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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 5 FÉVRIER 1847 [P. 1-2]

CONCERTS DU CONSERVATOIRE.

Nouvelle société pour la musique de chambre. — Artistes voyageurs. — Les quatre Hongrois.

    On parle peu maintenant de la Société des Concerts ; sa réputation est faite, la perfection de son orchestre est reconnue, le choix de ses programmes est presque toujours excellent, son public ne manque ni d’attention ni d’intelligence, on ne sait donc plus comment la louer, et on se tait. Ce silence ne l’inquiète guère, sûre qu’elle est de la fidélité de son auditoire et d’une gloire incontestée. Cependant, pour cela même que son auditoire lui est si fidèle et qu’il ne se renouvelle presque pas, elle devrait faire quelques efforts pour varier un peu plus son répertoire et éloigner autant que possible le moment où, à force d’avoir entendu les chefs-d’œuvre de Beethoven, le public pourra commencer à s’attiédir à leur égard. Ce besoin d’émotions nouvelles, qu’on ne saurait nier, se manifeste par les transports qu’excitent celles mêmes des compositions de ce maître qu’on ne connaît que peu, ou qu’on n’a pas entendues depuis longtemps. Pourquoi y en a-t-il encore que le public français ne connaît pas du tout ? je ne saurais trop quelle réponse faire à cette question. La Société des Concerts peut expliquer sa persistance à ne pas sortir du cercle dans lequel elle tourne depuis nombre d’années par l’impossibilité où elle est de trouver des compositions dignes de figurer dans ses splendides programmes ; cette raison est malheureusement bonne en général ; il est trop vrai que la belle musique n’est pas commune, plus vrai encore que la musique commune n’est pas belle. Cependant je pourrais citer un certain nombre d’admirables morceaux que la Société des Concerts aurait pu et dû exécuter depuis longtemps. Je prends au hasard parmi les œuvres des maîtres qu’elle a adoptés : l’ouverture et les chœurs de Preciosa de Weber, une foule de morceaux de l’Obéron du même auteur, entre autres le délicieux chant des Naïades ; beaucoup de scènes d’Euryanthe, également de Weber ; la Fée Mélusine, le Calme de la mer, ouvertures de Mendelssohn, son oratorio de la Nuit de Walpurgis, ses chœurs d’Antigone ; la cantate de Mozart pour soprano, orchestre et piano principal, d’où fut tiré, pour le placer dans un misérable pastiche, l’air devenu célèbre sous le titre de la Prise de Jéricho ; les ouvertures du Mont Saint-Bernard et de Médée de Cherubini, l’invocation à l’Hyménée du même opéra ; la scène des Champs-Elysées de l’Orphée de Gluck, la scène de l’Entrée aux enfers de l’Alceste du même maître ; le chœur fort curieux des Bacchantes au dénoûment de l’Orphée de Haydn (qui sait aujourd’hui que Haydn a fait un opéra d’Orphée ?) ; quelque fragment de son oratorio de Tobie ; l’incomparable scène de la révolte du Cortez de Spontini ; la bacchanale avec chœurs de son opéra allemand Nurmahal, qu’il avait écrite pour orchestre seul et placée, avec l’autorisation de Salieri, dans les Danaïdes, il y a vingt ans, etc. Mais pour ne parler que de Beethoven, dont presque toutes les œuvres sont aujourd’hui gravées (ce qui rend leur exécution possible à très peu de frais), il nous reste encore à connaître, à Paris, les chœurs et les entr’actes d’Egmont, dont l’ouverture seule est exécutée quelquefois, l’ouverture et les chœurs du Roi Etienne, l’ouverture et plusieurs chœurs des Ruines d’Athènes, les hymnes avec accompagnement d’orgue, enfin l’ouverture et divers morceaux du ballet de Prométhée. De ses concertos de piano on ne joue de temps en temps que celui en mi bémol ; l’admirable concerto en ut mineur pour le même instrument n’a pas figuré depuis longues années dans les programmes de la Société des Concerts, celui en sol majeur y parut une fois en 1832, grâce à Mendelssohn qui l’exécuta, et il y avait bien dix ans au moins que le concerto de violon n’avait été entendu au Conservatoire quand Alard nous l’a rendu au premier concert de l’année qui commence. Ce chef-d’œuvre a produit un effet aussi grand que celui des plus belles symphonies de Beethoven. C’est merveilleux de richesse mélodique, d’imprévu dans l’harmonie, de grandeur dans la forme et de force contenue dans l’instrumentation. Le premier morceau et l’andante surtout sont d’une incomparable beauté. Mais le rondo a pour thème une de ces phrases un peu lourdes dans leur jovialité agreste, dont tout l’art de la mise en œuvre ne déguise qu’à peine le défaut d’élévation. Alard a exécuté ce chef-d’œuvre d’une manière chaleureuse, grandiose, brillante et fidèle autant qu’inspirée. La haute valeur de ce virtuose réside surtout dans la pureté de son école ; dans l’ampleur et la justesse des sons qu’il tire de l’instrument et dans sa grande puissance expressive. Son succès a été général et éclatant. On n’en peut dire autant de l’offertoire de Hummel et de l’agnus de Jomelli ; ces deux respectables morceaux ont paru causer beaucoup de fatigue à l’auditoire ; fatigue que la poétique ouverture de Freyschütz est venue fort heureusement dissiper et changer en enthousiasme.

    Le second concert nous a révélé un talent de premier ordre, un talent paganinien, qui étonne, attendrit et entraîne, par sa hardiesse, ses élans de sensibilité et son impétueuse allure : je veux parler du grand violoncelliste Servais. Sans altérer en rien le beau caractère de son noble instrument, M. Servais, par l’habileté prodigieuse de son mécanisme, en a encore, ce me semble, augmenté les ressources. Il chante avec âme, sans accentuation outrée, sans afféterie dans la grâce ; il se joue des plus incroyables difficultés ; il ne pèche jamais par la qualité de son, et parvient, dans les traits composés des notes les plus aiguës de l’instrument, à une rapidité que l’archet de violon le plus agile surpasserait à peine. Nous avions ce jour-là une scène sublime de l’Idoménée de Mozart, un motet assez ordinaire du même auteur, la Symphonie pastorale de Beethoven, et l’ouverture d’Euryanthe, dont l’effet eût été plus grand encore si le mouvement en avait été pris avec cette fougue que les traditions des intentions de Weber lui conservent en Allemagne.

    Maintenant parlons de la petite Société des Concerts qui vient de se former à côté de la grande. MM. Hallé, Alard, Franchomme, Armingaud et quelques autres artistes d’un mérite reconnu, ont eu l’heureuse idée de compléter, au Conservatoire même, l’œuvre de la Société célèbre qui a popularisé parmi nous les compositions monumentales écrites pour l’orchestre et les chœurs ; et cela, en exécutant avec la supériorité qu’on a droit d’attendre d’une réunion de talens comme les leurs, les pièces nombreuses de musique de chambre, telles que les trios, les quatuors et les sonates de Beethoven, de Haydn et de Mozart. Ces concerts auront lieu dans la petite salle du Conservatoire, tous les dimanches laissés libres par les concerts de la grande salle. Le succès de cette entreprise est assuré ; et avec des noms comme ceux que je viens de citer, la lutte du trio de piano et du quatuor, contre les ouvertures et les symphonies à grand orchestre, peut se soutenir d’une façon aussi honorable pour les artistes qu’intéressante et belle pour le public. L’idée de cette nouvelle institution musicale, qui nous manquait réellement, est due, je crois, à Hallé, l’excellent pianiste, le plus irréprochable des interprètes de Beethoven ; elle lui fait honneur. Il est fâcheux que les nouveaux sociétaires n’aient pas pu s’attacher un des meilleurs violonistes de l’Europe pour le quatuor, M. Grassi, premier violon des théâtres de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Il comprend supérieurement ce genre de musique intime dans lequel il s’est fait une belle réputation. Malheureusement M. Grassi n’a fait que passer à Paris. En retournant en Russie, il s’est fait entendre à Bruxelles, avec tout le bonheur imaginable, dans un concert dont on ne perdra pas de longtemps le souvenir. Mais c’est à Ernst qu’il faut donner la palme des pérégrinations musicales. Il se rend également à Saint-Pétersbourg, et sème sa route derrière lui de jalons triomphaux. Partout la foule le suit ; partout ses concerts font fureur ; à Vienne, à Prague, à Berlin, à Kœnigsberg, on lui offre de fabuleux engagemens, on se l’arrache. Et, ce qui est plus intéressant à signaler pour l’art, c’est l’accroissement évident de son talent, aussi expressif, aussi poétique que jamais, mais plus sûr de lui-même sans avoir rien perdu de sa rare hardiesse.

    A propos de Berlin, il n’est pas hors de propos de signaler la sensation que produisent dans ce grand centre musical les représentations de Mme Viardot-Garcia. Le rôle de Valentine des Huguenots, que cette admirable artiste vient de chanter en allemand, lui a valu un triomphe complet. Nous pouvons dire à ce sujet comme l’ami d’Hamlet : « Il n’est pas nécessaire que les morts sortent de leur tombeau pour nous annoncer un événement aussi naturel. » Et cependant nous autres Parisiens, compatriotes de Mme Viardot, qui avons tant de fois apprécié la haute valeur de son talent, la puissance expressive de sa voix, nous en sommes réduits à voir se succéder à l’Opéra, dans les rôles les plus importans du répertoire, des chanteuses du second, du troisième, quelquefois même du quatrième ordre. Au reste, ce besoin de quitter la France se fait sentir de beaucoup d’artistes. Rossini et Meyerbeer n’ont garde d’en approcher. Liszt s’en éloigne de plus en plus, et laisse les oisifs parisiens le marier et le tuer à leur guise ; Thalberg est parti. Voilà Duprez et Roger qui se sont familiarisés avec la langue allemande au point de la chanter sans difficulté et de la prononcer même très purement.

    Dernièrement, dans une de ces brillantes soirées comme M. Schlesinger en donne quelquefois, Duprez a chanté en allemand toute la scène de la pâque dans la Juive, avec une justesse d’accentuation que les connaisseurs ont fort admirée ; Roger, quelques jours auparavant, obtenait un résultat semblable avec un air d’Euryanthe et le chant des naïades d’Obéron. Chacun se prépare, chacun s’arme en guerre pour les expéditions lointaines ; le sourd malaise que font éprouver aux vrais artistes les mesquines agitations, les intrigues de toute espèce de notre misérable petit monde musical, ne pouvait que les détacher peu à peu de la France et leur inspirer le désir d’accepter l’hospitalité que leur offrent les grandes villes étrangères où l’art est vivant, honorable et honoré. Nous devenons d’ailleurs plus marchands qu’artistes. Les galeries voisines de notre premier théâtre lyrique (vieux titre) sont pleines chaque soir d’une foule compacte qui ne s’occupe certes ni de musique ni de littérature. On n’y entend que ces mots : « Combien ? — Cinquante-cinq ! — Vendez… — Où en est-elle ? — Au troisième acte. — Je vous parle de la rente et non de la pièce nouvelle. » La Bourse maintenant est établie presque sous le péristyle de l’Opéra. Les coulisses de l’une touchent à celles de l’autre. Dans le monde élégant on se soucie des questions d’art comme des difficultés de la langue chinoise dont on sait seulement que quelques esprits bizarres s’occupent encore dans leur coin. Les artistcs étrangers que notre vieille réputation d’atticisme a attirés à Paris, malheureux papillons jetés par le vent de la curiosité dans cette fournaise, regardent ce qui s’y passe avec un étonnement mêlé d’effroi. Ils n’osent se produire en public, tant les symptômes d’une horrible indifférence pour tout ce qui ne représente pas d’intérêts matériels se manifestent crûment sur tous les visages, et tant cette indifférence est puissante dans son inertie à arrêter les élans les plus vigoureux, à glacer les plus ardens enthousiasmes. C’est à peine si dans quelques réunions privées, et dont l’entrée est en conséquence gratuite, ils osent compter maintenant sur quelques auditeurs.

    C’est dans de telles circonstances que nous avons entendu dernièrement M. Goldsmith, un des plus nobles enfans de cette radieuse ville de Prague où l’enthousiasme vit encore, où le culte de l’art s’est conservé, où on ose nommer de jeunes hommes pleins de feu, d’intelligence et de zèle aux postes les plus importans, à tel point que M. Kittl, compositeur d’un grand mérite, ami de son art, esprit vif, entreprenant, dirige le Conservatoire, et n’a que trente-deux ans. M. Goldsmith est depuis dix-huit mois à Paris, et c’est à peine s’il a pu entrevoir encore une bonne occasion de faire connaître son talent d’exécution sur le piano, qui est des plus remarquables, et ses compositions dont j’ai la plus haute idée d’après le fragment que j’ai entendu dernièrement. M. Goldsmith est une de ces natures d’élite, délicates et faciles à effaroucher, qui ont besoin, pour paraître ce qu’elles sont, d’être soutenues, sinon par des sympathies acquises, au moins par une attention calme et bienveillante trop rare dans notre temps et dans notre pays. Ce sont des fleurs écloses sous un doux abri et dont l’âpre vent d’hiver emporte les parfums, disperse les pétales, et peut briser la tige. Il leur faut une serre ou le beau ciel natal. Stephen Heller, en ce sens, est dans le même cas ; seulement il est arrivé, lui, à mépriser l’indifférence et à rire des efforts qu’il voit faire aux autres artistes pour la combattre. Il compose toujours de beaux poëmes pour le piano, auxquels il sait bien que le populaire parisien préférera le galop de Frisette et la polka de Pomaré, mais qui réunissent cependant tous les suffrages dont il doit faire cas et qui obtiennent en outre un succès rapide en Allemagne. J’ai trouvé en Bohême et en Autriche les compositions de Heller sur tous les honnêtes pianos.

    La ville de Dresde nous a envoyé à son tour une jeune cantatrice, point ambitieuse, fort résignée à ne jamais parvenir dans l’Olympe, mais désireuse seulement de perfectionner son talent qui est réel, grâce aux leçons des maîtres habiles que nous possédons encore. Mlle Babnig a une voix de soprano très étendue, dont les qualités principales sont la fraîcheur et la justesse ; elle vocalise facilement, à en juger par les difficultés de toute espèce qui hérissent le brillant morceau de Pixis que je lui ai entendu chanter ; elle paraît bonne musicienne. Tout fait donc présumer qu’au retour de Mlle Babnig à Dresde, le théâtre de S. M. saxonne comptera une excellente artiste de plus.

    On parlait beaucoup le mois dernier d’un harpiste de premier ordre, M. Godefroi, dont on comparait le talent à celui de Parish-Alvars, le roi des harpistes. Il n’y a rien d’exagéré dans cette appréciation ; M. Godefroi, maître absolu de son instrument, est de force à ne redouter aucun parallèle, et mérite à tous égards les applaudissemens qui accueillent chacune de ses apparitions.

    En fait d’excentricités musicales (M. Wey ne me pardonnera pas d’employer ce terme dont il condamne l’usage dans son bel ouvrage sur la langue française), en fait donc de bizarreries, ou, si l’on veut, de singularités musicales (depuis que j’étudie ce diable de livre, je vois partout des solécismes ou des néologismes), nous avons en ce moment à Paris quatre Hongrois formant un quatuor instrumento-vocal ou vocalo-instrumental (il n’y a pas de pureté de langage qui tienne, et je ne vois pas comment on pourrait sans néologisme exprimer ce néochant) d’un effet très agréable. Ces artistes exécutent avec la voix, et la bouche fermée, des morceaux de musique instrumentale, en imitant le timbre du violoncelle, du cor, du hautbois et du flügel-horn. La justesse de leurs intonations, la finesse de leurs nuances, la rapidité même des traits qu’ils exécutent, et l’étrangeté de ces harmonies si pures cependant et si bien choisies, ont valu aux quatre Hongrois un succès que les nombreuses représentations données par eux au théâtre du Vaudeville sont loin d’avoir épuisé. On doit les entendre de nouveau bientôt aux Variétés et à la Porte-Saint-Martin.

CONCERT DE LA GAZETTE MUSICALE.

Album de Jenny Lind. — Théâtre de la Reine. — M. Lumley. — Henri Heine.

    Les concerts de ce journal ont toujours une certaine gravité, dont le rapport est assez direct avec la valeur sérieuse de sa rédaction. Il joint aussi l’exempte au précepte. C’est là qu’on peut entendre de beaux quatuors bien exécutés. Le dernier concert offert par la Gazette musicale à ses abonnés, qui se sont hâtés de l’accepter, s’ouvrait par un quatuor de Mozart exécuté par MM. Alard, Armingaud, Casimir Ney et Chevillard, ces émules des frères Müller. Servais s’est joint plus tard à Hallé et à Alard pour clore dignement la séance avec ce chef-d’œuvre de Beethoven, tantôt ruisselant de limpides mélodies, tantôt calme et profond dans sa rêverie solennelle, ou capricieux et léger comme la brise du soir, qui porte le simple titre de trio en si bémol. La masse du public ne se doute pas qu’il y a plus de musique là dedans, plus de poésie, plus de passions, d’idées, de reflets de la nature, de science et d’inspiration que dans vingt, trente, quarante opéras modernes que je pourrais citer. C’est d’une part une poudre d’or où l’œil le plus exercé aurait peine à trouver le moindre gravier, de l’autre un sable vulgaire que les nègres de la critique doivent laver longtemps avant d’y découvrir une parcelle d’or. D’où il suit qu’après avoir écrit une douzaine d’opéras médiocres ou détestables, on peut être devenu riche et puissant, et que l’auteur de vingt trios comme celui-là peut fort bien mourir obscur et misérable.

    Levasseur et Mme Gras-Dorus, parfaitement maîtres de leur voix et de leur verve juvéniles, ont eu dans ce concert les honneurs du chant en repétant ces fragmens de Robert et des Huguenots qui firent leur gloire aux beaux jours de l’Opéra. C’est également avec un air du Robert de M. Meyerbeer (ne pas confondre avec l’autre Robert qui n’est pas le diable), c’est également, dis-je, avec un air de Robert-le-Diable que M. Mattau, rénovateur de l’harmonica, s’est donné le plaisir de faire tomber en attaques de nerfs quelques femmes sensibles, qui passeraient volontiers une heure ou deux à voir pendre ou guillotiner, mais qui se meurent sans hésiter à l’audition de ces sons aériens. M. Mattau joue fort bien de l’harmonica ; il a eu tort de le débaptiser pour lui infliger le nom assez longuement saugrenu d’hydromattauphone en seize lettres. Puis nous avons applaudi M. Verroust, l’excellent hautbois de l’Opéra, et un très jeune homme prodige nommé Alfred Jaëll, âgé de treize ans, qui joue du piano comme j’en pourrais jouer si j’avais travaillé cet instrument treize heures par jour depuis quarante ans. Il a de plus de la verve, de l’aplomb, une sonorité puissante et majestueuse, et ce je ne sais quoi qui décèle l’artiste.

    J’avais juré que je ne parlerais plus d’albums ni de rien de semblable cette année, mais je ferai une exception pour le recueil publié par la Gazette musicale sous le titre de Fleurs de Neige, album des mélodies favorites de Jenny Lind. Il y a là dedans des airs nationaux suédois pleins d’originalité et de caractère, et dont on comprend que la célèbre cantatrice puisse tirer un très grand parti. Jenny Lind ! voilà le nom que dans leurs rêves les directeurs de tous les théâtres lyriques voient resplendir en lettres d’or. Le programme de M. Lumley est orné de ce nom magique. Mais un directeur rival, M. Bunn, revendique le droit exclusif de l’inscrire dans le sien. En outre, une lettre de Mlle Lind, datée du mois d’octobre dernier, semble devoir ôter toute espérance de l’entendre aux dilettanti de Londres. Viendra-t-elle ? ne viendra-t-elle pas ? That is the question. Cependant le programme de M. Lumley contient de bien autres promesses que nous le croyons en mesure de tenir. Il annonce pour la saison prochaine le Camp de Silésie dirigé par M. Meyerbeer en personne, et un second opéra sur la Tempête de Shakespeare, libretto de M. Scribe, musique de Mendelssohn. Ceci est un coup de maître de M. Lumley. Maintenant une lettre de M. Buxton déclare qu’il n’y a rien de vrai dans la nouvelle qui concerne M. Mendelssohn, dont il est l’ami et l’homme de confiance ; que tout, à ce sujet, est invention pure, et que Mendelssohn n’a pas écrit une note d’opéra. Il est difficile pourtant de croire M. Lumley capable d’annoncer de pareils ouvrages et de tels artistes sans être sûr de les pouvoir produire en temps opportun. Ce qui n’est point contesté dans son programme est toutefois assez beau pour que nous le reproduisions ici. Ce sont pour le chant : Mmes Castellan, del Carmen, Montenegro, Sanchioli, Vietti, Daria, Fagiani ; MM. Fraschini, Gardoni, Superchi, Borella, Staudigl, Lablache, Coletti. Il paraît que Pischek lui a échappé. Pour la danse, nous trouvons sur la liste Mlles Carlotta Grisi, Lucile Grahn, Cerrito, Rosale, Vaulthier, Stephan, Beaucour et Paul Taglioni. On espère en outre avoir Mlle Taglioni, et on est sûr de monter un grand ballet original composé expressément pour le théâtre de la Reine, devinez par qui ?… par un grand poëte, dont les vers, traduits dans toutes les langues, ont été mis en musique par tous les compositeurs, dont la prose est à la fois pittoresque, rapide, incisive, brûlante, terrible, enjouée, railleuse, grave et savante, dont les bons mots sont aussi célèbres que ses vers, qui a autant d’imagination que d’esprit, qui a souffert de cruelles atteintes de ses ennemis, mais qui les a successivement brûlés vifs au feu pétillant de son ironie ; par un grand poëte qu’on aime malgré toutes les victimes qu’il a faites, un grand poëte jeune et qui se meurt. Il s’agit de Henri Heine. C’est lui qui, évoquant à son chevet le souriant essaim des gracieux esprits qu’il a donnés pour frères aux esprits de Shakespeare, a su, malgré ses douleurs, ranimer l’une des plus fantastiques légendes de l’Allemagne et tracer des tableaux féeriques dignes de faire pendant au Songe d’une nuit d’été ; avec Perrot et Paul Taglioni pour le mettre en scène, il est permis de croire qu’un ballet de Heine sera quelque chose d’assez galamment tourné.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 11 décembre 2015.

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