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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 9 NOVEMBRE 1848 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Première représentation de Jeanne la Folle, opéra en cinq actes de M. Scribe, musique de M. Clapisson.

    Il y a huit jours, pendant qu’on faisait les dernières répétitions de Jeanne la Folle, je réfléchissais, au coin de mon feu, aux angoisses que le malheureux compositeur de cet opéra était occupé à éprouver ; je songeais à ces tourmens de toute nature et sans cesse renaissans auxquels nul n’échappe en pareil cas à l’Opéra, ni le grand ni le petit, ni le patient ni l’irritable, ni l’humble ni le superbe, ni l’Allemand ni le Français, ni même l’Italien ; je me représentais ces atroces lenteurs des études, où tout le monde emploie le temps à des niaiseries, quand chaque heure perdue peut amener la perte de l’œuvre ; les bons mots du ténor et de la prima dona, dont le triste auteur se croit obligé de rire aux éclats quand il a la mort dans l’âme, pointes ridicules auxquelles il s’empresse de riposter par les stupidités les plus lourdes qu’il peut trouver, afin de faire ressortir celles de ses chanteurs et de leur donner ainsi l’air de saillies spirituelles ; j’entendais la voix du directeur lui adresser des reproches, le traiter de haut en bas, lui rappeler l’honneur extrême qu’on fait à son œuvre de s’en occuper si longuement, le menacer d’un abandon définitif et complet si tout n’est pas prêt au jour fixé ; je voyais l’esclave transir et rougir aux réflexions excentriques de son maître (le directeur) sur la musique et les musiciens, à ses théories mirobolantes sur la mélodie, le rhythme, l’instrumentation et le style en général ; théories dans l’exposé desquelles notre cher directeur traitait, comme à l’ordinaire, les grands maîtres de crétins, les crétins de grands maîtres, et prenait le Pirée pour un nom d’homme ; puis on venait annoncer le congé du mezzo-soprano et la maladie de la basse ; on proposait de remplacer l’artiste par un débutant, et de faire répéter le premier rôle par une choriste ; et le compositeur se sentait égorger et n’avait garde de se plaindre. Oh ! la grêle, la pluie, le vent glacial, les sombres rafales, les forêts sans feuilles criant sous l’effort de la bise d’hiver, les fondrières de boue, les fossés recouverts d’une croûte perfide, l’obsession croissante de la fatigue, les morsures de la faim, les épouvantemens de la solitude et de la nuit, qu’il est doux d’y songer dans un gîte, fût-il aussi exigu que celui du lièvre de la fable, dans la quiétude d’une tiède inaction, de sentir son repos redoubler au bruit lointain de la tempête, et de répéter en hérissant sa barbe et fermant béatement les yeux comme un chat de curé, cette prière du poëte allemand, Henri Heine, prière, hélas ! si peu exaucée : « O mon Dieu ! vous le savez, je possède un cœur excellent, ma sensibilité est vive et profonde, je suis plein de commisération et de sympathie pour les souffrances d’autrui ; veuillez donc, s’il vous plaît, donner à mon prochain mes maux à endurer ; je l’environnerai de tant de soins, d’attentions si délicates, ma pitié sera si active, si ingénieuse, qu’il bénira votre droite, Seigneur, en recevant de tels soulagemens, de si douces consolations. Mais m’accabler du poids de mes propres douleurs ! me faire souffrir moi-même ! oh ! ce serait affreux ! éloignez de mes lèvres, grand Dieu ! ce calice d’amertume. »

    J’étais ainsi plongé en de pieuses méditations quand on frappa légèrement à la porte de mon oratoire. Mon valet de chambre étant en mission dans une cour étrangère, je me demandai si j’étais visible, et sur ma réponse affirmative, je fis entrer. Une dame parut, fort bien mise et point trop jeune, ma foi ; elle était dans tout l’épanonissement de sa quarante-cinquième année. Je vis à l’instant que j’avais affaire à une artiste ; il y a des signes infaillibles pour reconnaître ces malheureuses victimes de l’inspiration. « Monsieur, me dit-elle, vous avez dirigé récemment un grand concert à Versailles, et jusqu’au dernier jour j’ai espéré d’y prendre part.. …. ; enfin, ce qui est fait est fait. — Madame, le programme avait été arrêté par le comité de l’association des musiciens, je n’en suis point coupable. D’ailleurs, Mme Dorus-Gras et Mme Widemann…… — Oh ! ces dames n’auront rien dit, sans doute ; mais il n’en est pas moins vrai qu’elles auront été fort mécontentes. — De quoi, s’il vous plaît ? — De ce que je n’avais pas été engagée. — Vous croyez ? — J’en suis sûre. Mais ne récriminons pas là-dessus. Je venais, Monsieur, vous prier de vouloir bien me recommander à M. Duponchel : mon intention serait d’entrer à l’Opéra. J’ai été attachée au Théâtre-Italien jusqu’à la saison dernière, et certes je n’ai eu qu’à me louer des excellens procédés de M. Vatel ; mais depuis la révolution de Février….. vous comprenez qu’un pareil théâtre ne saurait me convenir. — Madame a sans doute de bonnes raisons ponr se montrer sévère dans le choix de ses partners ; pourtant, si j’osais émettre une opinion… — Inutile, Monsieur, mon parti est pris, irrévocablement pris ; il m’est impossible, à aucunes conditions, de rester au Théâtre-Italien. Tout m’y est profondément antipathique ; les artistes, le public qui y vient, le public qui n’y vient pas ; et quoique l’état actuel de l’Opéra ne soit guère brillant, comme mon fils et mes deux filles y ont été engagés l’an dernier par la nouvelle direction, à des conditions, je puis le dire, fort avantageuses, je serais bien aise d’y être admise, et je ne chicanerai pas sur les appointemens. — Vous oubliez, je le vois, que MM. les directeurs de l’Opéra n’ayant que des connaissances excessivement superficielles et un sentiment très vague de la musique, ont naturellement au sujet de notre art des idées arrêtées, et qu’ils font en conséquence peu de cas des recommandations, des miennes surtout. Pourtant, veuillez me dire quel est votre genre de voix. — Je ne chante pas. — En ce cas, j’aurai bien moins de crédit encore puisqu’il s’agit de danse. — Je ne danse pas. — C’est seulement parmi les dames marcheuses que vous désirez être admise ? — Je ne marche pas, Monsieur, vous vous méprenez étrangement. (Souriant avec un peu d’ironie.) Je suis Mme Rosenheim. — Parente du pianiste ? — Non, mais Mmes Persiani, Grisi, Alboni, MM. Mario et Tamburini ont dû vous parler de moi, car j’ai, depuis six ans, pris une bien grande part à leurs triomphes. J’avais eu un instant la pensée d’aller donner des leçons à Londres, où l’on est, dit-on, assez médiocrement avancé ; mais, je vous le répète, mes enfans étant à l’Opéra…, et puis la grandeur du théâtre ouvert à mon ambition… — Excusez mon peu de sagacité, Madame, et veuillez enfin me dire quel est votre genre de talent. — Monsieur, je suis une artiste qui fit gagner à M. Vatel plus d’argent que Rubini lui-même, et je me flatte d’amener aussi sur les recettes de l’Opéra une réaction des plus favorables, si mes deux filles, qui déja s’y sont fait remarquer, profitent bien de mes exemples. Je suis, Monsieur, jeteuse de fleurs. — Ah ! très bien ! vous êtes dans l’Enthousiasme ? — Précisément. Cette branche de l’art musical commence à peine à fleurir ; autrefois c’étaient les dames du beau monde qui s’en occupaient, et cela gratuitement ou à peu près. Vous pouvez vous rappeler les concerts de M. Liszt et les débuts de M. Duprez. Quelles volées de bouquets ! quels applaudissemens ! On voyait des jeunes personnes et même des femmes mariées s’enthousiasmer sans pudeur ; plusieurs d’entre elles se sont même ainsi gravement compromises plus d’une fois. Mais quel tumulte ! quel désordre ! que de belles fleurs perdues ! Cela faisait pitié. Aujourd’hui, le public ne se mêlant plus de rien, grâce au ciel et aux artistes, nous avons réglé les ovations d’après mon système, et c’est tout différent. Sous la dernière direction de l’Opéra, notre art faillit se perdre ou tout au moins rétrograder. On confiait la partie de l’enthousiasme à quatre jeunes danseuses inexpérimentées, et de plus connues personnellement de tous les abonnés ; ces enfans, novices comme on l’est à cet âge, se plaçaient constamment dans la salle aux mêmes endroits, et jetaient toujours au même instant les mêmes bouquets à la même cantatrice, si bien qu’on finit par tourner en dérision l’éloquence de leurs fleurs. Mes filles, d’après mes leçons, ont réformé cela, et maintenant l’administration a lieu, je pense, d’être entièrement satisfaite. — Monsieur votre fils est-il aussi dans les fleurs ? — Oh ! pour mon fils il excite l’enthousiasme d’une autre façon ; il a une voix superbe. — Alors, pourquoi son nom m’est-il encore inconnu ? — Il n’est jamais sur l’affiche. — Il chante, cependant ? — Non, Monsieur, il crie. — C’est ce que je voulais dire. — Oui, il crie, et sa voix a bien souvent, dans les circonstances difficiles, suffit pour entraîner les masses les plus récalcitrantes ; mon fils, Monsieur, est pour le rappel. — Comment ! seriez-vous compatriotes d’O’Connel ? — Je ne connais pas cet acteur-là. Mon fils est pour le rappel des premiers sujets quand le public reste froid et ne redemande personne. C’est assez vous dire qu’il n’a point une sinécure et qu’il gagne bien son argent. Il a eu le bonheur, lors de ses débuts au Théâtre-Français, d’y trouver une tragédienne dont le nom commence par une syllabe excellente, la syllabe Ra ! Vous concevez tout le parti qu’on peut tirer de ce Ra ! J’aurais eu de grandes inquiétudes pour son succès à l’Opéra quand vint la retraite de la fameuse cantatrice dont l’O unique retentissait si bien, en dépit des cinq consonnes tudesques qui l’entourent, s’il n’était survenu une autre syllabe plus avantageuse encore, la syllabe Ma, qui mit mon fils au pinacle du premier coup. Aussi, l’enfant qui a de l’esprit, prétend-il, en escamotant le calembour, que c’est une syllabe…. de Cocagne. Vous êtes au fait maintenant. — Complétement. Je vous dirai donc que votre talent est la meilleure de toutes les recommandations, que sans doute la direction de l’Opéra saura l’apprécier, mais qu’il faut vous présenter le plus tôt possible, car on cherche des sujets, et depuis plus de huit jours on s’y occupe de la composition d’un grand enthousiasme pour un troisième acte auquel on s’intéresse vivement. — En vous remerciant, Monsieur, je cours à l’Opéra. » Et la jeune artiste disparut. Je n’ai point eu de ses nouvelles depuis lors, mais j’ai acquis lundi dernier la preuve du plein succès de sa démarche et la certitude qu’elle a contracté avec la direction de l’Opéra un excellent engagement.

    C’est donc lundi que Jeanne la Folle a été représentée à ce théâtre. Autrefois, une première représentation à l’Opéra était un événement pour cette petite ville de deux mille âmes qu’on nomme Paris. On en parlait longtemps à l’avance, on intriguait pour être admis à la répétition générale, on prenait parti pour ou contre les auteurs, les dames choisissaient leur plus belle toilette pour la faire scintiller aux premières loges. On discutait au foyer dans les entr’actes ; les éditeurs de musique allaient, avec l’air affairé de fourmis en voyage, d’un critique à l’autre, affirmant au Constitutionnel que les Débats étaient dans l’enthousiasme, et aux Débats que le Constitutionnel délirait. Ces jours-là Habeneck mettait une cravate blanche et l’orchestre s’accordait. Aujourd’hui que se passe-t-il ? On rencontre à sept heures du soir un ami dans la rue Lepelletier. — « Où allez-vous donc ? vous dit-il. — A l’Opéra. — Quelle idée ! Que donne-t-on ? le Comte Ory ? la Vivandière ? — D’où sortez-vous ? Il s’agit de la première représentation de Jeanne la Folle ! — Parbleu ! je n’en avais pas entendu parler. De qui ? — De MM. Scribe et Clapisson ; j’ai une place à vous offrir, la voulez-vous ? — Merci, une réunion importante me réclame, et j’y vais. » Maintenant les belles dames, qui n’ont plus de toilettes scintillantes, mettent du strass ou plutôt ne mettent rien, pas même du rouge et les hommes portent de vieux gants qui ont déjà servi en pareille circonstance. Tout le monde a l’air vieux, soucieux, préoccupé, inoccupé, ruiné. Les éditeurs de musique, ne vendant plus rien, s’abstiennent de paraître aux théâtres lyriques ; à quoi bon ? Ils ne peuvent rien acheter. Les critiques respirent ; liberté leur est rendue de s’enthousiasmer avec modération. Tout le monde est d’accord, excepté l’orchestre. Sept heures sonnent, la salle est à moitié vide ; on frappe les trois coups pour annoncer le commencement des hostilités lyriques, le demi-public présent continue à débattre les chances des candidats à la présidence. Au milieu de ce bourdonnement des conversations, les trombones sonnent un accord et la toile se lève. Il n’y a pas d’ouverture, l’auteur n’a pas eu le temps d’en écrire une. Très bien. Venons donc au fait. Le fait est que le théâtre représente une gorge des Alpuxares, non loin de Grenade ; à gauche du spectateur, les tourelles et le pont-levis d’un château gothique.

    Aben-Hassan, conspirateur maure, et ses compagnons, ennemis acharnés des Espagnols, sortent de plusieurs côtés de la forêt en chantant un chœur dont le sens est à peu près celui-ci : Taisons-nous, cachons-nous, soyons prudens, laissons faire au temps ; quand on est Maure c’est pour longtemps. Ils se cachent en effet, et Philippe d’Autriche, époux de Jeanne, paraît, soutenant une jeune femme qui marche avec peine. C’est Aïxa la Mauresque, Aïxa la fille d’Aben-Hassan, Aïxa la cousine germaine de Rachel, fille du juif Eléazar, qui s’est laissé séduire et enlever par le prince Philippe, cousin germain du prince Léopold. Les remords la dévorent, cependant ; elle pense à son père, à l’honneur perdu, et ses forces l’abandonnent. Philippe aperçoit heureusement, aux premières lueurs de l’aube, le castel voisin ; il sonne aussitôt du cor et demande l’hospitalité pour sa mourante amie.

  Ouvrez-nous, soldat, ouvrez-nous !
  Sur ces remparts, où votre lance brille,
Je vois flotter l’étendard de Castille.
  Je suis Castillan comme vous !
  Ouvrez-nous, soldat, ouvrez nous !

    Un autre cor répond ; le pont-levis s’abaisse, des soldats du gouverneur se présentent, puis des femmes qui s’empressent de donner leurs soins à Aïxa et la conduisent dans le château. Philippe apprend alors que le gouverneur est don Faldrique, ami et proche parent de la reine. Ce noble seigneur, qui arrive de la chasse, trouvant le prince seul, ignore complétement l’escapade dont celui-ci s’est rendu coupable et la retraite d’Aïxa dans son château. Aussi lorsque Aben-Hassan, qui, en revenant de conspirer, a trouvé sa maison déserte, court sur les traces de sa fille et interpelle violemment Philippe et don Faldrique à son sujet, ce dernier n’hésite pas à nier qu’il ait en rien pris part à ce rapt audacieux et donne sa parole de chevalier qu’Aïxa n’est point cachée dans son château. Mais à peine ce serment est-il prononcé qu’Aïxa, inquiète sans doute de ne pas voir Philippe revenir auprès d’elle, chante dans l’intérieur le couplet suivant :

Toi pour qui je respire,
Reviens, mon bien-aimé !
Le mal qui me déchire
Par ta voix est calmé !
De mon âme éperdue
Dissipe les transports !
Viens, j’oublie à ta vue
Jusques à mes remords.

    On comprend la fureur et l’indignation d’Aben-Hassan reconnaissant la voix de sa fille. Il traite les doux chrétiens de parjures, de félons, d’infâmes imposteurs. Le pauvre don Faldrique, qui ne comprend rien à cet humiliant quiproquo, se dispose à aller l’éclaircir, quand Philippe, lui saisissant le bras, lui dit à voix basse : « Reste, tu sauras tout. Mais silence ! »

    Aben-Hassan, hors de lui :

Vous qui nous ravissez l’honneur de nos enfans,
Par votre sang, nous jurons la vengeance,
Et mieux que les chrétiens nous tenons nos sermens.

    Final. Les Maures, accourus à la voix d’Aben-Hassan, veulent s’élancer dans le château ; la garnison espagnole s’y oppose. Les Maures, toujours prudens, se retirent, la toile tombe.

    Au second acte, Philippe, seul dans un salon de l’Alhambra, s’ennuie de toutes ses forces. Il est las de l’étiquette espagnole, las des robes noires des inquisiteurs, et par-dessus tout las de sa femme. Un bruit de castagnettes l’attire à la fenêtre, et il se distrait un instant à regarder danser le fandango. Don Faldrique, entrant, voit le prince jeter des fleurs aux danseuses. Il s’indigne de la licence des mœurs de cet infidèle époux de Jeanne, de Jeanne que lui Faldrique aime en secret. Il vient reprocher au prince d’avoir, la veille, compromis sa loyauté : Philippe avait promis de rendre Aïxa à son père, et, loin de l’avoir fait, la Mauresque a par ses ordres été clandestinement introduite dans le palais.

DON FALDRIQUE, avec indignation.

Et vous ne craignez pas que de pareils secrets
Ne soient par moi trahis !

PHILIPPE.

                        Par toi, jamais !
J’ai ta foi.

FALDRIQUE.

Mais la mienne avant tout est à Jeanne !

PHILIPPE.

J’estime comme toi sa sublime vertu,
Son tendre dévouement, sa foi… Mais que veux-tu ?
Je l’admire et j’en aime une autre !… Je condamne
Moi-même tous mes torts et veux rompre des nœuds
Dont mon cœur n’est pas digne.

FALDRIQUE, avec un mouvement de joie.

                        O ciel !

    Le vieux roi d’Aragon, Ferdinand, entrant à ces mots, Philippe sort pour éviter un royal sermon et un panégyrique des vertus de Jeanne.

    Le roi, resté seul avec son neveu don Faldrique, lui confie ses inquiétudes au sujet de sa fille. Il l’a observée pendant la dernière absence qu’a faite son mari, et dans la passion inquiète qu’elle montrait pour lui, il n’a pu méconnaître des symptômes de folie. Ce mal a disparu, il est vrai, mais il peut renaître ; et si jamais Philippe en ses goûts inconstans la trompait, tout pour Jeanne est à craindre. Que Dieu sauve la reine ! s’écrie don Faldrique.

En moi vous pouvez croire !
Je veillerai toujours
Sur Jeanne, sur sa gloire !

    L’heure du couronnement de la reine est arrivée ; les Maures sont enfin soumis. Réjouissances publiques. On danse dans une vaste salle de l’Alhambra. Jeanne reçoit de son père la couronne de Castille, et s’étonne, avec raison, que don Philippe ne soit pas présent à l’auguste cérémonie. Aben-Hassan, qui n’a pu parvenir à retrouver sa fille, profite de l’occasion pour se jeter aux pieds de la reine et demander justice. Jeanne l’écoute avec bonté et lui ordonne de demeurer auprès d’elle ; les seigneurs de la cour doivent tous successivement s’approcher du trône, et le Maure pourra facilement ainsi reconnaître le ravisseur de sa fille. Au moment donc où Philippe vient rendre à la nouvelle reine son tardif hommage, Aben-Hassan s’écrie : « Le voici ! » Horrible angoisse de Jeanne qui, portant la main à son front et à son cœur, sent la raison l’abandonner.Le noble Faldrique, se dévouant alors pour sauver la reine, se déclare coupable de l’enlèvement d’Aïxa, faute dont le prince Philippe n’a été que le confident. La reine respire ; la raison lui revient. Faldrique épousera sa maîtresse ; Aïxa se fera chrétienne, la reine le veut. Philippe étrangle de honte, de colère et de jalousie ; il va pâmer, Faldrique l’entraîne, Jeanne est sauvée : God save the queen ! Aïxa maintenant se désole dans sa solitude dorée de l’Alhambra. Philippe, dont elle ignore et le rang et le nom, la laisse dévorer ses larmes pendant de longues heures. Mais Aben-Hassan a découvert son réduit, il vient, plein de colère, annoncer à sa fille l’ordre de la reine ; Aïxa doit épouser son ravisseur, don Faldrique. Joie de la jeune fille. — Oui, mais il faut abjurer la foi musulmane et se faire chrétienne. Courte épouvante de la Mauresque, qui, après un instant d’hésitation, a l’air de dire : Mon amant vaut bien une messe ! Le vieux fanatique n’entend pas de cette oreille-là :

Des chrétiens dont ton cœur veut partager le sort
    Nous avons tous juré la mort !
    Dès ce soir, au sein de leurs fêtes
    Et dans l’ivresse du plaisir,
    Sous nos coups rouleront leurs têtes…
        Je ne te quitte plus.

    Que fait pendant ce temps don Philippe ? Il a pris son parti, il dira la vérité à Jeanne, demandera le divorce, et s’en ira avec Aïxa livrer enfin sa vie à la folie et à l’amour. Un messager vient de sa part avertir Aïxa qu’elle ait à quitter sa retraite, à suivre le guide qu’il lui envoie, et que ce soir, vers la sixième heure, il l’attendra aux souterrains de l’Alhambra. Aben-Hassan appelle ses amis les conjurés et leur livre le messager de Philippe, dont il a lu le billet. Mais voici bien une autre affaire ; Jeanne, qui ne sait qu’imaginer pour obséder son mari, ne prend-elle pas fantaisie, au moment où celui-ci va lui proposer une séparation à l’amiable, de le faire proclamer roi de Castille ? elle n’accepte la couronne qu’à ce prix. Du trône elle descend s’il n’y monte avec elle. Les grands du royaume ont juré obéissance à Philippe, et il a passé roi sans s’en apercevoir. Décemment, si amoureux qu’on le suppose d’Aïxa, il ne peut choisir ce moment pour dire à Jeanne : Laissez-moi, je ne vous aime pas ! Au contraire, Philippe, touché de son attention délicate, se met a crier à Jeanne de toutes ses forces qu’il l’aime et qu’il n’aime qu’elle. Jeanne est au dix-huitième ciel. Philippe, roi, s’échappe cependant des bras de la reine pour aller chanter la palinodie à la pauvre Aïxa et lui dire de faire ce qu’il lui plaira, au lieu de l’attendre aux souterrains de l’Alhambra.

    Mais les Maures se soulèvent de nouveau ; ils arrivent, ils vont tout massacrer, ainsi qu’Aben-Hassan l’a dit. Philippe n’est pas là pour se mettre à la tête des défenseurs de la reine ; Jeanne, saisissant le casque et l’épée du Cid, qui brillent sur un trophée d’armes, marche elle-même au combat. Autre final. Pendant que la reine joue ainsi le rôle du roi, celui-ci attend dans le souterrain de l’Alhambra sa belle Mauresque. Elle accourt enfin, elle accourt éperdue. « Fuyez, dit-elle à Philippe, les Maures soulevés de nouveau ont un instant été vainqueurs, quand une femme ramenant les Espagnols au combat, a mis en désordre et dispersé les Maures ; mon père est avec eux, ils accourent, fuyez ! » Philippe consent à se laisser cacher par Aïxa dans un des secrets réduits du souterrain. Les Maures en déroute paraissent, Aïxa tombe évanouie. Voici venir les chevaliers castillans triomphans, et Jeanne le casque en tête. On relève Aixa, la reine la rassure ; elle veut toujours la marier à son amant et lui présente don Faldrique. O Mahomet ! ce n’est pas lui ! — Grand dieu ! quel est-il donc ? — Le voici ! dit Aïxa, allant chercher Philippe dans sa cachette. — Ah ! (cri affreux de la reine.) Elle est folle, cette fois, bien folle, folle à lier. On sonne toutes les cloches, on ordonne des prières publiques, on brûle quelques hérétiques. Médecins inquisiteurs, rien n’y fait. Jeanne, dans sa démence, a poignardé son mari ; on accuse de ce meurtre la pauvre Aïxa. Pourtant tout s’éclaircit. Philippe, avant de mourir, pardonne à sa femme qui tombe mourante sur son corps. J’aime à croire que Aben-Hassan et sa fille sont ensuite plongés dans une chaudière bouillante, mais on ne le dit pas, et l’analogie des situations peut seule faire deviner leur sort.

    M. Clapisson a été cruellement torturé pendant qu’il écrivait cette partition ; on lui refusait le temps de l’achever. Il a dû recourir à tous les expédiens connus pour abréger sa tâche, et il est tout simple que son travail s’en soit ressenti. Il y a pourtant de jolies choses dans le nouvel opéra. L’introduction a de la couleur, les couplets de Philippe au pied du château sont d’un style franc et original, le final du troisième acte est plein de ces harmonieuses rumeurs qui excitent les applaudissemens. L’instrumentation est en général très bien traitée ; M. Clapisson écrit surtout à merveille les instrumens de cuivre, et, chose importante à noter, il ne fait qu’un usage très modéré de la grosse caisse. ll faut citer plusieurs morceaux d’ensemble remarquables par la pureté de l’harmonie et la bonne disposition des masses vocales ; celui surtout qui commence par un solo de trombone supérieurement exécuté par M. Dieppo. Malheureustment il débute par les trois notes de cor de l’andante de l’ouverture d’Oberon, présentées dans le même mouvement, la même nuance, et produisant en conséquence le même effet ; or, le souvenir de l’idée de Weber est vivant dans toutes les mémoires. Ce sont de ces coïncidences qu’il est toujours désavantageux de rencontrer, et qu’un musicien tel M. Clapisson éviterait aisément…. s’il avait le temps. On a critiqué la monotonie de ses récitatifs ; mais les critiques ne songent pas qu’il faut beaucoup de réflexion pour trouver ces accens vrais, ces modulations saisissantes qui donnent tant de prix aux récitatifs des grands maîtres et les placent quelquefois au-dessus des plus beaux airs ; certes, Gluck et Spontini cherchaient à loisir, avant d’écrire ces inflexions si naturelles, ces admirables modulations qui font de leurs récitatifs des modèles impérissables. Il faut citer néanmoins, comme belle et vraie, la notation en gamme descendante de cette phrase de Jeanne :

A commencer par moi, ta première sujette.

    Il y a un charmant travail d’instrumens à vent dans les airs de ballet qui, en somme, se ressentent de la précipitation excessive avec laquelle ils ont été écrits. Les danses d’ailleurs paraissaient à peine réglées, le corps de ballet hésitait, et, à part le pas de quatre de Mmes Fuoco, Maria, Robert et Taglioni, chacune des bayadères semblait danser à volonté.

    Mlle Masson a eu de beaux momens et un geste superbe ; appelée après le troisième et le dernier acte, elle est venue recevoir trois bouquets magnifiques ; Mlle Grimm fait de louables efforts, M. Gueymard en fait trop, et M. Euzet, dont la voix de basse est bien timbrée sans être très grave, n’en fait peut-être pas assez pour animer son chant et son jeu, un peu froids naturellement. Les voix de MM. Bremont et Portheaut sont toujours sonores, puissantes et justes ; ils ont l’un et l’autre assez bien rempli les rôles du roi Ferdinand et de Faldrique. M. Desmarest s’est fait applaudir dans un solo de violoncelle.

    Le succès musical de Jeanne la Folle n’a pas été contesté un seul instant ; il ne peut que se consolider, si l’ensemble de l’exécution acquiert plus d’assurance et de précision. Quant au succès d’argent, en tout autre temps on pourrait parier pour ou contre ; mais aujourd’hui, le principal intéressé dans la question n’a qu’à se répéter soir et matin ce proverbe latin :

Tempora si fuerint nubila, solus eris,

les mécomptes lui paraîtront moins cruels.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 février 2016.

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