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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 21 AOUT 1849 [p. 1-2].

EXPOSITION DE L’INDUSTRIE.

Instrumens de musique.

Le droit des pauvres exercé sur les fabricans d’instrumens. — MM. Erard, Boisselot, Weulfel, Sax, Vuillaume.

    Pourquoi fabrique-t-on encore des instrumens de musique ? direz-vous. — Parce qu’on forme encore des musiciens dans les Conservatoires et ailleurs. — Mais pourquoi, ajouterez-vous, persiste-t-on à enseigner la musique à ces malheureux ? — Mon Dieu, parce que l’habitude en est prise depuis longtemps, parce que certains théâtres tiennent encore leurs portes ouvertes, parce qu’un petit nombre d’individus ne veulent point renoncer aux jouissances que procure l’art musical, et se livrent toujours plus ou moins à l’étude de ce bel art. Sans doute le moment viendra où ces originaux seront fort rares en France, où tous les théâtres lyriques seront fermés, où les Conservatoires n’existeront plus, ou ceux des musiciens qui ne seront pas morts de faim auront embrassé une carrière utile ; mais l’instant de ce beau triomphe des idées positives sur les rêveries creuses de la poésie et de l’art n’est point arrivé ; rien n’est tenace comme les vieilles coutumes. D’ailleurs Athènes, Babylone et Memphis n’ont pas été démolies en un jour. Il faut du temps pour tout. Au reste, l’Opéra est déjà fermé, et, à en croire la rumeur publique, il n’y a pas beaucoup de chances en sa faveur, s’il parvient à rouvrir cet hiver. On ne sait si le Théâtre-Italien parviendra à donner quelques représentations. Quant aux concerts (je n’appelle pas concerts ces réunions plus ou moins nombreuses d’oisifs devant lesquels on vient verser des gammes chromatiques sur un clavier et minauder de mauvaises romances) ; quant aux concerts, dis-je, leur nombre sera sans doute fort restreint, et ce sera un véritable malheur pour le percepteur du droit des pauvres, qui, indépendamment de la satisfaction qu’il a éprouvée jusqu’ici à percevoir une partie du produit des travaux des musiciens, s’est toujours plu à honorer de sa présence les grandes séances musicales, et à encourager ainsi les serfs qui travaillent pour lui. Peut-être, prenant en considération les intérêts de cet estimable protecteur de notre art, le gouvernement obligera-t-il les musiciens à donner des concerts quand même ; mais cette utile ordonnance ne pouvant, après tout, devenir un compelle intrare pour le public qui s’obstine de plus en plus à ne pas payer pour entendre de la musique, notre seigneur le percepteur, je le crains, ne percevra guère, et ne sourira plus de si bonne grâce à nos efforts….. Ceci est vraiment grave ! On a aboli l’esclavage des noirs et ruiné par là une foule de braves gens qui aimaient fort à s’enrichir sans rien faire ; restait l’esclavage des musiciens français qui rapportait, bon an mal an, quelques misérables centaines de mille francs à notre seigneur le percepteur, et, sans qu’on nous ait pourtant émancipés, voilà notre bon seigneur réduit à l’état d’un colon de la Guadeloupe !!….. Ceci est vraiment très grave !

Détournons nos regards de cet affreux tableau !

    L’autorité devrait, ce me semble, un petit dédommagement à l’administration des hospices et à notre seigneur le percepteur. Les concerts ne lui rapportant presque plus rien, les théâtres lyriques étant ou morts ou mourans, pourquoi ne pas remplacer la part légitime que notre seigneur percevait sur les recettes brutes des concerts et des représentations théâtrales par un droit égal sur le produit de la vente des instrumens de musique, puisque les fabricans fabriquent toujours ?… Voilà un moyen très simple, et auquel je m’étonne qu’on n’ait pas encore songé. Sans aucun doute cette dîme légitime sera payée avec le plus vif empressement. MM. Erard, Pleyel, Boisselot, Sax, Vuillaume, Gand, et vingt autres, seront même fiers de l’acquitter. On enverra chez eux des inspecteurs de leurs travaux et de leurs livres de recettes, et, l’inspection finie, ces Messieurs diront à M. Erard, ou à M. Sax, par exemple : « Vous avez vendu pour 160,000 fr. de pianos, ou pour 80,000 fr. de sax-horns, nous avons droit au huitième et même au quart de votre recette brute ; donnez-nous 20,000 fr., monsieur Erard, et vous, monsieur Sax, 10,000 fr. Très bien ! M. le percepteur est satisfait ! » Et il le sera, satisfait. Ceux qui douteraient de sa satisfaction ne connaissent pas notre bon seigneur et sa mansuétude. On n’est pas plus généreux que lui. La loi l’autorise à prendre le quart de nos recettes brutes, et pourtant il n’en perçoit que le huitième. Ainsi un musicien donne un concert dont les frais s’élèvent à 1,000 fr. ; il fait 800 fr. de recette ; la loi autorise notre seigneur à toucher 200 fr. sur cette recette, et il n’en prélève que 100 tout au juste. Peut-on pousser plus loin le désintéressement ?… J’espère donc qu’on prendra le plus tôt possible des mesures pour que les facteurs d’instrumens de musique soient enfin admis à l’honneur de satisfaire M. le percepteur et de l’indemniser des pertes considérables que lui font éprouver les ingrats musiciens, qui se refusent maintenant à travailler pour lui. Et cette opération, je le répète, sera simple et facile. Les facteurs d’instrumens, depuis dix-huit mois, ont bien, il est vrai, fait des pertes assez considérables ; ils ont vendu la moitié moins, et leurs ouvriers ont voulu être payés la moitié plus ; mais, en somme, ils vivent encore ; ils ont même assez de liberté d’esprit pour chercher à perfectionner leurs instrumens, et quelques uns poussent l’audace jusqu’à en inventer de nouveaux. Ceux-là sont peu nombreux, je le confesse, et encore se sont-ils abstenus cette année de faire connaître au public leurs dernières découvertes. Je ne trahirai donc pas leurs secrets. Quant aux perfectionnemens nouveaux que l’Exposition de 1849 a produits au grand jour, ils se réduisent à peu de chose : M. Erard a ajouté au piano un système de pédales dans le genre des pédales de l’orgue, qui permettra à l’exécutant, non seulement de modifier ou de prolonger la sonorité des cordes, mais aussi de faire résonner les octaves graves par l’action de ses pieds seulement. Sébastien Bach, le plus enragé organiste qu’on ait jamais connu, ne se contentait pas d’attaquer ainsi les claviers de l’orgue avec ses quatre membres ; il avait imaginé de leur adjoindre un petit bâton qu’il tenait avec les dents, et au moyen duquel, par un mouvement de tête, il frappait sur les touches. Il pouvait ainsi faire parler, dans certains cas, treize touches à la fois. Le célèbre chanteur Lablache, par un procédé qu’il s’est abstenu modestement de mettre à l’Exposition, et sans faire usage de ses pieds, est le seul jusqu’à présent qui soit parvenu à mettre en action sur le piano vingt-quatre et même trente touches à la fois ! Il est vrai que la nature l’a favorisé d’une façon exceptionnelle.

    M. Weulfel a ajouté au piano une vis de rappel qui rend la tâche de l’accordeur plus prompte et plus facile.

    M. Boisselot, l’habile facteur de Marseille, a été plus heureux. Son invention rendra de véritables et grands services à l’art du piano, surtout si on la combine avec les pédales d’Erard. Voici en quoi elle consiste : on sait que les pédales du piano avaient jusqu’à présent pour objet, l’une, d’adoucir le son de l’instrument, en mettant deux des trois cordes tendues à l’unisson pour chaque note hors de l’atteinte du marteau, qui n’attaquait plus qu’une seule corde ; l’autre, de suspendre l’action des étouffoirs et de laisser ainsi à toutes les cordes la durée entière de leurs vibrations. Mais cet effet si précieux, dont les mauvais pianistes abusent d’une si cruelle façon, ne peut être limité à telle ou telle partie du clavier ; quand la grande pédale est employée, tout le clavier est soustrait à l’action des étouffoirs. M. Boisselot a trouvé le moyen de prolonger la vibration d’une seule note, en laissant toutes les autres soumises à l’action des étouffoirs. Il en résulte de beaux effets de contrastes du staccato superposé à un son soutenu ; effets qu’on pouvait obtenir auparavant, mais seulement en conservant le doigt sur la touche dont il s’agissait de prolonger le son, et en immobilisant ainsi une des deux mains de l’exécutant. Grâce à l’invention de M. Boisselot, il suffit au pianiste de frapper un peu plus fortement que les autres cordes celle dont il veut que le son se prolonge, et il peut abandonner la touche immédiatement après l’avoir frappée sans que la corde cesse de vibrer. Un son grave peut alors se prolonger dans la partie inférieure du clavier pendant que les deux mains sont occupées dans la partie supérieure, à trois ou quatre octaves au-dessous de la note basse.

    Voilà tout ce que je puis citer en fait de perfectionnemens apportés au piano. Je n’ai point appris qu’on eût inventé quelque chose pour l’orgue ni pour les mélodium, harmonium, psalmodium, antiphonium, cacophonium, et autres bâtards de l’orgue, qui miaulent, soupirent, glapissent et vagissent autour de leur père, de façon à rendre inaccessible aux musiciens la salle de l’Exposition où cette marmaille est réunie. Quand à ces cris vient encore se joindre la rumeur clapotante de deux ou trois pianos se livrant à la fois à leurs fantaisies dans différens tons, il y a vraiment de quoi donner à un harmoniste doué de quelque sensibilité auriculaire un accès de delirium tremens ou une attaque de choléra foudroyant. Parlez-moi du coin Pleyel et du coin Erard ; là personne ne prélude. Ces messieurs n’ont pas besoin de faire apprécier au public leurs produits ; tout le monde en connaît l’excellence. Ils se renferment dans un silence superbe dont les visiteurs apprécient le charme autant que la majestueuse éloquence. Si j’avais un piano à acheter, j’irais chez Erard ou chez Pleyel, par cette seule raison qu’ils ne font ni l’un ni l’autre entendre leurs instrumens à l’Exposition.

    Sax est dans le même cas, fort heureusement. Se figure-t-on, en effet, une petite armée de virtuoses soufflant tous ensemble dans les grands et petits frères du sax-horn-baryton, dans les fils du saxophone-basse, dans les mères et grand’mères de la petite clarinette, sans compter les enfans terribles du tuba, la race mal embouchée des trombones avec ou sans cylindres, et la rauque famille des cors simples et des cors à pistons ? Ce concert asiatique rendrait vaines toutes les précautions de l’architecture pour assurer la solidité des bâtimens de l’Exposition ; nous verrions les poutres craquer, les murailles se lézarder, les toiles se déchirer dans tous les sens, et les toits s’effondrer avec mille désastres. Mais non, ces stentors de cuivre et de bois restent silencieux sous leur tente de verre, et les promeneurs peuvent circuler en toute sécurité. Les facteurs voisins du coin Sax, les prudens amis de cet ingénieux artiste,

Imitent…. son silence autour de lui rangés.

    L’un d’eux, M. Barthe, a adapté au cor simple une coulisse semblable à celle que portent les trompettes anglaises, et qui aurait pu être utile avant l’invention des pistons et des cylindres. On remarque aussi parmi les travaux d’un exposant des instrumens de cuivre portant avec eux tous leurs tons ou corps de rechange. Cette innovation n’a pour résultat que de rendre l’instrument plus lourd et plus fragile sans en améliorer le timbre et sans rendre l’émission du son plus facile. Il y a encore une trompette-signal qui obéit à l’action de l’air comprimé. Cette idée n’aurait-elle point été suggérée par le projet d’orgue gigantesque animé par la vapeur dont M. Sax laissa entrevoir la théorie il y a quelques années ?…

    Parmi les facteurs d’instrumens de bois, M. Godefroy s’est signalé dans la spécialité de la flûte. Il vient d’acheter du célèbre Boehm un nouveau brevet d’invention pour une flûte en métal qu’on dit excellente. M. Tulou se renferme dans l’ancien système de la flûte et ne cherche pas de modifications pour celle dont lui, l’habile virtuose, sait toujours tirer un excellent parti.

    M. Vuillaume, outre ses précieuses imitations (imitations avouées par lui) des anciens violons de maîtres, a exposé cette année une contre-basse monstrueuse, auprès de laquelle les contre-basses ordinaires ne sont que des pochettes de maître à danser. Un mécanisme particulier remplace les doigts de l’exécutant trop petits et trop faibles pour pouvoir presser sur la touche ces cordes énormes. Cette guêpe gigantesque bourdonnerait avec assez d’avantage au-dessous d’un orchestre de deux ou trois cents musiciens, si on ne lui confiait que de longues notes fondamentales de l’harmonie. On a déjà employé dans les festivals d’Allemagne quelques individus de cette famille de mastodontes. Je regrette qu’au lieu d’exécuter cet instrument d’une utilité si restreinte, M. Vuillaume n’ait pas tenté d’en produire un autre dont je lui ai souvent parlé, et dont la nature et l’effet lui avaient semblé dignes d’attention. Il s’agissait d’un instrument à percussion, à cordes, destiné surtout à produire le tremolo grave, doux ou demi-fort, très serré et à plusieurs parties, que le tremolo de l’archet des contre-basses et les roulemens de timbales ne rendent que fort imparfaitement.

    Car c’est de ce côté qu’il reste le plus faire. Les instrumens à percussion (d’orchestre) sont vraiment dans l’enfance, et la théorie de la résonnance des corps sonores frappés, si l’on en excepte les cordes métalliques du piano, a à peine été étudiée. Cette étude, au moins, n’a rien produit jusqu’à ce jour. Les machines à percussion dont nous nous servons dans les orchestres sont, à l’exception des timbales, dont la sonorité même est si rarement bonne, dont la tonalité est si peu précise et l’étendue si bornée ; ces instrumens, dis-je, tambours, grosse caisse, cymbales et triangle, malgré le parti qu’on en peut tirer quelquefois, sont des restes de la barbarie du moyen-âge ; ils établissent entre nos orchestres et les petites bandes charivariques des Orientaux un lien réel, et pour nous assez humiliant.

    Je n’ai rien dit encore des instrumens exposés par M. Sax. Ce facteur célèbre, malgré les obstacles de toute nature qu’on ne cesse de lui susciter, avance toujours et achève le perfectionnement des nombreuses familles d’instrumens à vent qu’il a adoptées et de celles qui lui doivent le jour. Telles sont principalement les familles du sax-horn, de la saxotromba et du saxophone. La première comprend six individus : le soprano, l’alto, le ténor, le baryton, la basse et la contre-basse. Le sax-horn possède un timbre à la fois fort et doux. La saxotromba a des sons moins volumineux ; elle procède du sax-horn et de plusieurs autres instrumens connus, tels que le cor, la trompette et le trombone. M. Sax a régularisé et ramené à un seul doigté les doigtés de ces divers instrumens, tant des anciens que de ceux dont il est l’inventeur, de façon qu’en sachant jouer de l’un d’eux, on sait jouer de tous les autres. Joue-t-on, par exemple, du cornet à piston, on peut également jouer du cor à piston, du trombone à cylindres, de la trompette, du bugle, de tous les sax-horns et de toutes les saxotrombas. Mais de ce que le doigté et l’embouchure de ces beaux instrumens sont faciles, il ne s’ensuit pas qu’on puisse les jouer de façon à faire ressortir tous leurs avantages, à les rendre agréables ou puissans dans les solos et dans les ensembles, de façon enfin ne leur rien faire perdre de leur valeur, sans des études persévérantes et bien dirigées. Et c’est là un des plus fâcheux préjugés qu’on ait à signaler dans notre état musical. Un violoniste, un violoncelliste, un pianiste, travaillera dix heures par jour pendant huit à neuf ans avant d’acquérir un talent ordinaire, quelquefois même sans l’acquérir, et l’on veut qu’un soldat, par exemple, qui sait à peine lire ses notes, ne joue pas détestablement du sax-horn ou du trombone six mois après qu’on a mis un de ces instrumens entre ses mains . De là les intonations douteuses, l’instabilité et la mauvaise qualité du son, la phraséologie vulgaire, et, par suite, le mauvais effet de l’instrument. Donnez à un racleur un admirable violon de Stradivarius, il vous écorchera les oreilles, si vous en avez ; le plus merveilleux instrument de cuivre de Sax, dans les mêmes conditions, ne peut manquer d’en faire autant. Il faudrait savoir de MM. Forestier, Dieppo et Caussinus combien de temps ils ont travaillé avant de jouer du cornet, du trombone et de l’ophicléide comme ils en jouent. La même question pourrait être adressée à MM. Distin, qui, armés de cinq instrumens de Sax, se sont acquis une si grande célébrité en France, en Allemagne et en Angleterre, et qui parcourent en ce moment avec tant de succès l’Amérique du Nord. On se souvient, même à Paris, où tout s’oublie vite, de la merveilleuse pureté des sons que ces habiles artistes tiraient des instrumens de cuivre, du sax-horn surtout, de leur justesse, de leur moelleux et du charme singulier que leur empruntaient les plus douces et les plus tendres mélodies….. Qui jamais eût pensé, il y a huit ans, que des instrumens français joués par des Anglais feraient ainsi le tour du monde au bruit des applaudissemens ?… Pourtant ce n’était encore là que des instrument plus ou moins proches de la trompette. On peut attendre de bien autres résultats de la jeune famille des saxophones, lorsque de véritables virtuoses, tels que ceux que je viens de nommer, feront entendre comme il convient qu’il soit entendu ce nouvel et magnifique instrument. Les effets que les compositeurs en pourront tirer dans l’orchestre, pour la musique dramatique surtout, sont incalculables. La voix du saxophone, dont la famille comprend sept individus de tailles différentes, tient le milieu entre la voix des instrumens de cuivre et celle des instrumens de bois ; elle participe aussi, mais avec beaucoup plus de puissance, de la sonorité des instrumens à archet. Son principal mérite, selon moi, est dans la beauté variée de son accent, tantôt grave et calme, tantôt passionné, tantôt rêveur, ou mélancolique, ou vague, comme l’écho affaibli d’un écho, comme les plaintes indistinctes de la brise dans les bois, et mieux encore, comme les vibrations mystérieuses d’une cloche, longtemps après qu’elle a été frappée. Aucun autre instrument de musique existant, à moi connu, ne possède cette curieuse sonorité placée sur la limite du silence.

    Le decrescendo et le piano des chantres de la chapelle impériale russe, ces merveilleux choristes que le bon Dieu doit bien envier à l’Empereur Nicolas, peuvent seuls donner une idée juste de ces délicieuses demi-teintes, de ces sons crépusculaires du saxophone qui, appliqués habilement à l’exécution de quelque poétique inspiration, plongeraient l’auditeur dans une extase que je conçois, et que je ne chercherai pas à décrire… Mais on n’a encore rien composé pour cette voix nouvelle, et M. Verroust jeune, l’un des excellens bassonistes de l’Opéra, est, je crois, le seul qui fasse en ce moment des tentatives pour s’en emparer. Il y a tout à créer de ce côté dans l’enseignement et dans la pratique. Quant à l’achèvement de 1’instrument lui-même, il est complet, et sauf quelque perfectionnement de détails, la tâche de son inventeur, M. Sax, à son égard, est finie.

Le Prophète et la Muette à Londres. — Concours du Conservatoire.— Succès de Roger à Francfort.

    Le succès du Prophète grandit chaque jour à Londres et paraît devoir dépasser encore celui que cette grande partition a obtenu à Paris. Mme Viardot est toujours aussi admirable dans son rôle de Fidès ; on dit beaucoup de bien de miss Hayes, jeune et jolie Irlandaise dont j’ai entendu à Paris, il y a quelques années, la voix fraîche et étendue. Miss Hayes remplit le rôle de Bertha. Mario prouve une grande flexibilité de talent en exécutant, comme il le fait, une musique si difficile et si opposée à ses habitudes. Le public, à chaque représentation, fait répéter jusqu’à quatre morceaux. Son choix tombe ordinairement sur le final « Roi du ciel », la romance à deux voix, le chœur « ô liberté », et la bacchanale du dernier acte, qu’on écouté à peine à Paris, grâce au tumulte de la mise en scène, bien que ce morceau soit l’un des plus caractéristiques et des plus neufs de la partition. On s’accorde aussi à donner de grands éloges au somptueux orchestre et à la puissante masse chorale de Covent-Garden.

    La musique marche à pas de géant en Angleterre ; cette belle exécution d’une œuvre aussi difficile et aussi complexe que le Prophète et le chaleureux accueil que lui fait un public dont la mise en scène récente des Huguenots a pu seule former le goût pour un pareil style, en sont une preuve évidente. Avant l’apparition du Prophète, l’opéra de la Muette de Portici, dans lequel Mme Dorus-Gras et Massol ont obtenu un très grand succès, avait fait fureur à Covent-Garden et rapporte au directeur de ce beau théâtre des sommes considérables. C’était, je crois, la première fois que le chef d’œuvre de M. Auber y était entendu. Si l’auteur eût été à Londres à cette époque, il eût à coup sûr reçu un triomphant accueil ; et accoutumé aux tièdes démonstrations parisiennes, notre célèbre compositeur n’eût pas été peu surpris de l’ardeur de cet enthousiasme anglais dont le déchaînement renverse toutes les idées ayant cours sur le continent.

    Le nom de M. Auber m’amène tout naturellement à parler des concours du Conservatoire. J’avouerai franchement pourtant que je ne les ai point suivis. Le même concerto de piano exécuté vingt ou trente fois de suite dans la même journée, des successions de concertos de violon, d’airs variés invariablement joués de la même façon, des cavatines impitoyables impitoyablement vocalisées, des airs sublimes abominablement ornés, tout cela constitue une série de douleurs atroces dont le chloroforme serait impuissant à paralyser les élancemens, et qu’on évite en conséquence quand on n’est pas absolument forcé de les subir. Or je n’ai jamais appartenu à un jury d’aucune espèce et je jure qu’à moins d’un ordre exprès de la République française, on ne me verra pas juré. Or la République a bien à faire de chercher des juges pour les concours de musique !

    Aux heures de ces concours, je me suis donc tenu obstinément hors de portée. On m’a dit que les pianistes….. Ah Dieu ! je crois les entendre, ne parlons pas de ces cruels. On prétend que les autres instrumentistes n’ont produit que des prodiges assez ordinaires, y compris les enfans prodiges des deux sexes. On parle de plusieurs voix très belles, au premier rang desquelles il faut mettre celle de M. Depassio, jeune chanteur auquel un brillant avenir est sans doute réservé. Mais, de celui-là, je puis dire mon avis, on l’a entendu plusieurs fois cet hiver aux concerts du Conservatoire ; sa voix de basse est très étendue, très grave (elle descend au ), très puissante et d’un fort beau caractère. Elle a besoin d’être encore assouplie ; elle se prête en ce moment moins bien aux accens tendres qu’aux élans vigoureux et aux grands mouvemens dramatiques, mais cela tient probablement à ce que le jeune chanteur s’est exercé de préférence jusqu’à présent sur des morceaux qui lui paraissaient propres à faire ressortir les qualités énergiques de sa voix. M. Depassio est de Lyon. Il est déjà engagé à l’Opéra. L’Opéra !…. ruit alto a culmine Troja !…. M. Depassio a obtenu le second prix de chant. Le premier a été partagé entre Mlles Carman, Seguin et Nantier. Cette dernière a chanté d’une façon assez remarquable, m’assure-t-on, une partie du rôle de Fidès au cinquième acte du Prophète. Et à cette occasion, M. Meyerbeer, présent par hasard à la séance, a été l’objet d’une de ces ovations qui valent bien les applaudissemens du vieux public blasé, chauve, éreinté de l’Opéra. Eh ! allons donc ! prouvez tant que vous pourrez que l’enthousiasme n’est pas mort.

    Roger est à cette heure en Allemagne en butte à tous les genres de manifestations de la même nature : bouquets, rappels, sérénades, soupers ; il en perd la tête ; il en pleure d’attendrissement et de joie. L’éclat de son début à Francfort dans la Lucie de Donizetti, où il a chanté le rôle d’Edgard, en italien, avec cette sensibilité communicative et cette ardeur passionnée que nous lui connaissons, a été de beaucoup dépassé par le succès qu’il a obtenu peu de jours après en chantant, en allemand, le Raoul des Huguenots. Auprès des artistes, des amateurs et des critiques son triomphe est magnifique et complet. Roger a, du reste, été vaillamment secondé par sa Valentine, Mme Anschutz-Capitaine, dont j’ai souvent parlé, et dont le talent m’est extrêmement sympathique.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er juillet 2011.

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