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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 27 OCTOBRE 1849 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Reprise du Prophète.

    Nous avons un instant désespéré de revoir cette année le Prophète à l’Opéra. Des bruits alarmans circulaient au sujet de l’engagement de Mme Viardot ; on parlait d’une dette à acquitter, du besoin qu’on éprouvait de 30,000 fr. pour y parvenir, de la difficulté de les trouver, etc. Et sans Mme Viardot, la nouvelle œuvre de M. Meyerbeer, si puissante qu’elle soit, serait fort empêchée. Où trouver en effet une Fidès ? Quelle femme serait capable de reproduire les traits de cette bonne vieille, si tendre, si énergique et si simple, et qui vocalise si bien pourtant, et fait de si prodigieux points d’orgue ? Mais l’art prodigue ses biens à ceux qui font vœu d’être siens ; et l’art, sous la forme d’un jeune pianiste de grande espérance, est venu verser le baume d’une centaine de mille francs, dit-on, sur les plaies douloureuses de l’Opéra. Il était temps, ces plaies prenaient un caractère inquiétant, elles avaient déjà cet aspect cancéreux qui fait songer aux amputations ; et il n’y a pas de chloroforme capable de faire regarder de sang-froid au patient des opérations aussi graves. On ne peut rien pronostiquer sur la marche future du mal ; quant à présent, il paraît stationnaire, et le blessé repose. Il a tant souffert !!… L’extrême intérêt qui s’attache à toutes les productions de M. Meyerbeer avait attiré un auditoire nombreux à la reprise du Prophète. Je dirai plus, on n’y trouvait pas ce monde spécial et toujours le même des premières représentations ; au contraire, à peu d’exceptions près, on ne voyait dans les loges et partout que des visages d’un autre monde. N’importe, l’Opéra ce soir-là avait à qui parler. A-t-il bien parlé au moins ? Ah ! voilà la question. Oui et non ; il a eu des hauts et des bas. L’orchestre a été excellent, les principaux rôles ont été remplis d’une façon magnifique, les chœurs d’hommes ont en général montré de l’énergie et de la précision, mais le chœur des femmes a faibli dans deux endroits ; faibli au point de baisser d’un gros quart de ton, dans la scène du couronnement surtout, et de produire ainsi au moment où l’orgue impitoyable est venu les accompagner dans le vrai diapason, une de ces somptueuses discordances qui causent tant de douleur et d’effroi à la minorité des auditeurs.

    Cet incident ne s’était pas encore, que je sache, produit dans l’exécution du Prophète : il est fâcheux qu’on ait à la signaler dans une représentation solennelle comme celle-ci. Toutefois le public n’a rien dit ; l’incident a passé, mais il a passé aperçu. Quelle en a été la cause ? je l’ignore. Dans le chant choral sans accompagnement, la plus légère altération d’une seule voix peut entraîner à sa suite toutes les autres voix. Une pauvre choriste qui n’aurait pas dîné suffirait à faire partager sa faiblesse à ses compagnes. Pourtant les choristes de l’Opéra sont assez bien payées pour qu’elles puissent dîner au moins tous les jours de représentation, ce qui, dans l’état actuel de nos mœurs musicales, est plus que suffisant ; il faut donc chercher une autre raison à ce lapsus vocis. Heureusement le jeune pianiste aux cent mille francs, récemment promu à la dignité d’inspecteur du chant à l’Opéra, saura bien la trouver et la faire disparaître. On peut y compter. Car, soit dit en passant, l’entrée de M. Arthur Kalkbrenner à l’Opéra est un événement d’importance, et qui ne peut manquer d’exercer une admirable influence sur les destinées de notre première scène lyrique. Son nom seul en est garant, indépendamment de ses œuvres futures.

    Cette reprise du Prophète, qu’on n’avait pas entendu depuis plusieurs mois, devait être et a été en effet très favorable à la partition. La partie musicale du public se trouve maintenant dans les conditions voulues pour comprendre l’ensemble et apprécier la finesse des détails de l’œuvre. Un opéra de cette dimension et de ce style ne peut être bien goûté que de ceux qui l’ont assez vu ou lu pour le savoir presque par cœur ; or cette représentation était, je crois, la vingt-sixième, et pendant la clôture de l’Opéra qui l’a précédée, la publication de la partition en avait répandu à flots les mélodies, soit en les reproduisant dans leur forme originale, soit en les défigurant plus ou moins par ces opérations obligées qu’on nomme maintenant transcriptions pour piano à quatre mains ou piano à deux mains, pour deux violons, pour un violon, pour deux flûtes, pour une flûte et même pour un flageolet !… Quand on songe qu’il existe dans le monde des êtres à figure humaine désireux de posséder la partition du Prophète transcrite (le mot est merveilleux) pour un flageolet !!! Et dire que ce sont ces êtres-là qui indemnisent l’éditeur des pertes que lui ferait infailliblement éprouver la publication de l’œuvre intacte !

    Tant il y a que, le flageolet, les flûtes, le cornet à pistons, les pianos, les bals, les concerts de salon et les pensionnats de demoiselles aidant, chacun sait maintenant que la partition du Prophète contient trente morceaux de divers et très beaux caractères, sans compter quatre airs de ballet, valse, redowa, quadrille des patineurs et galop, d’une élégance et d’un entrain irrésistibles. On chantonne, on sifflotte, on pianotte le chœur pastoral la Brise est muette, si doucement rhythmé et si plein de fraîcheur ; la charmante romance Un jour, dans les flots de la Meuse ; le morceau d’ensemble Ad nos, ad salutarem undam, gros choral en style luthérien dont l’accent et la couleur sont si vrais, que toutes les fois que les trois corbeaux anabaptistes viennent le coasser, on se sent pris d’une pris d’une fureur mêlée de mépris pour ces ignobles fanatiques, et qu’on cherche sous sa main quelque canon pour les mitrailler. Et la gracieuse pastorale Pour Bertha, moi je soupire, le magnifique arioso O mon fils ! sois béni ! le songe (page colossale d’orchestration, de modulations et de vérité dramatique), les couplets si vigoureusement rhythmés et d’une mélodie si originale Aussi nombreux que les étoiles, l’arrivée des patineurs, le trio Verse, verse, si remarquable par sa sauvage gaîté ; la marche du sacre, dont le second thème est si noble ; le chœur d’enfans Le voilà, le roi prophète ; les couplets bachiques, l’hymne triomphal lui-même Roi du ciel, tout y passe.

    Mais comme les amateurs véritables, les forts, supposent bien que leur exécution de toutes ces admirables choses sur le flageolet, et même sur deux flageolets, si excellente qu’elle soit, laisse un peu à désirer, la plupart d’entre eux deviennent curieux de voir l’œuvre entière arrangée à grand orchestre par l’auteur et, en dépit de la mode, ils vont à l’Opéra. Voilà pourquoi il y avait foule si compacte à la représentation de mercredi dernier, et tant de visages de joueurs de flageolet.

    Quelques uns de ces dilettanti ont bien trouvé que M. Meyerbeer avait entièrement dénaturé leurs morceaux favoris en les arrangeant pour tant de voix et d’instrumens ; souvent même ils ont été embarrassés pour les reconnaître ; mais en considération de l’originalité de la mélodie, ils ont senti qu’il ne fallait pas trop en vouloir de son harmonie et de son instrumentation à l’arrangeur, et ils lui ont généreusement pardonné tout ce luxe intempestif.

    Pardon, cher et illustre maître, de plaisanter de la sorte à propos de votre œuvre immense ; mais quand ma pensée se porte sur nos usages d’industrie musicale, sur les idées incroyables que se fait de notre art la grande majorité de ceux qui, dit-on, le font vivre en le payant, je me sens pris d’un de ces rires nerveux, rires de fou, rires de désespéré, rires de damné, rires de Bertram, auxquels il faut que je cède sous peine de me livrer à des fureurs atroces et du plus mauvais goût. A ce sujet, si vous voulez être franc, vous conviendrez même, je le parie, que ces procédés de torture appliqués par l’industrie à l’art et à la poésie vous font aussi bien des fois grincer a bocca chiusa de la plupart de vos dents. Et pourtant il ne vous est pas encore arrivé, du moins je l’espère, de recevoir une insulte pareille à celle qui, entre mille autres, fut infligée en 1828 à ce pauvre grand poëte Weber quand son Freyschütz eut été, sous le nom de Robin des Bois, écartélé à l’Odéon. Il y avait alors dans le quartier Latin (quartier général des joueurs de flageolet, et où l’on vous joue, par conséquent, depuis la loge jusqu’à la mansarde), il y avait, dis-je, un pauvre diable qui exerçait pour vivre une étrange industrie.

    Il y a de tout dans ce Paris. Les uns trouvent leur pain au coin des bornes, la nuit, une lanterne d’une main, un crochet de l’autre ; ceux-ci le cherchent en grattant le fond des ruisseaux des rues ; ceux-là en déchirant le soir les affiches qu’ils revendent aux marchands de papier ; de plus utiles écarrissent les vieux chevaux à Montfaucon. Celui-là écarrissait la musique des grands maîtres en général, et celle de Weber en particulier. Vous croyez peut-être déjà deviner le nom de mon homme, et je vous vois rire d’ici ; eh bien ! pas du tout, ce n’est pas lui ; le mien se nommait Marescot, et son métier était de transcrire toute musique pour deux flûtes, pour une guitare, ou pour flûte et guitare, et surtout pour deux flageolets, et de la publier. La musique de Weber ne lui appartenant pas (tout le monde sait qu’elle appartenait à l’auteur des paroles et des perfectionnemens que Robin des Bois avait dû subir pour être digne d’apparaître à l’Odéon), il n’osait la publier ni la vendre, et c’était un grand crève-cœur pour lui, car, disait-il, il avait une idée qui, appliquée à un certain morceau de cet ouvrage, devait lui rapporter gros. En ma qualité d’étudiant flûtiste et guitariste, je connaissais ce malheureux. Nos tendances musicales n’étaient pas précisément les mêmes, et je dois avouer qu’il m’est arrivé plus d’une fois de lui laisser soupçonner que je l’appréciais. Je m’oubliai même un jour jusqu’à lui dire le demi-quart de ma pensée. Ceci nous brouilla un peu et je demeurai six mois sans mettre les pieds dans son atelier. Malgré tous les crimes et toutes les infamies dont il s’était couvert à l’égard des grands maîtres, il avait un aspect assez misérable et des vêtemens passablement délabrés. Mais voilà qu’un beau jour je le rencontre marchant d’un pas leste sous les arcades de l’Odéon, en habit noir tout neuf, en bottes entières et en cravate blanche ; je crois même, tant la fortune l’avait changé, qu’il avait les mains propres ce jour-là. « Ah, mon Dieu ! m’écriai-je, tout ébloui en l’apercevant, auriez-vous eu le malheur de perdre un oncle d’Amérique, ou de devenir collaborateur de quelqu’un dans un nouvel opéra de Weber, que je vous vois si pimpant, si rutilant, si ébouriffant ? — Moi ! répondit-il, collaborateur ? ah bien, oui ; je n’ai pas besoin de collaborer ; j’élabore tout seul la musique de Weber, et bien je m’en trouve. Cela vous intrigue ; sachez donc que j’ai réalisé mon idée, et que je me trompais pas quand je vous assurais qu’elle valait gros, très gros, extraordinairement gros. C’est Schlesinger, l’éditeur de Berlin, qui possède en Allemagne la musique du Freyschütz ; il a eu la bêtise de l’acheter ; quel niais ! Il est vrai qu’il ne l’a pas payée cher. Or, tant que Schlesinger n’avait pas publié cette musique baroque, elle ne pouvait, ici en France, appartenir qu’à l’auteur de Robin des Bois, à cause des paroles et des perfectionnemens dont il l’a ornée, et je me trouvais dans l’impossibilité d’en rien faire. Mais aussitôt après sa publication, à Berlin, elle est devenue propriété publique chez nous, aucun éditeur français n’ayant voulu, comme bien vous le pensez, payer une part de sa propriété à l’éditeur prussien pour une composition pareille. J’ai pu aussitôt me moquer des droits de l’auteur français et publier sans paroles mon morceau, d’après mon idée. Il s’agit de la prière en la bémol d’Agathe au troisième acte de Robin des Bois. Vous savez qu’elle est à trois temps, d’un mouvement endormant, et accompagnée avec des parties de cor syncopées très difficiles et bêtes comme tout. Je m’étais dit qu’en mettant le chant dans la mesure à six-huit, en indiquant le mouvement allegretto, et en l’accompagnant d’une manière intelligible, c’est-à-dire avec le rhythme ordinaire dans cette mesure (une noire suivie d’une croche, le rhythme des tambours dans le pas accéléré), cela ferait une jolie chose qui aurait du succès. J’ai donc écrit ainsi mon morceau pour flûte et guitare, et je l’ai publié, tout en lui laissant le nom de Weber. Et cela a si bien pris, que je le vends, non par centaines, mais par milliers, et chaque jour la vente en augmente. Il me rapportera, à lui seul plus que l’opéra entier n’a rapporté à ce nigaud de Weber, ni même à M. Castilblaze, qui pourtant est un homme bien adroit. Et voilà ce que c’est que d’avoir des idées. »

    Que dites-vous de cela, cher maître ? Je suis presque sûr que vous allez me prendre pour un historien et que vous ne croirez pas un mot de mon récit. Et tout en lui est vrai néanmoins, et j’ai longtemps conservé un exemplaire de la sublime prière de Weber ainsi transfigurée par l’idée et pour la fortune de M. Marescot, éditeur de musique et professeur de flûte et de guitare, établi rue Saint-Jacques, au coin de la rue des Mathurins.

    Convenez que c’est une belle chose, en fait d’art, que le suffrage du plus grand nombre !…

    Pour en revenir à la reprise du Prophète, il me semble, à part le petit accident causé par la faiblesse de quelques pauvres femmes des chœurs, que vous avez dû être content de vos interprètes. Il y avait dans tous ardeur, zèle et enthousiasme. Mme Viardot a été admirable comme toujours ; c’est chez elle une habitude enracinée. Roger ne fut jamais, depuis qu’il est à 1’Opéra, si bien en voix, ni en verve plus heureuse. Il nageait en pleine passion et dominait toutes vos terribles rumeurs musicales des sons de sa voix stridente et hardie jusqu’à l’insolence ce jour-là. Dans la scène de l’église, dont la mise en scène et la pantomime des deux acteurs principaux sont des chefs-d’œuvre, Mme Viardot et Roger ont fait frissonner toute la salle. C’était donc justice de les rappeler aussi souvent qu’on l’a fait pendant et après la représentation. Mais on a été, ce me semble, d’une parcimonie d’applaudissemens choquante à l’égard de Levasseur, qui a dit avec une habileté et une justesse d’intonation bien remarquables toutes les parties de son rôle et surtout ses couplets : Aussi nombreux que les étoiles dont la mélodie roule sur deux octaves pleines de mi à mi, et qu’il n’est pas facile de chanter de cette façon. Mme Castellan était aussi en beauté de voix, elle n’a rien laissé à désirer sous le rapport de la justesse ni de la pureté des sons. Entre nous, son rôle est écrit un peu haut, et il contient des traits qu’elle est obligée d’arracher en penchant la tête de côté dans l’effort de l’action laryngienne et en faisant une grimace trop comique pour sa jolie figure. Là, en confidence, sont-ce vos cantatrices qui vous ont imposé toutes ces vocalises d’un si singulier effet, ou est-ce vous qui les leur avez confiées ? Il y a eu, dites-vous, entre l’auteur et les virtuoses échange de procédés. Je m’en doutais. C’est bien triste. Le public n’aime pas trop cela comme musique, malgré tous ses applaudissemens ; ne le croyez pas, il s’étonne, il acclame quand le tour est fait, comme s’il assistait aux périlleux exercices des artistes de l’Hippodrome, voilà tout. Quant à moi, je vous avouerai que ces contorsions de gosier me font un mal épouvantable, abstraction faite même des atteintes portées à l’expression et aux convenances dramatiques. Leur bruit m’attaque douloureusement toutes les fibres nerveuses ; je crois entendre passer la pointe d’un diamant sur une vitre ou déchirer du calicot. Vous savez si je vous aime et vous admire ; eh bien, j’ose affirmer que dans ces momens-là, si vous étiez près de moi, si la puissante main qui a écrit tant de grandes, de magnifiques et de sublimes choses était à ma portée, je serais capable de la mordre jusqu’au sang.

    Le débutant Genibrelle, qui remplaçait Euzet, s’est acquitté de sa tâche à votre satisfaction, je le suppose ; sa voix m’a paru belle, il a de l’aplomb, il prononce bien les paroles et chante juste. Ces qualités-là ne courent pas les rues. Je ne vous parle pas de l’orchestration du Prophète que je n’ai jamais tant admirée qu’à cette dernière représentation ; ce serait aussi naïf que si, en causant avec Liszt, je m’avisais de le complimenter sur la science de son mécanisme. Vous jouez de l’orchestre comme il joue du piano.

    Farewell.

Mort de Chopin.

    Après une longue et terrible agonie, Chopin vient de mourir. Nous n’emploierons pas à son sujet la formule ordinaire en disant que sa mort est une perte pour l’art. Hélas ! Chopin était perdu pour la musique depuis assez longtemps. Sa faiblesse et ses douleurs étaient devenues telles, qu’il ne pouvait plus ni se faire entendre sur le piano ni composer ; la moindre conversation même le fatiguait d’une manière alarmante. Il cherchait en général à se faire comprendre autant que possible par signes. De là l’espèce d’isolement dans lequel il a voulu passer les derniers mois de sa vie, isolement que beaucoup de gens ont mal interprété et attribué, les uns à une fierté dédaigneuse, les autres à une humeur noire, aussi loin l’une que l’autre du caractère de ce charmant et excellent artiste. Loin d’être morose, Chopin, aux temps où ses souffrances étaient encore tolérables, se montrait d’une bonhomie malicieuse qui donnait un irrésistible attrait aux relations que ses amis avaient avec lui. Il apportait dans la conversation cet humour qui fit le charme principal et le caractère essentiel de son rare talent.

    Ses compositions pour le piano ont fait école. La grâce la plus originale, l’imprévu du tour mélodique, la hardiesse des harmonies et l’indépendance de l’accent rhythmique s’y trouvent réunis à un système entier d’ornementation dont il fut l’inventeur et qui est resté inimitable. Ses études pour le piano sont des chefs-d’œuvre où se retrouvent concentrées les qualités éminentes de sa manière et ses plus rayonnantes inspirations. Nous les placerons même au-dessus de ses célèbres mazurkas qui, dès leur apparition, valurent à Chopin un succès passionné auprès des femmes surtout, et le rendirent le favori de tous les salons aristocratiques de l’Europe. Ce luxe de mélodies exquises, leur allure à la fois fière et souriante, leur dédain de tout entourage vulgaire, leur passion contenue ou concentrée, leurs divines chatteries, leur retentissement pompeux, ont en effet une sorte d’affinité avec les mœurs du monde élégant pour lequel elles semblent faites. Aussi Chopin, malgré son magnifique talent d’exécution, n’était-il pas l’homme de la foule, le virtuose des grandes salles et des grands concerts. Il avait renoncé à ces tumultes depuis longtemps. Un petit cercle d’auditeurs choisis, chez lesquels il pouvait croire à un désir réel de l’entendre, pouvait seul le déterminer à s’approcher du piano. Que d’émotions alors il savait faire naître ! En quelles ardentes et mélancoliques rêveries il aimait à répandre son âme ! C’était vers minuit d’ordinaire qu’il se livrait avec le plus d’abandon ; quand les gros papillons du salon étaient partis, quand la question politique à l’ordre du jour avait été longuement traitée, quand tous les médisans étaient à bout de leurs anecdotes, quand tous les piéges étaient tendus, toutes les perfidies consommées, quand on était bien las de la prose, alors obéissant à la prière muette de quelques beaux yeux intelligens, il devenait poëte, et chantait les amours ossianiques des héros de ses rêves, leurs joies chevaleresques, et les douleurs de la patrie absente, sa chère Pologne toujours prête à vaincre et toujours abattue. Mais hors de ces conditions, que tout artiste doit lui savoir gré d’avoir exigées pour se produire, il était inutile de le solliciter. La curiosité excitée par sa renommée semblait même l’irriter, et il se dérobait le plus tôt possible à un monde non sympathique quand le hasard l’y avait fait s’égarer. Je me rappelle un mot sanglant qu’il décocha un soir au maître d’une maison où il avait dîné. A peine avait-on pris le café, l’amphitryon, s’approchant de Chopin, vint lui dire que ses convives, qui ne l’avaient jamais entendu, espéraient qu’il voudrait bien se mettre au piano et jouer quelque petite chose. Chopin s’en défendit dès l’abord de manière à ne pas laisser le moindre doute sur ses dispositions. Mais l’autre insistant d’une façon presque blessante, en homme qui sait la valeur et le but du dîner qu’il vient de donner, l’artiste coupa court à la discussion en lui disant de sa voix faible et interrompue par un accès de toux : « Ah ! Monsieur… j’ai… si peu mangé !… »

    Malgré le produit considérable de ses œuvres et des leçons qu’il donnait, Chopin ne laisse pas de fortune ; les malheureux Polonais que l’exil a tant de fois amenés à sa porte savent où cette fortune a passé. Au dernier instant, la constante admiration de Chopin pour Mozart lui a fait désirer que l’immortel Requiem fût exécuté à ses funérailles. Son digne élève, M. Gutmann, a recueilli ce vœu avec son dernier soupir. Aussitôt toutes les démarches nécessaires ont été faites ; grâce à l’intervention active de M. l’abbé Deguerry, M. l’archevêque a levé l’interdiction qui rendait impossible l’exécution du Requiem de Mozart ; les choristes femmes pourront en conséquence figurer dans cette cérémonie, qui aura lieu dans l’église de la Madeleine mardi prochain.

SOCIÉTÉ DE L’UNION,
Salle de Sainte-Cécile.

    La saison des concerts reviendra-t elle avec l’hiver ? Les amis de la musique ne l’espèrent guère, et les artistes se lassent décidément de payer l’impôt musical. Vivier, le célébré corniste que Londres, Manchester et Liverpool se disputaient cet été, a un instant cédé à la velléité de se faire entendre à Paris ; il est venu y passer quelques jours ; mais en apprenant que la taxe des concerts y existait toujours, il s’est hâté de quitter de nouveau le sol dévorant de la patrie pour l’hospitalière Angleterre. Ernst lui-même, le grand violoniste, après avoir parcouru pour la troisième fois l’Allemagne, la Russie, le Danemark, la Suède et les îles Britanniques avec un succès toujours croissant, prend fantaisie de revoir la France ; il compte trouver dans notre République les musiciens émancipés ; il prépare une véritable fête musicale ; il a des œuvres nouvelles à nous faire entendre, il va rédiger son affiche ; mais dans la liste des frais de son concert, il voit figurer encore le prélèvement du huitième de la recette brute. « Ah ! diable, dit-il, cette agréable coutume existe toujours ? Attendons. » Et il renonce pour le moment à se produire en public à Paris. C’est grand dommage ; son talent ne fut jamais si beau, si animé, ni d’une énergie si pénétrante. Je l’admirais la semaine dernière, exécutant avec Heller une œuvre de duos qu’ils ont composés ensemble pour piano et violon. Je ne suis pas de l’avis de ceux qui croient, avec Boileau, qu’un sonnet sans défaut vaut seul un long poëme ; mais je déclare que de petits duos de ce style, et tournés de cette façon, valent mille fois mieux que bien de longs ouvrages, fort estimables cependant, que je pourrais citer. C’est frais, et neuf, et savamment écrit, et sans prétentions.

    La Société de l’Union, établie dans la salle de Sainte-Cécile depuis l’an dernier, n’ayant que peu de frais à supporter, s’est résignée, elle, à abandonner au fermier des hospices le peu de bénéfice qu’elle aurait pu faire si elle eût été libre. Fondée en 1848, par M. Manérat, cette Société avait à peine encore manifesté complétement son existence quand son fondateur est mort. Nous devons ici la féliciter hautement du successeur qu’elle lui a donné en choisissant pour chef d’orchestre et directeur M. Seghers. C’est là un artiste dévoué, chaleureux, studieux, plein du zèle le plus pur, et qui possède un talent spécial et bien rare pour mener à bien l’exécution de la grande musique d’ensemble. Nous le savions depuis longtemps ; mais les trois séances d’études préparatoires de l’orchestre de l’Union, dirigé par lui, et auxquelles nous avons assisté, nous l’ont prouvé de nouveau péremptoirement. Rien n’échappe à l’oreille de M. Seghers, il s’enquiert des moindres imperfections et indique immédiatement le moyen de les corriger ; il entre dans la pensée intime de l’auteur qu’il s’agit d’interpréter, et la dévoile en peu de mots aux artistes qu’il dirige. On ne saurait mieux présider aux études des œuvres sérieuses. Déjà l’ouverture de la Fée Mélusine (de Mendelssohn), ravissant morceau encore inconnu à Paris, la dramatique ouverture de Coriolan et la septième symphonie de Beethoven pourraient être exécutées devant l’auditoire le plus difficile par le nouvel orchestre, et cette exécution ferait à la Société de l’Union et à son nouveau chef un très grand honneur. Mais les séances publiques n’auront lieu, je crois, qu’au commencement de l’année prochaine, et il ne s’agit en ce moment que de les préparer. La principale difficulté que va rencontrer maintenant M. Seghers pour compléter son année musicale, avant d’entrer en campagne, lui viendra des choristes. Il lui faut un chœur nombreux et aussi dévoué que l’orchestre aux travaux obstinés et improductifs sans lesquels il n’y a point de bons résultats. Or les choristes artistes sont rares partout, et M. Seghers a besoin du concours de tous les amis zélés de la musique pour l’aider à arriver au but qu’il se propose, et qu’il atteindra, nous l’espérons.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 juin 2011.

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