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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 5 DÉCEMBRE 1848 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Début de Mme de Lagrange. — Duprez. — Othello.

    Cette soirée restera dans notre souvenir comme la plus triste à laquelle nous ayons assisté depuis la mémorable représentation donnée sur la même scène au bénéfice de Mlle Falcon. Je doute même que, témoin de l’agonie musicale de la jeune et belle cantatrice, qu’il environnait de tant d’amour et d’une admiration si passionnée, le public, ce soir- là, ait souffert plus cruellement qu’au spectacle récent du dévouement fanatique, je dirais presque féroce, de Duprez pour le théâtre dont il fit si longtemps la gloire et la fortune. C’est, il faut le dire à la louange de notre public parisien, si oublieux, si ingrat même en général pour ses anciennes idoles, que certains artistes ont le rare privilége de conserver longtemps ses sympathies entières, et dans toute leur ardeur. Duprez est de ceux-là. Or, voilà la position dans laquelle il vient de se placer. L’Opéra languit, l’Opéra se meurt. Comme il est incontestablement plus facile et plus commode de ressaisir l’intérêt d’un public lassé, mécontent et découragé, au moyen d’un artiste remarquable, d’un talent jeune, original, séduisant, exceptionnel, qui agit par lui-même et tire tout de son propre fonds, que par la puissance d’un bel ensemble, d’une exécution grandiose, fidèle et vivante des belles partitions dont on dispose, puissance qui ne peut s’acquérir qu’à l’aide de soins éclairés et constans, d’efforts bien dirigés, de travaux même pénibles, soutenus d’un véritable et grand amour de l’art, on a dû chercher à peu près exclusivement ce vaillant virtuose capable de réparer tant de désastres, ce diamant qui devait faire passer tant de strass. Ah ! si l’on eût pu obtenir Jenny Lind ! oui, mais la grande artiste gagne dans toute l’Europe, en Angleterre surtout, des sommes fabuleuses ; l’Opéra français est dans l’impossibilité la plus absolue de lui offrir le quart des appointemens qu’elle y reçoit ; et Mlle Lind n’a aucune raison de faire l’aumône de son merveilleux talent, de sa renommée prestigieuse à ce même théâtre où, malgré l’illustre patronage de l’auteur des Huguenots, elle ne put, il y a quatre ans, obtenir la faveur de débuter. Il ne faut pas oublier que les blessures d’amour-propre faites à certains artistes sont d’autant plus graves qu’ils sont plus sûrs de leur force, et qu’après avoir enfin trouvé le libre exercice de leurs facultés et conquis la place qu’elles leur assignaient, il doit leur être permis de conserver, sinon de la haine, au moins l’indifférence la plus profonde pour les lieux où elles furent méconnues. Car, qu’importe à la gloire de Mlle Lind le suffrage de Paris ?… La sanction de Paris est indispensable, dit-on, aux célébrités étrangères ; elle seule est digne de consacrer les grand noms et de sacrer les rois et les reines de l’art ! oui, c’est Paris qui dit cela. Cependant ce brevet d’intelligence, de sentiment, de goût et d’enthousiasme éclairé, cette supériorité qu’il s’accorde modestement sur toutes les autres capitales, n’est plus aujourd’hui qu’une prétention gratuite et puérile, s’il s’agit de l’appréciation des choses élevées de l’art musical. Ce ne fut pas toujours un préjugé ; mais à cette heure où les grands centres civilisés de l’Europe marchent en musique dans la voie du progrès, en laissant au loin derrière eux Paris immobile dans sa naïve vanité, c’en est un pitoyable et d’un immense ridicule. Mlle Lind est une grande actrice en même temps qu’une cantatrice incomparable ; si aux adorations de la foule, son double talent a pu joindre encore les suffrages de tous les critiques intelligens et sérieux, de tous les grands esprits, de tous les artistes de quelque valeur, aux lieux où rayonnèrent des génies tels que Shakspeare, Goethe, Schiller, Hændel, Gluck, Mozart, Weber et Beethoven, et la splendide pléiade de leurs interprètes inspirés, on peut croire que son ambition, si vaste qu’on la suppose, a lieu d’être pleinement satisfaite. L’Opéra laissa passer devant lui, sans la reconnaître, sa fortune qui lui tendait la main, il doit donc se borner aujourd’hui à chercher les ressources modestes qui lui restent peut-être encore. Faute d’une mine d’or à exploiter, le voilà contraint de se résigner au lavage. Cette pénible position, MM. les directeurs actuels de l’Opéra ne se la sont point faite, nous le savons ; ils ont même inutilement tenté d’en sortir. Mais ils sont en train de l’aggraver. Je le crains.

    En consultant d’un œil inquiet tous les points de l’horizon musical pour y découvrir ce talent capable, par son attrait seul, de ramener la foule à l’Opéra, ils ont aperçu Mme de Lagrange, cantatrice française, que de beaux succès obtenus dans les salons et sur quelques théâtres d’Italie recommandaient à leur attention. Un engagement de quatre mois a été, dit-on, offert avant son début à Mme de Lagrange qui l’aurait accepté. On fondait évidemment sur elle l’espérance de traverser avantageusement la saison d’hiver, jusqu’au moment où les études du Prophète de M. Meyerbeer seront terminées. Malheureusement la spécialité du talent et de la voix de la nouvelle cantatrice la rend propre surtout aux œuvres les moins productives du répertoire de l’Opéra. Il faut ranger dans cette catégorie l’Othello de Rossini, qu’elle a choisi pour son début. Mais, productive ou non, encore fallait-il remettre en scène cette partition, et l’embarras était grand ; l’Opéra étant organisé de telle sorte depuis longues années, que les œuvres les plus célèbres des grandes écoles, depuis Gluck jusqu’à Rossini, y sont devenues à peu près inexécutables. On n’y donne d’une façon tolérable que les opéras du moment, écrits pour les nécessités du moment et pour les ressources du moment. Il est impossible, sans profaner et mutiler d’une indigne façon ces chefs-d’œuvre, de représenter aujourd’hui ni Moïse, ni le Siége de Corinthe, ni le Freyschütz, ni la Vestale, ni Cortez, ni Armide, ni Orphée, ni Alceste, ni les Iphigénies, ni même le Comte Ory, ni Guillaume Tell, ni les Huguenots, qui figurent encore de temps en temps sur les affiches. La partition d’Othello, peu exigeante en comparaison de celles dont je viens de faire la triste énumération, a pourtant encore besoin, outre la prima donna, d’un ténor au moins, capable de soutenir le poids d’un autre rôle, le rôle d’Othello, par exemple ; car nous ne sommes pas encore arrivés à ce prodigieux stoïcisme que j’ai pu admirer chez les Italiens, en assistant à Florence à une représentation de la Vestale de Paccini, dans laquelle manquait… la Vestale seulement. Il fallait donc absolument un Othello, sans lequel Mme de Lagrange ne croyait pas pouvoir débuter. Il est bien entendu que je ne parle pas d’un Othello au point de vue shakspearien ; certes, il n’est personne d’assez exigeant pour élever, à notre époque, une pareille prétention. Non, il s’agissait seulement de trouver un ténor assez fort pour chanter, avec des paroles françaises, les airs et les duos italiens dont se compose ce rôle d’Othello. L’Opéra possède, bien à lui, solidement engagés par contrat, cinq ténors : Roger, qui ne doit pas paraître avant la première représentation du Prophète ; — Poultier, ténor léger, très léger, qu’on n’osait risquer dans le Maure de Venise ; — Paulin, ténor encore plus léger, auquel on a osé confier le rôle de Roderigo ; — Guémard, ténor énergique, mais inexpérimenté, peu familier surtout avec le style orné de Rossini ; — et enfin, et surtout Duprez. Mais Duprez, le grand musicien, le chanteur habile, le virtuose entraînant, l’acteur souvent admirable, malgré tant de qualités, malgré sa persévérance, son audace, son indomptable volonté, a perdu presque toute sa voix ; on le sait, il le sait, ce serait folie de vouloir faire croire encore à la possibilité d’une illusion à cet égard. De plus, Duprez est souffrant depuis quelques semaines. Eh bien, malgré tant de chances contraires, Duprez, non pas résigné, mais résolu à tenter un effort nécessaire, laisse annoncer la représentation de Mme de Lagrange, et conserve jusqu’au dernier moment l’espoir d’y figurer. Mais à sept heures du soir, le public, en arrivant à l’Opéra, trouve sur l’affiche une bande blanche portant le mot fatal de relâche. On ne jouait pas Othello, on ne jouait rien ; l’Opéra était fermé à cause de l’indisposition de Duprez. Nouvel espoir de rétablissement, nouvelle affiche, nouvelle déception. Dès le second jour, la seconde annonce d’Othello fait place à celle d’un ballet, toujours pour la même raison. Le début de Mme de Lagrange commençait à devenir fort problématique, lorsque enfin vendredi dernier, Duprez crut qu’on pouvait sérieusement compter sur lui. Othello est affiché une troisième fois ; le public n’a garde de faire défaut. On commence ; Duprez entre en scène. Je n’essaierai pas de décrire ce que nous avons tous éprouvé : c’était de la désolation, de la douleur, de la rage. Je sentais ma poitrine se déchirer, les larmes me gagnaient ; on détournait les yeux pour ne point voir au moins les convulsifs efforts de ce lutteur à l’agonie. Des sons rauques… une voix qui se brisait à chaque instant… des notes sourdes… perdues, imperceptibles… un chanteur qui a le croup !… Et tout cet auditoire qui, s’il eût osé, aurait crié grâce pour l’artiste dévoué, frémissant dans son morne silence, ne concevant pas comment la représentation pouvait continuer, et restant immobile cependant, appelant de tous ses vœux une phrase, un trait, une seule note souveraine qui lui donnât l’occasion, le prétexte de témoigner à Duprez, par de chaleureux applaudissemens, sa vive et profonde sympathie… Et la phrase, le trait, la note n’arrivant pas… Quelle heure nous avons passée là ! quel horrible supplice !

    Par un de ces miracles familiers à Duprez, il nous a permis, il est vrai, de nous dédommager au troisième acte ; la voix lui est un instant revenue ; il a magnifiquement dit la fameuse phrase de son duo avec Iago (Il cor mi si divide di tanta crudeltà). Alors quels cris ! quels applaudissemens ! quels bravos émus se sont élancés de toutes parts ! Mais autour de lui sur la scène un désarroi déplorable. Voilà Portheaut (Iago) qui manque son entrée ; Roderigo a beau dire : « J’aperçois Iago » le traître ne vient pas. Le judicieux Roderigo ne voit rien de mieux alors que d’aller le chercher, et la scène demeure vide ; et le public ébahi commence à se demander, comme le Brid’oison de Beaumarchais : « Ah ! çà, de qui se moque-t-on ici ? » Cependant Iago reparaît, et le public dans sa justice maltraite l’obligeant Roderigo, qui n’en peut mais et chante pourtant de son mieux, avec sa pauvre petite voix flûtée de ténor léger, très léger, excessivement léger. Il fallait voir, à la fin de ce cruel premier acte, l’agitation, l’effroi du public se précipitant dans les corridors et le foyer pour respirer un instant après cette longue angoisse ! « Il y a trois actes encore, disait-on ; pourra-t-il y suffire ? D’ailleurs les autres rôles ne paraissent même pas bien sus. Pourquoi Portheaut a-t-il manqué son entrée ? Il n’y a donc point de régisseur de la scène ? Il y a de quoi démoraliser la débutante ! etc., etc. » Mme de Lagrange, en effet, a paru fort intimidée dans le premier moment ; mais la faveur manifeste avec laquelle on l’a accueillie a pu lui rendre bientôt toute son assurance. La qualité principale de sa voix, celle qu’on a remarquée de prime abord, c’est une étendue exceptionnelle. On pourrait dire que Mme de Lagrange possède une voix de soprano aiguë bien nette et parfaitement caractérisée, surajoutée à une voix de contralto assez bien timbrée dans les cordes graves. L’ensemble de ces notes nombreuses constitue deux octaves et une quarte, du la grave au suraigu. Les sons hauts ont du charme et une grande pureté, sinon beaucoup de force ; ceux du bas de l’échelle ne manquent pas de caractère ; malheureusement le médium, cette partie de la voix avec laquelle on chante n’a peut être pas les mêmes qualités, et laisse un peu à désirer pour la sonorité et pour la puissance expressive. Le talent de Mme de Lagrange est surtout un talent de vocalisation ; l’agilité de sa voix est remarquable dans les gammes diatoniques ; elle lance ainsi sans embarras, avec une aisance gracieuse, des fusées très agréables pour les amateurs de pyrotechnie musicale. La justesse même de chacun des sons dont se composent ses traits les plus hardis est irréprochable, ce qu’on ne peut dire toujours de ceux de son chant posé. Pour résumer les éloges qu’elle mérite, nous dirons : C’est une jolie voix, d’une grande étendue, agile, exercée et convenable à l’exécution des vocalises d’un certain style peu en usage aujourd’hui. Maintenant, si nous nous en rapportions à l’impression générale produite par cette première épreuve faite dans d’aussi mauvaises conditions, nous devrions ajouter ceci : Mme de Lagrange est faible dans le chant proprement dit, dans le chant posé surtout ; sa phraséologie paraît indécise, sa voix même alors semble perdre une partie de son volume, certaines notes se distinguent à peine et ces défectuosités deviennent plus sensibles encore lorsque le rôle exige des accens passionnés et de la spontanéité dans les mouvemens. Comme si elle se méfiait de ses forces, la cantatrice alors demeure calme, et il en résulte nécessairement une froideur fâcheuse dans l’ensemble de son exécution. En outre, cette voix a le défaut, si commun aujourd’hui, du tremblement ; elle ondule constamment comme le son de ce jeu d’orgue appelé tremblant doux, et il en résulte pour l’auditeur une fatigue extrême. L’état de grossesse assez avancé dans lequel se trouve Mme de Lagrange ne lui permet point d’ailleurs de se livrer à une pantomime ni à une gesticulation très animées. Son partenaire était constamment obligé d’y avoir égard dans les scènes les plus échevelées du drame ; Desdemona s’asseyait doucement à terre au lieu d’y tomber et Othello la conduisait quand il eût fallu la traîner. Mme de Lagrange a été néanmoins applaudie dans les parties brillantes de son rôle, et son talent de vocalisation mérite l’accueil courtois qu’on lui a fait.

    Après l’éclair jeté par Duprez, au troisième acte, ses forces, au quatrième, ont de nouveau commencé à le trahir et à diminuer. Enfin le dénoûment est arrivé et nous avons pu dire, en soupirant comme le héros de Shakspeare : Othello’s occupation’s gone ! Mlle Fuoco a eu un éclatant succès dans le ballet, et une triple salve d’applaudissemens a suivi sa rentrée dans la coulisse. Maintenant faut-il ajouter que les ténors du chœur ont souvent chanté au dessous du ton d’une façon choquante, et que certaines voix nasillardes, qui nasillent parmi eux, ont plus d’une fois fait naître dans la salle d’ironiques exclamations ? A quoi bon ? On ne trouve pas à Paris, dit-on, de bonnes voix pour les chœurs et, s’il y en avait, l’Opéra pourrait-il ou voudrait-il les payer convenablement ?

    « Mais pourquoi les comparses ne marchent-ils pas en mesure ? » répétait à chaque instant un de mes voisins en voyant les évolutions irrégulières des soldats vénitiens. Ma foi, j’avoue que je l’ignore. Il m’est impossible de comprendre par quelle raison ces mêmes soldats qui, dans la rue, suivent fort exactement le rhythme d’un tambour, cessent d’aller au pas sur la scène de l’Opéra, pendant une marche bien rhythmée qu’exécute un orchestre de quatre-vingts musiciens. Peut-être cela tient-il à ce que, dans la rue, le soldat est surveillé par un caporal, qui obéit au sergent, sous les ordres du sous-lieutenant commandé par un lieutenant qui doit obéissance au capitaine, etc., tandis qu’à l’Opéra, où personne ne commande, où nulle surveillance musicale n’est exercée sur la scène, il marche à volonté, sans écouter l’orchestre et sans se soucier de la mesure.

    Les études partielles du Prophète continuent, mais les rôles ne sont pas tous distribués. M. Meyerbeer cherche, dit-on, une seconde femme et deux basses. On parle de l’engagement de Bouché et de la rentrée de Levasseur ; l’état de santé d’Alizard ne lui a point encore permis de reparaître sur la scène. A l’exemple de Roger, Mme Viardot ne débutera à l’Opéra que dans le Prophète. Cette détermination, qu’elle a récemment prise, nous paraît fort sage et dans l’intérêt de la cantatrice autant que dans celui du compositeur.

Distribution des prix au Conservatoire de musique.

    Cette solennité a été présidée, en l’absence de M. Dufaure, par le directeur des Beaux-Arts, M. Charles Blanc. On a trouvé le discours qu’il a prononcé à l’ouverture de la séance plein de convenance et d’à-propos ; on y a même remarqué un sentiment juste du pouvoir de la musique moderne et de l’importance qu’elle tend à acquérir aujourd’hui chez les peuples civilisés. M. Charles Blanc n’a point méconnu la part qu’elle prend à ces grands bouleversemens politiques ou sociaux qu’on appelle révolutions. Malheureusement il ne pouvait dire aussi que si la musique, en exaltant l’enthousiasme et les passions bonnes ou mauvaises des masses populaires, a contribué presque partout aux progrès des révolutions, il n’est pas également prouvé que les révolutions contribuent aux progrès de la musique. Nous n’avons que trop de raisons en ce moment de croire le contraire, et le passsge suivant du discours de M. Charles Blanc, applaudi de toute la salle, démontre lui-même combien le nouvel état de choses avait fait naître de craintes au sujet de la plus précieuse de nos institutions musicales : « J’étais présent à l’Assemblée, Messieurs, lorsque ayant à s’occuper du Conservatoire, elle a refusé, sur l’observation d’un de ses membres, de mettre vos intérêts en discussion. Dans un moment où les circonstances commandent tant de sacrifices, l’Assemblée a laissé vos crédits intacts, voulant prouver par là quelle sera sa libéralité pour vous dans des temps plus prospères. » C’est-à-dire quand la révolution sera accomplie, quand la tranquillité, la confiance et le crédit auront pu renaître et se consolider, quand toutes les agitations révolutionnaires auront cessé. M. Charles Blanc a ajouté : « L’Assemblée Nationale, Messieurs, a compris que la musique était devenue maintenant un art français ; qu’après avoir été longtemps contesté à notre nation, le génie musical avait revêtu chez nous ce caractère distinctif que tant ds fois nous avons remarqué dans les arts du dessin. Je veux parler du rôle frappant que joue l’intelligence dans la musique française comme dans la peinture ; je veux parler de ce sentiment particulier qui fait des partitions de nos maîtres plutôt une noble occupation de la pensée qu’un simple amusement de l’oreille. » Cela est très juste, très vrai, et ceux des musiciens français auxquels elle s’applique doivent accepter cette appréciation de leurs œuvres comme un éloge du plus grand prix. Cela était vrai déjà au commencement de ce siècle, à cette époque trop oubliée de nos jours où écrivaient pour nos théâtres lyriques Daleyrac, Méhul, Lesueur, Berton, pour ne parler que des Français, et quand l’école française pouvait s’enorgueillir des chefs-d’œuvre que sa doctrine inspirait à des étrangers nationalisés tels que Grétry, Cherubini et Spontini. Oui, la France a possédé et possède encore de grands artistes qui ont fait avancer l’art musical, qui l’ont défendu de tout leur pouvoir contre les atteintes d’un goût faux, méprisable et futile ; la France, grâce à eux, possède un répertoire de musique dramatique d’une valeur immense, et qu’elle est même fort loin d’apprécier à sa juste valeur. La France a fondé et soutenu depuis près d’un demi-siècle un Conservatoire de musique qui, tout imparfait et incomplet qu’y soit encore l’enseignement, n’en est pas moins incontestablement le premier de l’Europe sous beaucoup de rapports. La France fait chaque année des sacrifices d’argent considérables pour soutenir deux théâtres lyriques qui, s’ils étaient abandonnés à leurs propres ressources, n’existeraient plus depuis longtemps.

    Mais la France n’a point encore d’idées nettes de la puissance ni de la dignité de l’art musical.

    On croit chez nous que la musique n’existe pas hors du théâtre.

    Le style le plus frivole, le plus faux, le plus maniéré, le plus plat est encore celui qui (au théâtre) a le plus de chances de succès et compte le plus de partisans.

    Les œuvres où l’intelligence joue le rôle principal sont encore, sauf de rares exceptions, celles qui sont le moins goûtées et le plus lentement appréciées, quand elles le sont.

    Celles (je parle toujours des œuvres dramatiques) que ne contiennent point, soit un drame intéressant, soit un grand luxe de décors, soit tout autre accessoire, sont assurées, quelle que soit leur valeur, de l’indifférence du public.

    Un opéra détestable dans lequel figurera un artiste d’un talent exceptionnel sera toujours préféré à un chef d’œuvre dont l’exécution, d’ailleurs satisfaisante de tout point, n’offrira pas l’exhibition d’un virtuose célèbre.

    Il y a en France une espèce de comédies mêlées de couplets qu’on nomme vaudevilles, où l’on chante, hors du ton et de la mesure, avec des voix cassées, fausses, horribles, d’abominables ponts-neufs, insupportables à toute oreille musicale. Et les Français supportent cela.

    Nous avons encore des drames, nommés mélodrames, où l’action est à chaque instant troublée, interrompue, où le spectateur est malgré lui distrait par de ridicules bouts de symphonie qu’exécutent indignement des orchestres discordans, délabrés, détestables. Et les Français aiment cela.

    Or, au point de vue des musiciens, s’il y a chez un peuple quelque chose de pis que de ne pas aimer la musique, c’est à coup sûr d’aimer la mauvaise musique.

    La France, et cela ne doit point nous étonner, n’a point l’amour et ne soupçonne pas même la beauté des grandes manifestations de l’art musical. Quand elle le fait figurer aux fêtes publiques de la nation, c’est toujours à la hâte, sans soins, sans grandeur réelle, sans même tenir compte des conditions essentielles à son développement et à son existence. La musique y est traitée comme ces pauvres chanteuses des rues qu’on fait monter dans les salles de festins où se célèbrent des noces, à qui on ordonne de chanter au milieu du tumulte des conversations, des bruits discordans d’un service de table, des cris des convives avinés, coudoyées par des serviteurs affairés, en s’accompignant de leur misérable harpe boueuse et délabrée, à qui on jette quelques sous et qu’on met à la porte aussitôt après.

    La France n’a point un corps de musique nationale organisé sur de vastes proportions.

    La France n’a point de grandes œuvres de musique nationale composées sur des sujets qui rappellent les grandeurs de son histoire et célèbrent les sentimens chers à la nation.

    La France n’a pas seulement une salle nationale de concerts où un public nombreux puisse aller entendre des œuvres de haut style grandement exécutées.

    Toutes les fois qu’on a tenté dans les monumens publics de réserver une salle pour les concerts, la musique et les dispositions architecturales qu’elle exige, sont les dernières dont on s’est occupé, ou pour mieux dire on ne s’en est pas occupé du tout. On a dit : Voilà notre salle de concerts, elle nous servira pour donner des bals, pour le tirage de la conscription, ou pour un club, ou pour les élections, ou pour les banquets patriotiques.

    La France n’a point de musique religieuse. Ce qu’on appelle de ce nom dans nos églises n’est qu’une parodie indécente et ridicule quand ce n’est pas un reste de la barbarie.

    Il n’y a pas une église de France qui possède, à elle appartenant, un chœur de quarante voix seulement. Le clergé français est en général hostile à la musique ; le clergé parisien rend même les tentatives isolées des artistes pour produire leurs œuvres religieuses à peu près irréalisables, en empêchant les femmes d’y prendre part.

    L’armée française n’a que des corps de musique militaire mesquins, pauvres, incomplets, indignes d’elle, et incapables de soutenir la comparaison avec ceux de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie. Les efforts dignes d’encouragemens que font à Paris, sous la direction de M. Hubert, les orphéonistes, n’auront jamais de résultats complets et utiles, puisque les femmes encore n’y participent point. Un chœur sans voix de soprano, sonores, nombreuses et exercées, c’est un orchestre sans violons, une bande militaire sans clarinettes.

    Quelle raison empêche donc, non seulement dans les églises, mais même dans les réunions de l’Orphéon, d’admettre les filles et les femmes jeunes et douées des voix indispensables à tout bon ensemble choral ?… Est-ce une raison de morale ? Les Anglais et les Allemands sont pour le moins aussi sévères que nous sur le chapitre des bonnes mœurs, et pourtant à Londres, à Manchester, à Berlin, à Vienne, à Francfort, à Leipsick et dans vingt autres villes étrangères on trouve des institutions semblables à celle de l’Orphéon où les femmes sont admises, et qui comptent en conséquenee parmi celles dont s’enorgueillit l’art musical européen. Ce sont elles qui exécutent sans difficulté, sans effort, sans incorrections et souvent avec une rare majesté les oratorios de Mendelssohn, de Graun et de Hændel. Il n’y a pas de semaine, à Londres, où, dans l’immense salle d’Exeter Hall, un de ces chefs-d’œuvre qu’on appelle le Messie, Judas Macchabée, Samson, Elie, Paulus, etc., ne soit exécuté devant trois mille auditeurs par six cents exécutans, dont la plupart appartiennent à la classe des artisans et des ouvriers. Et tout cela est organisé avec soin, intelligence, attention et gravité. Et il n’y aurait pas moyen à Paris, sans dépenser 10,000 fr., d’exécuter deux fois l’an seulement, d’une manière aussi satisfaisante, des compositions de la même nature ; et on ne trouverait peut-être pas six cents personnes pour les écouter. D’ailleurs, je le répète, eût on le public et les exécutans, il manquerait toujours la salle pour les recevoir.

    Ces aperçus, rapidement jetés, suffisent, je pense, à démontrer que la France est encore loin d’occuper dans la musique européenne la place à laquelle les travaux de ses artistes lui donnent le droit de prétendre ; place qu’elle aurait conquise depuis longtemps, si depuis longtemps aussi les gouvernemens qui se sont succédé chez nous n’avaient été radicalement dépourvus de toute estime et de tout amour sérieux de la musique, dont le sentiment leur était refusé ; s’ils ne l’eussent constamment rabaissée d’une main après l’avoir élevée de l’autre ; s’ils n’eussent enfin considéré les plus nobles efforts de cet art comme moins dignes d’une protection sérieuse que l’industrialisme théâtral du plus bas âge, et confié ses plus chers intérêts à ses ennemis.

    Le Conservatoire a, cette année, distribué un grand nombre de couronnes. Nous avons remarqué surtout deux lauréats des classes de chant : l’un, M. Riber, dans le concert qui suivit la distribution des prix, a vocalisé avec talent un air à roulades de Mercadante ; l’autre, Mlle Duez, a mérité et obtenu de vifs applaudissemens dans l’air de Norma « Casta diva » transformé par le traducteur français en hymne à la Providence. Le concert commençait par une ouverture composée par M. Edmond Hocmelle, aveugle de naissance. Ce morceau est vraiment remarquable tant par le choix des idées que par l’ordre dans lequel elles sont disposées et par la vigueur raisonnée de l’instrumentation. Si l’on songe aux difficultés de la composition instrumentale pour le jeune musicien obligé de dicter à un copiste chaque partie isolée de son orchestre, on devra reconnaître en lui au moins une grande force de conception harmonique aidée d’une mémoire prodigieuse ; mais le coloris chaud, l’élégance du style mélodique et les autres qualités de son ouverture, attestent, en outre, l’excellence complète de son organisation.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mars 2016.

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