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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 17 NOVEMBRE 1849 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Le Moulin des Tilleuls, opéra en un acte de MM. Mallian et Cormon, musique de M. Maillard.

    Il y a longtemps, bien longtemps que je n’avais éprouvé une aussi noble et aussi profonde impression musicale. Et certes mes émotions n’étaient pas nées du spectacle des émotions d’autrui, ainsi qu’il arrive souvent pour celles des innocens quand un auditoire nombreux et exercé, qui a fait de bonnes répétitions, qui sait parfaitement d’avance où il faut applaudir, où il faut rire, où il faut faire : Ah ! ah ! où il faut avoir l’air touché, l’air frappé, l’air marri ; quand un auditoire savant, en un mot, a pris sous son patronage une de ces œuvres étonnantes dont le succès spontané fait pendant deux mois la joie de leurs auteurs et l’orgueil des parens de ceux-ci, de leurs voisins, de leurs portiers et même de leurs propriétaires qu’ils ne paient pas. Non, aucune des puissantes influences, aucune des passes autrefois en usage pour magnétiser la critique et lui faire acquérir une seconde vue au détriment de la première, n’avait été exercée sur moi. Nous n’étions qu’un petit nombre d’auditeurs, et il n’y avait pas un seul d’entre nous qui connût l’auteur, qui lui eût parlé, qui eût jamais accepté de lui une politesse. Pas un d’entre nous n’avait reçu la visite de l’éditeur, de l’éditeur armé de son air le plus mélancolique et d’un habit troué aux coudes pour attendrir son excellence. Pas un n’avait eu à entendre sans rire les propositions insidieuses de ce facétieux éditeur, propositions de la veille, tendant à amener son excellence à écrire un de ces grands ouvrages qu’elle fait si bien, ouvrages dont l’éditeur avoue modestement avoir un pressant besoin, et auxquels néanmoins il ne pense plus le lendemain. Nous n’avions pas non plus auprès de nous, pendant l’exécution du chef d’œuvre, de ces terribles enthousiastes de mauvaise foi qui trouvent tout sublime devant que les chandelles soient allumées, par cette seule raison que l’auteur est bâtard de leur apothicaire. Pauvres gens bien intentionnés qui font un mal affreux à leurs cliens, et ont sans aucun doute motivé ces deux vers du fabuliste :

Rien n’est dangereux qu’un bouillant amateur ;
Mieux vaudrait un prudent claqueur.

    Les maîtres ès claques le savent bien, et ils éprouvent une véritable antipathie pour ces aventuriers, condottieri, enfans perdus de l’enthousiasme, qui viennent à l’étourdie et sans répétitions applaudir dans leurs rangs. Je me souviens du temps où j’allais au parterre de l’Opéra pour mes trois livres douze sous, où je pleurais toutes les larmes de mon corps aux représentations d’Alceste, d’Orphée et des Iphigénies, où j’avais des attaques de nerf au final de la Vestale, à la scène de la révolte des soldats de Cortez. L’empereur du parterre, à cette époque, s’appelait Auguste, tout comme le roi régnant sur ce même parterre aujourd’hui se nomme David. Seulement le roi David ne me connaît pas, tandis que l’empereur Auguste avait pour moi, malgré mes imprudences, une affection de père. Il m’avait même une fois, et d’un air convaincu, appliqué le mot de Virgile : Tu Marcellus eris ! en français. Tant il y a qu’un jour de première représentation, où il devait y avoir, pour parler la langue des romains, un fameux tirage, c’est-à-dire une grande difficulté pour les soldats d’Auguste à vaincre le public, je m’étais placé, par hasard, sur un banc du parterre que l’empereur avait marqué sur la carte de ses opérations comme devant lui appartenir exclusivement. J’étais là depuis une bonne demi-heure, subissant les regards hostiles de tous mes voisins qui avaient l’air de se demander comment ils pourraient se débarasser de moi, et je m’interrogeais avec un certain trouble, malgré la pureté de ma conscience, sur ce que je pouvais avoir fait à ces officiers, quand l’empereur Auguste, s’élançant au milieu de son état-major, vint me mettre au courant en me disant avec une certaine vivacité, mais sans violence toutefois (j’ai déjà dit qu’il me protégeait) : « Mon cher monsieur Berlioz, je suis obligé de vous déranger ; vous ne pouvez pas rester là. — Comment ? pourquoi donc ? — Eh non, c’est impossible ; vous êtes au milieu de ma première ligne, et vous me coupez. » Je me hâtai, on peut le croire, de laisser le champ libre à ce grand tacticien. Un autre étranger, méconnaissant les nécessités de la position, eût résisté à l’empereur et compromis ainsi le succès de ses combinaisons. De là cette opinion parfaitement motivée par une longue série d’observations savantes, opinion ouvertement professée par Auguste et ses sujets et toute son armée : « Le public ne sert à rien dans un théâtre ; non seulement il ne sert à rien, mais il gâte tout. Tant qu’il y aura du public à l’Opéra, l’Opéra ne marchera pas. » Les directeurs de ce temps là le traitaient de fou, à l’énoncé de ces fières paroles. Pauvre Auguste ! il ne se doutait pas que peu d’années après sa mort une justice si éclatante serait rendue à ses doctrines, dont David devait recueillir et l’honneur et le fruit. C’est le sort de tous les hommes de génie, d’être méconnus de leurs contemporains et exploités ensuite par leurs successeurs. Aussi, comme l’Opéra marche maintenant !

    Pour en revenir au chef-d’œuvre dont je suis encore si préoccupé, l’effet extraordinaire qu’il a produit sur moi et sur toutes les personnes qui l’ont entendu est uniquement dû, je le répète, à sa valeur propre. Nul auxiliaire de bas étage : point de danses, point de luxe de décors ni de costumes, pas la moindre diva. Trois exécutans seulement, mais trois interprètes inspirés, et l’œuvre immense dans sa majestueuse nudité ; Ernst, Heller, Seligman et le grand trio en si bémol de Beethoven. Quel poëme ! quelles harmonies ! quelle grande âme dévoilée ! quels échos à la fois doux et terribles d’un monde inconnu ! et comme nous étions tous là saisis de respect, frappés d’étonnement jusqu’aux dernière fibres du cœur, ivres de cette passion du beau, la plus pure, la plus élevée, la plus grande et la plus persistante de toutes les passions de l’homme civilisé ! Avec quelle ardente reconnaissance nous adorions le génie divin de ce pauvre sourd qui légua de telles jouissances à ceux qui entendent : jouissances des sens, du cœur et de l’esprit. Oh ! vous avez raison, vous tous tyrans de l’art musical qui livrez aux bêtes ses enfans, vous avez raison d’en faire vos esclaves et de les envoyer au cirque, vous avez raison d’en être jaloux et de les haïr, car au sein des tortures que vous leur infligez ils ont des joies et des extases à vous inconnues, dont vos grossiers plaisirs ne vous donneront jamais une idée ; et, même en mourant, ils triomphent et vous méprisent….

    Ceci dit, je rentre dans le cirque. Je vais y trouver un opéra-comique en un acte qui me fait de gros yeux ; espérons pourtant qu’il ne me mangera pas. Je n’ai pas envie de le manger non plus, je vous prie de le croire. Le Moulin des Tilleuls… Avant de nous livrer à l’énumération des rouages de ce moulin, je dois dire que le directeur de l’Opéra-Comique manifestait depuis quelque temps l’intention de sortir un peu de la routine de son répertoire, de se lancer dans des voies inexplorées, d’innover, de jeter, en un mot, son bonnet par-dessus les œuvres qui depuis si longtemps font venir l’eau à sa fabrique. Maintenant l’acte dont il est ici question est-il un de ces actes d’audace auxquels il avait envie de se livrer, ou un acte de contrition pour se faire pardonner par ses dieux domestiques une velléité impie ? Le lecteur en jugera.

    Le moulin des Tilleuls est la propriété d’un jeune drôle nommé Robert, doué d’une mauvaise tête et d’un bon cœur. Obligé de partir pour l’armée de la guerre, Robert confie l’administration de son moulin à un grand cousin qu’il a, cousin du grand cousin du déserteur, cousin qui se nomme Richard, ou Trichard, ou Pritchard. J’ai sérieusement cru un instant qu’il s’appelait Pritchard, ce qui m’avait fait espérer la Reine Pomaré, et les jolies Taïtiennes et les délicieux ombrages de Papara, ou de Heeri, ou de Oumaitia, ceux de Taïti me paraissant déjà par trop connus, et de piquans contrastes entre le puritanisme anglican et les mœurs faciles des impuritaines de la nouvelle Cythère. Mais je me suis bien vite convaincu qu’on n’avait pas eu la prétention de nous dépayser à ce point, que le grand cousin s’appelait Trichard, et que la scène se passait dans notre vieille France, en Normandie tout bonnement. Or le grand cousin Trichard n’a pas à veiller au grain seulement, dans le moulin de Robert. Une fillette s’y trouve aussi, que Robert se fait élever, comme on dit; à la….. (mais non, ce mot est trop laid, je ne l’écrirai pas) ; une fillette qu’il se propose d’épouser quand elle sera grande, pour parler plus honnêtement. Trichard, malgré son nom, n’a pas d’abord la moindre envie de tricher en faisant l’aimable auprès de la petite : il a trop peur du grand sabre du cousin. Mais une rumeur qui bientôt a pris la consistance d’une nouvelle sûre est venue changer en soins empressés sa réserve auprès de Justine. On a appris que Robert, dans un accès d’ivresse, ayant insulté son supérieur, avait été pour ce fait condamné à mort et fusillé. Plus de gêne donc : Trichard hérite du moulin et de Justine. Il n’a garde d’attendre ; Justine l’aime ; ils se marient ; ils sont mariés et nous sommes admis au moulin le jour même de ces noces villageoises. On chante l’hymen et l’amour en ce beau jour. Trichard, couvert de rubans, fait force roulades et entrechats ; Justine ne dit rien ; les bons villageois crient et boivent sans ménagement, quand tout d’un coup… Ah ! mais non, il faut vous observer que (cela se dit dans le style classique de l’opéra-comique) ; il faut vous faire observer (ceci est plus romantique, plus osé), il faut vous faire observer, dis-je, que Justine n’est pas la seule jeune habitante du moulin.

    Voyez cette autre jouvencelle à l’air triste et souffrant ; elle se nomme Marie. Marie ne dit rien non plus. Pourtant quand les gens de la noce se sont retirés, la voilà qui se met à abuser de la parole pour raconter à Justine, qui l’avait oublié sans doute, comme quoi Justine a recueilli Marie dans son moulin, après l’avoir rencontrée un soir sur la grande route, mourante de faim, de froid et de fatigue. Marie a quitté son village, et ceci cache un mystère dont elle demande à sa bonne amie Justine la permission de ne pas lui laisser sonder les profondeurs. C’est, du reste, assez original à elle de raconter à sa bienfaitrice ce qu’elle sait bien, et de lui taire ce qu’elle ne sait pas. Les bons villageois, Trichard à leur tête, reviennent un peu plus avinés que tantôt ; ils disent des gaudrioles, ils font des niches au marié, on voit que cela va devenir drôle, quand tout d’un coup, comme je l’ai dit plus haut, qui est-ce qui arrive, au grand effroi des gens de la noce ?… Le diable ? Non, mais Robert, Robert en personne vivante, avec les galons de caporal, et qui, charmé de trouver tant de monde en branle dans son moulin, se met incontinent à chanter Vénus et Bellone, à la grand joie des assistans. Ceux-ci répètent en chœur de tout leur cœur : « Soyez le bienvenu ; vive Bellone et Vénus ! » Cette apostrophe adressée aux déesses du paganisme par des paysans normands a une certaine hardiesse littéraire qui me plaît. Demeuré seul avec Trichard en face d’une table chargée des dons de Cérès et de Bacchus, notre revenant apprend à son intendant tremblant qu’il n’a qu’une heure à lui donner, et qu’il le prie d’employer cette heure à l’épuration de ses comptes. Trichard se hâte de répondre que le moulin a doublé de valeur. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. — Oh ! tu ne veux pas parler du moulin ; eh bien ! elle est blanche comme du lait. — Ah ! je m’en doute. — Elle se vend à merveille. — Comment ! elle se vend ? — Eh oui, la farine. — Je te parlais de Justine, imbécile. — De Justine ? Eh… ah… oh… pour elle, c’est différent ; elle n’est pas blanche, mais…. enfin…. je l’ai bien gardée…. va…. je l’ai gardée…. — Pour moi, comme nous en étions convenus. Il est heureux que tu n’aies pas eu de galant à me signaler, car je lui aurais coupé net les oreilles. — Oui ! hi ! hi ! Mais comment as-tu fait pour ne pas mourir quand on t’a fusillé ? — Tu veux savoir cette étonnante affaire ? Eh bien, appelle tout le monde et je vais vous la narrer. Holà, vous autres, mettez-vous là en rond et écoutez : « Pour lors… (Ah ! ceci n’est pas neuf ; on ne peut pas m’en faire accroire. Cette belle phrase est l’exorde du fameux récit du mélodrame des Deux forçats, par Odry, dans ce charmant opéra-comique les Cuisinières, dont notre ami Blanchard fit la musique pour le théâtre des Variétés, en l’an de grâce 1826, si je n’erre. Et je trouve peu délicat de piller ainsi les chefs-d’œuvre modernes. Pour les anciens, passe encore.) Quoi qu’il en soit : « Pour lors, dit le caporal, un sergent ayant voulu faire le gracieux auprès d’une beauté que j’avais l’intention de cultiver, et ayant déclaré que cette fleur était à moi, je lui dis des choses désagréables, et nous nous battîmes, et je le tua. (L’auteur a eu la faiblesse d’écrire je le tuai. Timide novateur !) On allait donc me fusiller, j’étais prêt à commander le feu (un condamné qui se respecte commande toujours le feu), quand l’ennemi, débouchant d’un bois voisin, tombe à l’improviste sur les derrières de mes camarades. Je vois par conséquent le danger le premier, je saute sur un fusil, nous combattons le détachement, et nous le mettons dans un tel état, que je m’empare d’un drapeau et de tous les hommes qui restent vivans. Le capitaine, ému par ma valeur, obtient ma grâce et me fait passer caporal. Voilà ! Qu’en dites-vous ? C’est une aventure comme on n’en voit guère ; c’est une aventure comme on n’en voit pas. » Encore une comparaison qui n’est pas absolument neuve, et que l’auteur a empruntée à un ancien opéra-comique de M. Scribe, intitulé l’Ours et le Pacha. Et je dois avouer, Odry encore chantait dans cet ouvrage-là. Vraiment c’est un peu abuser du répertoire d’Odry. Je sais bien qu’il est maintenant retiré à Courbevoie, dédaigneux de sa gloire, comme le fut Shakspeare revenu à Stradford, après avoir mis au monde trente chefs-d’œuvre ; je sais bien qu’il est maire maintenant, qu’il est devenu étranger aux plus simples tours de Bilboquet, et qu’il n’arracherait plus la moindre dent sans douleurs à ses administrés ; mais enfin son nom est resté, son culte existe, ses traditions ne sont pas perdues, il s’en faut, et à chaque vers que vous lui emprunterez, il y aura toujours dans la salle de l’Opéra-Comique cent lettrés pour un, prêts à vous dire : Halte là ! ce vers est d’Odry !

    Comme ce n’est pas ici le lieu de traiter à fond cette grave question littéraire, je continue. Robert, après avoir terminé son récit, et fait connaissance avec Justine qu’il avait quittée enfant, et qui maintenant représente assez bien une jeune fille, se dispose à rejoindre son régiment, quand une autre jouvencelle se présente à l’improviste devant lui. C’est Marie éplorée qui lui demande justice. Après un instant d’hésitation, il la reconnaît. Marie est l’innocente cause du duel dans lequel Robert a tué son supérieur. Depuis cet événement elle passait dans son village pour la maîtresse du soldat, et on lui faisait à ce sujet de telles avanies, que de désespoir Marie s’est enfuie, elle aussi, à l’armée de la guerre et s’est faite vivandière. Mais un jour qu’affaiblie et malade elle allait mourir seule d’épuisement et de chagrin, la bonne Justine l’a recueillie et soignée au moulin des Tilleuls. Maintenant, le caporal Robert que la Providence semble avoir envoyé là tout exprès, doit une réparation à la pauvre fille qu’on a flétrie du nom de sa maîtresse et qui ne lui fut jamais rien, il le sait bien. Robert comprend cela, il est touché de la grâce et des malheurs de Marie. Bref, il rend sa parole à Justine en ajoutant qu’il la mariera à quelque honnête garçon. Trichard répond : « Ne vous tourmentez pas là-dessus, la chose est faite, c’est moi qui suis l’honnête garçon. — Ah ! drôle ! si je n’aimais pas ailleurs !…. Mais j’épouse Marie, garde tes oreilles. » Marie reprend son costume de vivandière, son tonnelet, passe son bras sous celui de Robert ; et ran plan plan, les voilà tous contens.

    M. Maillard a écrit sur ce livret une musique très agréable pour une certaine partie du public de l’Opéra-Comique. Les mélodies qu’il emploie en général sont présentées d’une façon fort simple, la contexture de ses morceaux est claire, les accompagnemens en sont faciles et réservés, il n’annonce point de prétentions à l’originalité ; bien plus, ses imprudens amis assurent qu’il a pour système d’éviter tout ce qui aurait l’apparence de l’originalité. En général, on fait, en musique comme en beaucoup d’autres choses, plutôt ce qu’on peut que ce qu’on veut. Seulement je crois aussi que quelques uns parviennent à faire seulement ce qu’ils veulent, et que d’autres se bornent à vouloir ce qu’ils peuvent ; en tout cas, aspirer à s’élever vers les hautes et pures régions de l’art est une noble prétention qui honore l’artiste, alors même qu’il ne réussit pas à la justifier. On n’en pourrait dire autant, ce me semble, de l’ambition contraire, si elle existait, fût-elle couronnée du succès populaire le plus productif. De semblables idées sont même si peu naturelles que l’association de mots nécessaire pour les rendre produit un ensemble grotesque. Tel est, dans l’un des plus charmans proverbes des Soirées de Neuilly, le plaisant aveu d’un sous-officier de l’armée d’Espagne qui a l’ambition d’être domestique.

    Nous ne croyons donc point que M. Maillard ait jamais avoué qu’il aspirait à descendre. Il paraît même, au contraire, que dans son premier ouvrage (Gastibelza), joué avec succès au Théâtre-National au commencement de l’hiver de 1848, il y avait des tendances tout opposées. Malheureusement, je ne l’ai point entendu et n’en saurais parler sur des ouï-dire.

    Hermann-Léon et Sainte-Foy jouent et chantent avec leur talent ordinaire les rôles de Robert et de Trichard. Mlle Lemercier est bien placée dans celui de la petite meunière, et Mlle Mayer chante avec bonheur et succès les parties saillantes du rôle de Marie. Sa voix est naturelle, d’un timbre juvénile et pur. Je dois pourtant dire à Mlle Mayer qu’elle a eu tort de s’incliner en prima donna devant le parterre, quand, après son air, les applaudissemens ont éclaté avec une furie si bouffonne. Jenny Lind, après ses élans les plus pathétiques, n’excita jamais de pareils transports. Où nous conduisent de telles exagérations, dont on peut de mois en mois signaler le monstrueux accroissement ? Déjà du parterre, insuffisant à contenir leurs bandes, les claqueurs ont envahi les premières et les secondes galeries ; déjà le rappel de l’artiste principal ne suffit plus aux premières représentations des pièces nouvelles, et l’affreux cri de : « Tous ! tous ! » expression de ce nauséabond enthousiasme que tous ont plus ou moins payé, est devenu de rigueur ; déjà, les cantatrices du premier et du troisième ordre, et même du quatrième, ont des jeteurs et des jeteuses de bouquets attachés à leur personne, et qui font pour elles un service particulier indépendant de celui qu’ordonne le théâtre. Plus rien que des farces indignes, des caricatures plus ou moins ingénieuses de l’élan admiratif ; plus rien que des fourbes et pas une dupe.

Théâtre-Historique.

    J’en étais là de ma description du Moulin des Tilleuls quand on est venu me chercher pour aller entendre au Théâtre-Historique une scène de Charles VI chantée par Mlle Masson et Massol. Massol a fait de grands progrès dans l’art de nuancer le chant, et sa voix est plus belle que jamais. Il a dit avec un excellent sentiment sa scène de folie, et avec une chaleur communicative le fameux duo des cartes. Il a été fort applaudi et redemandé, ce qui signifie quelque chose ici, puisque c’était une représentation à bénéfice à laquelle par conséquent le public était admis. Mais on n’a point jeté de bouquets à Massol. Il a eu tort de négliger ce détail ; j’étais justement placé aux stalles d’orchestre, tout près de l’avant-scène, et s’il m’eût envoyé des fleurs, je les lui eusse renvoyées bien volontiers. Mlle Masson possède toujours sa voix puissante ; elle chante juste ; elle s’est montrée dramatique, et un beau succès a couronné ses efforts.

    Je demande la permission de remercier en passant Arnal, qui dans Croque-Poule m’a fait rire comme je n’avais pas ri depuis 1847, et Volnys, que j’ai trouvé vrai, digne, touchant et d’une admirable distinction de manières et de langage dans son rôle du père d’Estelle. La vue se repose avec bonheur sur un acteur d’autant de bon sens, d’un si bon goût et de si bonne compagnie. Il était minuit, je croyais la soirée finie et bien remplie, j’allais partir, quand on a voulu me retenir pour entendre le Moulin Joli, opéra-comique en un acte de M. Varney, chef d’orchestre du Théâtre-Historique. Encore un moulin ! Assez de moulins… J’ai dû me refuser à entendre le bruit de celui-ci. J’étais déjà moulu.

    On dit qu’on va reprendre l’opéra des Meuniers, de M. Rigel, membre de l’Institut d’Egypte, et la Molinara de Paisiello. Si les théâtres lyriques meurent de faim après cela…

Distribution des prix de l’Industrie
A LA SAINTE-CHAPELLE.

    C’était une belle cérémonie dont je vais essayer de ne parler que tout juste pour dire ce qu’on y a entendu de musical. Je ne citerai donc pas le moindre discours. Le président de la République y assistait, ainsi que le président de l’Assemblée et M. l’archevêque de Paris. J’ai le malheur d’être privé presque entièrement du sens architectural, et je ne me permettrai point d’émettre une opinion sur le mérite de cette restauration de l’un des monumens les plus célèbres du vieux Paris ; je m’abstiendrai même d’examiner si Mme de Staël a eu raison de dire que l’architecture est de la musique gelée, me bornant à cette affirmation très positive : La musique n’est pas de l’architecture fondue.

    Un savant archéologue musical, M. Félix Clément, avait été, à cette occasion, chargé d’organiser et de diriger l’exécution de plusieurs morceaux de musique vocal ancienne, composée par de vieux maîtres, trop peu connus aujourd’hui, tels qu’Orlando Lasso, Gerbert et autres. Ce sont pour la plupart de beaux tissus harmoniques, où les jeux du contre-point tiennent lieu de mélodie, et dont l’expression est assez vague pour qu’on ne puisse guère savoir si elle est juste ou non. Un reste des anciens mystères, la Prose de l’Ane, était seul uni à la musique d’une façon assez intime pour qu’on ait jugé nécessaire de substituer à ces naïvetés une prose un peu plus sérieuse. Il faut signaler parmi les beaux fragmens qu’on a entendus à cette solennité le motet Ecce panis, et surtout celui Haec est clara dies, d’un caractère grandiose et solennel. M. Félix Clément avait fait un excellent choix pour son personnel de choristes emprunté aux diverses paroisses de Paris, telles que Saint-Roch, Saint-Eustache, l’Opéra, etc. Frappé de la belle voix de ténor et de l’exécution remarquable d’un jeune chantre à qui plusieurs solos avalent été confiés, M. l’évêque de Langres lui a demandé son nom. C’était Roger, qui, rougissant d’une honnête pudeur, a dû se dérober aux complimens du prélat, pour entonner avec le chœur le Domine salvam fac rempublicam. On a fait et on fera encore sur le thème de ce morceau bien des variations. Son exécution, cette fois, a laissé beaucoup à désirer ; les chantres semblaient n’être pas d’accord, et le conflit de leurs voix a même produit sur un certain mot une dissonance affreuse.

Méthode de Téléphonie,
PAR M. SUDRE.

    M. Sudre nous offre en ce moment un nouvel et triste exemple du sort de tous les inventeurs dans notre société inattentive, oublieuse et jalouse. Depuis vingt ans il lutte, il nage contre le courant, il parle, il écrit, il expérimente, il prouve qu’une découverte de la plus haute importance pour les armées de terre et de mer, et même aussi pour la propagation rapide des idées pacifiques, est en sa possession. Il démontre que cette découverte est la sienne, qu’il l’a faite seul, qu’il l’a ensuite perfectionnée et simplifiée au point d’en rendre l’emploi de la plus extrême facilité, et depuis vingt ans on le promène, on le berne de mille façons, on lui fait des promesses qu’on ne tient pas, on commet à son égard des abus de confiance inqualifiables, et, en attendant, le pauvre homme use pour exister ses dernières ressources et celles de ses amis. La téléphonie ou télégraphie acoustique est l’art de transmettre au loin des ordres et des nouvelles au moyen d’un très petit nombre de sons combinés de diverses manières. M. Sudre avait d’abord employé pour ses signaux sonores les cinq notes principales du clairon (ut-sol-ut-mi-sol) ; il se borne maintenant aux trois sons (sol-ut-sol). Avec ces trois notes il peut communiquer 3,159 ordres. La tactique navale ne peut en donner que 1,815 (par temps clair), à l’aide de 34 pavillons, flammes ou trapèzes. Deux minutes suffisent pour faire parvenir trois ordres à près de 2,000 toises. Ces signaux sonores peuvent en conséquence être transmis la nuit comme le jour, dans une atmosphère sereine ou au milieu du brouillard et de la pluie. L’emploi de la téléphonie ne coûte rien, puisque dans le moindre corps d’armée il y a des hommes dont le service consiste à sonner du clairon.

    En fort peu de temps la méthode téléphonique peut être enseignée d’une manière sûre à des moniteurs chargés de transmettre les ordres et d’interpréter ceux qui leur sont transmis ; l’inventeur l’a prouvé maintes fois. A l’objection qu’on lui a faite de l’insuffisance du clairon pour porter les signaux sonores à de grandes distances, M. Sudre a répondu par la proposition suivante : « Donnez-moi huit pièces de canon, et, par leur voix, je dirai ce que vous voudrez me dicter à un moniteur possédant le secret de ma méthode, et placé à l’extrême limite de la distance où le bruit d’une pièce de douze peut atteindre. » L’expérience tentée en présence de M. le duc de Montpensier et de plusieurs officiers supérieurs, et M. Sudre s’étant assuré que les huit artilleurs qu’on mettait à sa disposition pouvaient faire feu aux momens précis où il le commanderait, il transmit avec une très grande rapidité et une fidélité scrupuleuse, à une distance énorme, les cinq ordres suivans, donnés à l’improviste par M. le duc de Montpensier :

» Ralliez les tirailleurs !
» L’ennemi abandonne sa position !
» Combien de temps pouvez-vous tenir dans la position où vous êtes ?
» Envoyez-nous une compagnie de voltigeurs !
» Venez au quartier général ! »

    Le prince et tous les assistans furent frappés d’une épreuve aussi concluante, et félicitèrent hautement M. Sudre sur l’excellence et l’utilité évidente de son ingénieuse invention.

    Toutes les commissions et sous-commissions nommées à trente reprises différentes pour s’assurer que la preuve était exacte et l’exactitude prouvée, ayant toujours obtenu le même résultat, le ministère de la guerre, le ministère de la marine, l’Académie des Beaux-Arts, un nombre considérable d’officiers et d’artistes furent obligés de convenir que la solution du problème était complète, l’utilité de cette méthode évidente, et son emploi aussi sûr que facile.

    Après avoir employé ses travaux et le peu de fortune qu’il possédait et vingt années de sa vie, M. Sudre, qui s’était en outre toujours refusé à communiquer son secret aux puissances étrangères qui le lui eussent payé chèrement, M. Sudre, dis-je, avait un droit évident à une récompense honorable. Une commission nommée par un ministe de la guerre conclut enfin, il y a plusieurs années, dans un huitième rapport sur la méthode téléphonique, à ce qu’en échange de la cession que l’inventeur ferait de son secret au gouvernement, une somme de cinquante mille francs lui fût allouée à titre de récompense nationale. Cette offre acceptée sans observations par M. Sudre, celui-ci, croyant l’affaire terminée, communiqua sans réserve la clef de sa méthode aux membres de la commission. Et cependant la méthode téléphonique n’est point encore adoptée officiellement, et les cinquante mille frances ne sont point encore donnés, et le pauvre inventeur en est, pour vivre, aux derniers expédiens, et s’il ne devient pas fou, il mourra de faim, et c’est un véritable scandale dont l’Assemblée des représentans sera appelée à examiner les causes très prochainement.

    Mais c’est la loi fatale à laquelle ont été soumis en tout temps et en tout lieu les malheureux courbés sous le poids d’une idée nouvelle. Il n’y a pas deux ans qu’on écrivait encore ici même très sérieusement pour prouver l’impossibilité de l’emploi du télégraphe électrique et l’absurdité des tentatives faites pour son application. Aujourd’hui la pensée humaine circule comme la foudre d’un bout à l’autre de l’Europe et dans la moitié de l’Amérique septentrionale, au moyen de ce simple fil de fer tant ridiculisé, dont le contact d’une pie devait suffire, disait-on, à paralyser la puissance conductrice. Napoléon méconnut l’avenir de la vapeur, et Fulton, à ses yeux, n’était qu’un fou dont les réclamations et les expériences l’obsédaient. Dans peu, nous aurons la reproduction du même spectacle pour une découverte plus importante encore, celle de la direction des aérostats au moyen d’une combinaison d’hélices et de plans inclinés. Evidemment celle-ci une fois démontrée et mise en usage, les rapports des divers peuples qui composent la grande famille humaine seront changés entièrement ; une révolution immense s’accomplira dont les conséquences heureuses sont incalculables. C’est précisément pour cela que l’audacieux mécanicien qui veut donner à l’homme des ailes capables de défier les vents et de planer sur la tempête, éprouvera une résistance plus forte et plus obstinée. Il se ruinera, il mourra à la peine ; il s’y attend, il s’y prépare. Mais la navigation dans l’océan aérien ne nous sera pas moins ouverte tôt ou tard, et nos descendans s’étonneront alors que leurs pères, doutant pendant des siècles de la solution du problème, se soient ainsi pendant des siècles, quand un coin du voile était déjà soulevé, obstinés à ramper sur la croûte terrestre comme les plus infimes animaux.

    Le temps est un grand maître, il est vrai, mais l’homme un bien sot écolier.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 juin 2011.

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