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JOURNAL DES DÉBATS

DU 24 SEPTEMBRE 1848 [p. 1]

DU DROIT DES PAUVRES

SUR LES SPECTACLES, BALS ET CONCERTS.

A M. le rédacteur en chef du Journal des Débats.

Paris, le 23 septembre.

Monsieur,

    Vous avez publié ce matin un article de M. de Watteville relatif au droit des pauvres sur les recettes des spectacles, bals et concerts ; cet article ne fait que reproduire une argumentation depuis longtemps connue au moyen de laquelle on est parvenu à maintenir jusque ce jour un impôt que je regarde comme exorbitant et injuste. Permettez-moi cependant d’examiner de nouveau ces raisonnemens, et d’essayer, après tant d’autres écrivains plus habiles que moi, d’en prouver la captieuse faiblesse.

    Il semble d’abord au moins étrange qu’on choisisse le moment présent, où la question des travailleurs occupe tous les esprits, où l’intérêt qu’ils inspirent est immense, où l’on discute la question du droit qu’ils peuvent avoir d’exiger que la société leur garantisse les moyens de vivre en exerçant leurs facultés de travailleurs ; il semble étonnant, dis-je, qu’on vienne aujourd’hui soutenir une taxe qui pèse exclusivement, quoi qu’on en dise, sur les travailleurs et les écrase. Car que sont les artistes, virtuoses, chanteurs, compositeurs, hommes de lettres, dessinateurs, peintres, danseurs, mécaniciens, sinon des travailleurs plus ou moins intelligens ? Or, tous ces laborieux enfans de l’art, dont les gens du monde et en général le public connaissent si peu et si mal la vie, dépendent en grande partie, pour ne pas dire entièrement, des entrepreneurs qui, sous divers noms, exploitent leurs talens. Il est clair que si le directeur d’un théâtre prospère ou se ruine, ses administrés s’en ressentiront. Soutenir la cause des directeurs, c’est donc embrasser le parti des artistes et de l’art. C’est ce que j’ai souvent essayé de faire déjà en traitant la même question, et toujours inutilement. Il est reconnu aujourd’hui qu’en France, en ce qui touche les arts seulement, plus une opinion est ancienne, et plus elle a de chances de durée, quelle que soit sa valeur. Les Français qui jouent avec tant de grâce le jeu des révolutions, qui pour un mot ou une ligne mettent leur pays et l’Europe sans dessus dessous, qui, pour avoir une belle occasion d’élever un bruit immense et d’éclairer de foudroyantes lueurs les points les plus reculés de leur horizon, mettraient le feu à une mine, dût-elle faire du sol de la patrie un gouffre sans fond et les y engloutir, ces hardis expérimentateurs, ces pionniers intrépides, marchant d’un pas si ferme à la recherche de l’inconnu (en politique), deviennent de véritables bornes dès qu’il s’agit des institutions ou des opinions qui se rattachent aux arts. La routine prend aussitôt à leurs yeux des proportions colossales et un aspect divin ; pour elle les adorations, tous les respects, tous les sacrifices, la foi aveugle et immuable, l’enthousiasme, l’amour, le dévouement ; ils tourneront en dérision tous les dogmes sociaux et religieux, ils attaqueront la famille et la propriété, en conservant inaltérées et inviolables les unités dramatiques. Il est donc à peu près impossible de compter sur leurs sympathies en demandant une réforme, non seulement dans la sphère idéale de l’art, mais même dans les conditions imposées à l’existence matérielle des artistes. D’un autre côté, en ce temps d’humanité, de moralité, de sensibilité et de fraternité on doit avoir plus que jamais mauvaise grâce à venir attaquer des institutions qui semblent n’avoir pour but que le soulagement des classes pauvres. Je le ferai cependant, et sans espoir de succès, tant j’ai horreur des choses oppressives et absurdes, et je ne croirai point me rendre ainsi coupable d’égoïsme ni de sécheresse de cœur. L’aumône arrachée par la force, quelle que soit le nom de cette force, qu’elle soit entourée de respect ou de mépris, n’est plus l’aumône, c’est la spoliation de l’un au profit de l’autre, et cette manière d’obtenir le soulagement de certaines misères, en en faisant naître de nouvelles, ainsi qu’il me sera aisé de le prouver tout à l’heure, n’a rien de noble ni de moral. L’inqualifiable sophisme au moyen duquel on veut faire croire que ce n’est point le directeur de théâtre ni le donneur de concert qui paient, l’un le onzième, l’autre le huitième de leur recette brute, mais bien le public, n’a pas plus de valeur que si on l’appliquait à la justification d’un impôt semblable frappé sur toute autre industrie. Vous dites que les directeurs de théâtres en payant le onzième, et les entrepreneurs de bals et de concerts en payant le huitième, ne font que restituer ce qu’ils ont reçu pour les indigens ; mais pourquoi donc cette singulière manière d’obliger le public à faire l’aumône sans qu’il s’en doute n’est-elle employée que pour une certaine industrie seulement ? Pourquoi, au moyen du même argument, n’oblige-t-on pas les tailleurs, par exemple, ou les bottiers, ou les propriétaires de chemins de fer, à prélever, eux aussi, le huitième de leurs recettes pour les pauvres, en leur disant, s’ils se plaignent : Augmentez d’autant le prix des places, celui des bottes et des habits, c’est le public qui paiera ! S’il y a une raison quelconque à cette anomalie si préjudiciable aux intérêts des pauvres, j’avoue que je ne l’aperçois point.

    Les commerçans et les artisans paient une patente, dira-t-on, les artistes ou les industriels qui trafiquent sur le produit des arts ne doivent pas être favorisés. Sans doute ; mais tout en reconnaissant avec empressement que les poëtes dramatiques et les compositeurs ne doivent pas être plus favorisés que les savetiers, on est bien fondé à demander que ces trois professions reçoivent de la loi une protection égale, à des conditions analogues. Faites payer patente au poëte et au musicien, proportionnez même la quotité de l’impôt qu’ils verseront aux bénéfices qu’ils sont censés devoir faire, et laissez-les vendre librement au public leur musique et leurs vers. Maintenant il est aisé de répondre au raisonnement qui tend à imputer aux directeurs des théâtres et aux donneurs de concerts eux-mêmes les désastres qui les frappent trop souvent, et non point à la somme disproportionnée qu’on leur enlève, sous le titre pieux de droit des pauvres. Sans doute, quelques uns d’entre ceux qui se sont ruinés l’eussent fait également sans cela ; mais de combien d’autres l’impôt des indigens n’a-t-il pas renversé la fortune, et, par suite, détruit l’existence de leurs administrés ? Vous croyez donc qu’il est égal au public de payer plus ou moins ? Que font cependant les chefs de famille lorsqu’il s’agit de partager avec leurs enfans un de ces plaisirs qu’on appelle de luxe, et que nous regardons comme des nécessités de la vie civilisée ? Un concert est affiché, M. D*** a une femme et deux enfans ; la musique pour ces quatre personnes est une jouissance très vive. Elles se proposent en conséquence d’assister à ce concert. Si le prix des quatre billets ne dépasse pas en tout vingt francs, M. D*** va les acheter. Mais les frais de cette solennité musicale étant considérables, l’entrepreneur a dû porter à cinq francs le prix réel de chaque billet. Eh bien ! cela fait le compte de notre amateur, direz-vous. — Point de tout, et le droit des pauvres que vous oubliez, et qui, devant être payé par le public, est compté en sus du prix du billet ! Voilà M. D*** forcé de donner 22 fr. 50 c. ; il réfléchit qu’il sera peut-être obligé de revenir en voiture, ce qui porterait sa dépense de la journée à 25 fr. et malgré son désir d’assister à ce concert, tout bien considéré, il n’y va pas. Et les 2 fr. 50 c. de l’impôt pour les indigens ont fait perdre 20 fr. à l’entrepreneur du concert, qui peut-être, à cause d’un certain nombre d’actes d’économie raisonnable tels que celui-ci, ne fera pas ses frais. Le percepteur du droit des indigens viendra-t-il alors prendre une part proportionnelle à sa perte ? Lui apportera-t-il le huitième de ce qui manque à la somme des frais ? Point du tout ; le percepteur, au contraire, perçoit toujours. Ainsi les artistes ou directeurs, dont l’art et l’industrie sont mis en œuvre, travaillent à faire payer par le public (j’emploie l’expression consacrée) des sommes énormes que l’administration des fonds des indigens perçoit sans rien faire ; et si dans cette association évidente et incontestable de deux agens qui se proposent d’acquérir l’argent du public, l’un, le travailleur, ne rentre pas dans les fonds qu’il a risqués dans l’entreprise, l’autre, celui qui ne fait rien, n’ayant rien risqué, n’en prélève pas moins ce que son associé lui a fait donner par le public, et bénéficie encore sans avoir travaillé quand le travailleur se ruine.

    S’il n’y a pas là injustice, inégalité, abus, oppression, spoliation, je ne sais pas quel est le sens de ces mots ni dans quel cas il peut être permis de les employer.

    Et d’ailleurs cette loi, telle qu’elle est aujourd’hui, après tant de modifications successives, est-elle égale pour tous les artistes qu’elle frappe ? est-elle même observée fidèlement par les gens dont c’est l’état d’en surveiller l’application ? Non. Voici comment. En comparaison des bals et des concerts, les représentations dramatiques sont favorisées ; les théâtres ne paient que le onzième de leur recette, quand les directeurs de concerts et les entrepreneurs de bals ont à verser le huitième. Où est l’équité de cette mesure, et quelle en est la raison ? Comme vous ne tenez aucun compte des frais qui ne vous regardent point, je m’abstiendrai de vous dire que, pour les entrepreneurs, les dépenses nécessitées par ces grandes solennités musicales et ces fêtes sont beaucoup plus considérables que celles des représentations théâtrales. Exigez-vous donc d’autant plus du public que ces réunions publiques vous paraissent plus frivoles et plus dépourvues de tout intérêt d’art ? En vous supposant animés d’une telle sollicitude, sollicitude peu éclairée en tout cas, il se peut que ce motif soit le vôtre ; mais il sera permis aussi, à nous autres musiciens, d’établir une notable différence, sous ce rapport, entre les concerts et les bals que vous mettez sur la même ligne, et même entre les concerts et un grand nombre de représentations dramatiques ; et nous soutiendrions intrépidement que dans un vaste congrès de musiciens habiles, réunis pour exécuter un chef-d’œuvre de Beethoven ou de Mozart, il y a rayonnement d’intelligence et d’art quelque peu plus que dans un bastringue de la Chaumière ou dans une représentation du vaudeville de la Mère Gibou. Cependant l’auteur d’un tel vaudeville, qui coûte fort peu à mettre en scène, sera moins imposé que M. Meyerbeer, par exemple, s’il lui prend fantaisie de faire entendre, dans un concert, des fragmens de son Prophète, dont l’exécution, en ce cas, lui coûtera 6,000 francs. Y a-t-il là quelque bon sens, quelque impartialité, quelque vague sentiment de respect pour les travaux sérieux de la pensée ? Ce n’est pas tout encore, et je gardais cette observation pour la dernière. Nous n’avons parlé jusqu’ici, à propos des concerts, que d’un prélèvement du huitième de la recette brute ; eh bien, c’est le quart de cette même recette que la loi existante autorise les percepteurs du revenu des indigens à prélever. Le quart ! Pourquoi donc ne le prennent-ils pas ? pourquoi se contentent-ils du huitième ? Ont-its le droit de réduire ainsi de moitié le revenu des pauvres ? A ces trois questions je répondrai : Ils ne prennent pas le quart, parce qu’un impôt semblable est si exorbitant, si excessif, qu’il devient, par son excès même, contraire aux intérêts des indigens, en rendant tout concert de quelque valeur à peu près impossible. Il y a aussi dans cette réserve des percepteurs une sorte de pudeur qui les retient en face des malheureux qu’ils pourraient dépouiller légalement. Mais ont-ils le droit de faire de pareilles générosités ? Certainement non. La loi existe. La loi dit que c’est le public qui donne aux pauvres ce quart des recettes brutes des concerts. La loi vous ordonne de verser ce quart dans la caisse des indigens. Si vous n’y versez que le huitième, vous frustrez les pauvres d’un huitième de leur revenu au profit des musiciens ; vous n’observez pas la loi, et par cette restriction arbitraire vous reconnaissez vous-même l’impossibilité de l’observer. Donc cette loi est injuste, donc elle est inapplicable rigoureusement, donc elle est une absurdité palpable qui rend, dans notre pays, l’exploitation des théâtres très difficile, malgré les subventions qui viennent en aide à plusieurs d’entre eux ; subventions votées sous forme de loi, et qui font que l’Etat a l’air de rendre aux théâtres d’une main ce qu’il leur a pris de l’autre ; absurdité qui rend la pratique en grand de l’art musical à peu près impossible chez nous, et qui n’existe dans aucun des pays de l’Europe, où cependant la misère est aussi grande qu’en France, et où l’on se préoccupe tout autant des moyens de la soulager.

    M. de Watteville lui-même, tout en défendant l’impôt que nous combattons, semble en reconnaître l’injustice quand il propose, en suivant l’exemple du Régent et du Directoire, qui ont successivement abaissé le droit des pauvres du sixième au neuvième, et du neuvième au onzième (pour les théâtres seulement), de le réduire maintenant au seizième. Car pourquoi cette réduction ? pourquoi enlever aux pauvres la moindre partie de leurs recettes, puisque le public seul, à vous entendre, est mis à contribution ? Ou la loi existante est à l’avantage des pauvres, sans porter atteinte aux intérêts de l’art et des artistes, ainsi que vous le prétendez, et il faut la maintenir et l’exécuter à la lettre, ou elle frappe directement sur les artistes, ainsi que nous croyons l’avoir prouvé, elle les dépouille d’une façon barbare et inique, et on doit alors, non pas la modifier, mais la rapporter absolument.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 février 2016.

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