel. Je suis forcé de convenir pourtant qu’elle m’a paru moins riche d’idées que ses devancières. Il y a de l’habileté, de l’adresse, souvent une recherche heureuse de ce qu’on nomme la couleur locale, le caractère. Mais la mélodie en est parfois courte, terne et peu saillante. L’instrumentation en est soignée mais surchargée d’effets d’instrumens à percussion ; effets pénibles pour l’auditeur et que rien ne motive. L’emploi du tambour, adjoint à la grosse caisse et aux timbales, y est surtout fréquent. D’où suit, indépendamment du bruit cru et sec qu’il produit, l’écrasement complet du petit orchestre de l’Opéra-Comique. Il m’est impossible de m’expliquer une telle erreur chez un artiste aussi éminent que M. Halévy.

    Après l’ouverture, vient un chœur de mineurs d’un caractère triste comme un chant d’un troupe d’esclaves fatigués et gelés. Un air de basse sur la passion du jeu, air assez froid, récèle de forts jolis couplets de ténor, dont la phrase principale surtout, « Sous un seul manteau », a du charme et de la grâce. Dans le chœur des officiers, les voix sont à peu près couvertes par le fracas du tambour, de la grosse caisse et des timbales. J’en dirai autant pour le final. L’imitation par l’orchestre des prétendus musiciens russes, ne faisant chacun qu’une seule note, est piquante et fidèle.

    Les badauds de Paris croiront plus que jamais maintenant qu’on ne fait pas autrement de la musique en Russie, où il ne reste plus en réalité un seul de ces corps d’exécutans uninotes qu’organisa comme un objet de curiosité, il y a quelque trente ans, la patience obstinée d’un musicien allemand. Nous serions d’ailleurs bien heureux d’avoir aujourd’hui dans notre armée des orchestres militaires composés d’instrumentistes tels que ceux de la garde impériale russe, et plus heureux encore que quelques uns de nos soldats musiciens n’eussent qu’une note à faire.

    Il y a du feu et du mouvement dramatique dans le chœur de la dispute des joueurs : Toi ! moi ! Les couplets de la princesse, avec des échos de cor anglais, sont élégans et agréables, mais sans rien offrir de bien neuf.

    Dans le second final, on remarque un ensemble de voix groupées en octaves, d’un effet énergique.

    Au troisième acte, on trouve des couplets dont le passage, « Je suis bossue », est d’un bonheur extrême. Ces couplets ont été redemandés et justement applaudis. Le duo entre la princesse et Constantin est gracieux. Je n’ai rien distingué de musical au milieu du tumulte de la dernière scène dans le salon de jeu.

    Mme Ugalde est charmante, ravissante, agaçante dans le personnage de la princesse ; je ne saurais rien dire de nouveau sur la perfection de son chant. Mais j’avoue avoir souffert jusqu’au dénoûment de voir sa jolie taille défigurée par cette affreuse bosse à la Richard III. Son dernier costume de la Dame de Pique est délicieux. Boulo a bien chanté les passages doux de son rôle ; Battaille a rendu avec passion ses scènes de joueur désespéré. Mlle Meyer fait des progrès ; elle chante pourtant encore quelquefois trop haut ; c’est dommage, sa voix est si pure ! Celle de Couderc, au contraire, est un peu affaiblie. Ricquier se résigne à jouer sérieusement un rôle à peu près sérieux. L’auditeur se résignerait plus volontier à le voir dans un de ses personnages favoris provoquer ses rires fous qui font tant de bien.

    Le succès a été grand, l’exécution est très bonne, et la mise en scène est aussi riche que brillante.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er avril 2011.

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