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Hector Berlioz: Feuilletons

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JOURNAL DES DÉBATS

DU 3 SEPTEMBRE 1845 [p. 3]

DES FÊTES MUSICALES DE BONN.

(Deuxième et dernière lettre.)

Koenig’s-Winter.

        Monsieur,

    J’arrive un peu tard pour vous parler encore des fêtes dont l’inauguration de la statue de Beethoven a été l’objet ; permettez-moi cependant d’y revenir, après tout ce qu’on en a déjà dit de bon et de beau, pour parler de la cantate de Liszt, qui mériterait seule de ma part une étude critique plus étendue que je ne puis aujourd’hui la faire, et de tant d’artistes distingués qu’on ne connaît à Paris que de nom, et que nous serions si heureux d’y posséder.

    Je suis dans un village dont le calme et la paix contrastent étrangement avec le tumulte qui régnait encore il y a peu de jours dans les villes voisines. Kœnig’s-Winter est sur l’autre rive du Rhin, en face de Bonn. Ses paysans sont tout fiers de l’illustration qui rejaillit vers eux. Plusieurs vieillards prétendent avoir connu Beethoven dans sa jeunesse. Traversant le fleuve en barque, il venait souvent alors, disent-ils, rêver et travailler dans leurs plaines. Beethoven eut, en effet, un grand amour pour la campagne ; ce sentiment a beaucoup influé sur son style, et il se fait jour quelquefois dans celles même de ses compositions dont la tendance n’a rien de pastoral. Il conserva jusqu’à la fin de sa vie cette habitude d’errer seul dans les champs, sans tenir compte du gîte dont il aurait besoin pour la nuit, oubliant le manger et le dormir, et fort peu attentif, en conséquence, aux enclos réservés et aux ordonnances sur la chasse. On prétend, à ce sujet, qu’un jour, aux environs de Vienne, il fut arrêté par un garde qui s’obstinait à le prendre pour un braconnier tendant des piéges aux cailles, dans le blé en fleur où il était assis. Déjà sourd alors, et ne comprenant rien aux récriminations de l’inflexible représentant de la force publique, le pauvre grand homme, avec cette naïveté si commune aux poëtes et aux artistes célèbres qui ne doutent jamais que leur célébrité ne soit parvenue jusqu’aux rangs inférieurs de la société, s’époumonnait à répéter : « Mais je suis Beethoven ! vous vous trompez ! laissez-moi donc ! Je suis Beethoven, vous dis-je ! » Et le garde de répondre, comme celui des côtes de Bretagne, quand Victor Hugo, revenant d’une promenade en mer, ne put présenter son passeport oublié à la ville voisine : « Et qu’est-ce que cela me fait que vous soyez Victor Hugo, homme de lettres, et que vous soyez l’auteur de Mon cousin Raymond ou de Télémaque ! Vous n’avez pas de passeport, il faut me suivre, et ne résistons pas ! »

    J’ai failli ne pouvoir entendre la messe exécutée à la cathédrale le second jour, grâce au sans-façon avec lequel le comité traitait tous ses invités, dont il ne s’occupait pas plus que des valets de pied de l’hôtel de l’Etoile. Impossible d’approcher des portes de l’église, la foule obstruait toutes les avenues, on s’écrasait sans vergogne ; et c’est dans cette cohue que les industriels venus de Londres et de Paris ont dû faire leurs plus beaux coups de main. Enfin, songeant qu’il devait y avoir quelque part une porte dérobée pour les artistes de l’orchestre et des chœurs, je m’en suis mis en quête, et, grâce à un bon Bonnois, membre du comité qui, en m’entendant nommer, ne demanda pourtant pas si j’avais fait Télémaque, on me laissa entrer avec mon habit tout entier, mais tant soit peu meurtri. Une fois dans l’église, il me fut heureusement possible de trouver auprès de l’autel une place due à l’intervention de M. de Marcellus, que je n’avais pas vu depuis mon séjour à l’Académie de Rome, en 1832, et qui se trouva là à point nommé pour me donner une nouvelle preuve de son obligeante courtoisie. A l’autre extrémité de l’église, c’étaient des cris affreux ; on eût dit par momens des rumeurs d’une ville prise d’assaut. La messe cependant put commencer, et l’exécution musicale en fut très remarquable. Cette partition, d’un style moins hardi que la messe en , et conçue dans des proportions moins vastes, contient un grand nombre de morceaux admirables, et rappelle souvent par son caractère celui des meilleures messes solennelles de Cherubini. C’est franc, vigoureux, brillant ; il y a quelquefois même, eu égard à la véritable expression exigée par le texte sacré, excès de vigueur, de mouvement et d’éclat ; mais d’après une opinion fort répandue, la plupart des morceaux de musique qu’on trouve dans cette œuvre furent écrits par Beethoven pour des motets et des hymnes, et parodiés ensuite, avec une grande adresse, il est vrai, sur les paroles du service divin. Le chœur des soprani fit encore là des merveilles et me sembla mieux secondé qu’aux séances précédentes par le chœur d’hommes et par l’orchestre. Le clergé de Bonn, fort heureusement moins rigide que le clergé français, avait cru pouvoir permettre aux dames de chanter à cette religieuse solennité. Je sais bien que sans cela l’exécution de la messe de Beethoven eût été impossible ; mais cette raison pouvait paraître de fort peu de poids, malgré la circonstance tout exceptionnelle où l’on se trouvait ; elle n’eût été, en tout cas, d’aucune valeur à Paris où les femmes ne sont admises à chanter dans les églises qu’à la condition expresse, pour elles, de n’être ni chanteuses ni musiciennes, et de répéter d’une façon grotesque des airs de vaudeville ou d’opéra-comique. Pendant longtemps cependant on a pu entendre le répertoire du Théâtre-Italien à Notre-Dame-de-Lorette, mais j’ai admiré autrefois à Sainte Geneviève un cantique chanté par les dames du Sacré-Cœur, sur l’air « C’est l’amour, l’amour, l’amour ; » et il est interdit aux femmes, encore aujourd’hui, de prendre part dans nos églises à l’exécution d’une messe de Cherubini ou d’un oratorio de Lesueur. De sorte qu’à cette heure c’est dans les théâtres et dans les concerts seulement qu’on peut entendre de grandes exécutions de musique religieuse.

    On dirait que nous éprouvions en France, quand il s’agit de nos institutions musicales ou d’une influence à exercer sur nos mœurs de ce côté, un véritable bonheur à n’avoir pas le sens commun.

    Immédiatement après la messe, il fallait voir l’inauguration de la statue sur la place voisine. C’est là surtout que j’ai dû faire un persévérant usage de la vigueur de mes poings. Grâce à elle et en passant bravement par-dessus une barrière, je suis parvenu à conquérir une petite place dans l’enceinte réservée. De sorte qu’à tout prendre, l’invitation que j’avais reçue du comité pour venir aux fêtes de Bonn ne m’a réellement pas empêché de les voir. Nous sommes restés là entassés pendant une heure fort longue, attendant l’arrivée du Roi et de la Reine de Prusse, de la Reine d’Angleterre et du prince Albert, qui, du haut d’un balcon préparé pour les recevoir, devaient assister à la cérémonie. Enfin LL. MM. ont paru, et les canons et les cloches de recommencer leurs fanfares, pendant que, dans un coin de la place, une musique militaire s’évertuait à faire entendre quelques lambeaux des ouvertures d’Egmont et de Fidelio. Le silence s’étant peu à peu rétabli, M. Breidenstein, président du comité, a prononcé un discours qui a produit sur l’assistance un effet comparable à celui qu’obtenait sans doute, dans l’antiquité, Sophocle lisant ses tragédies aux Jeux Olympiques. Je demande pardon à M. Breidenstein de le comparer au poëte grec, mais le fait est que ses voisins seuls pouvaient l’entendre, et que pour les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf centièmes des auditeurs son discours a été perdu. Il en a été à peu près de même de sa cantate ; si l’atmosphère eût été calme, je n’eusse pas, a coup sûr, saisi grand’chose de cette composition, on sait l’effet que peut produire la musique vocale en plein air, mais le vent soufflait avec force sur les choristes, et ma part de l’harmonie de M. Breidenstein a été injustement portée tout entière aux spectateurs de l’autre bout de la place, qui l’ont trouvée encore, les gloutons, fort exiguë. Le même sort était réservé à la chanson allemande, chanson mise au concours et couronnée par un jury qui probablement l’avait entendue.

    Comment les auteurs de ces morceaux ont-ils pu se faire un instant illusion sur l’accueil qui les attendait ? Une partition qu’on n’exécute pas peut encore passer pour admirable ; il y a des gens dont c’est l’état de faire aux œuvres inconnues une réputation, mais celle qu’on présente au public en plein air, ne produisant nécessairement aucun effet, est toujours réputée médiocre et reste sous le coup de cette prévention jusqu’à ce qu’une exécution convenable, à huis clos, permette à l’auteur de la détruire ou au public de la justifier. Les conversations très animées des auditeurs qui n’entendaient pas, cessant subitement, annonçaient la fin des discours et des cantates ; alors chacun est devenu attentif pour voir enlever le voile qui couvrait encore la statue. Lorsqu’elle a paru, applaudissemens, hourras, fanfares de trompettes, roulemens de tambours, feux de pelotons, volées de canons et de cloches, tout ce fracas admiratif, qui est la voix de la gloire chez les nations civilisées, a éclaté de nouveau et salué l’image de l’illustre compositeur.

    C’est aujourd’hui que ces milliers d’hommes et de femmes, jeunes ou vieux, à qui ses œuvres ont fait passer tant de douces heures, qu’il a si souvent enlevés sur les ailes de sa pensée, aux plus hautes régions de la poésie ; ces enthousiastes qu’il a exaltés jusqu’au délire ; ces humoristes qu’il a divertis par tant de caprices spirituels et imprévus ; ces penseurs pour qui il a ouvert des champs incommensurables à la rêverie ; ces amans qu’il a fait pleurer en éveillant le souvenir des premiers jours de leur tendresse ; ces cœurs serrés par la main d’une destinée injuste, auxquels ses accens énergiques ont donne la force d’une révolte momentanée, et qui, se soulevant indignés, ont trouvé une voix pour mêler leurs cris de rage et de douleur aux accens furieux de son orchestre ; ces âmes religieuses auxquelles il parlé de Dieu ; ces admirateurs de la nature, pour qui il a peint de couleurs si vraies la vie nonchalante et contemplative des champs aux beaux jours de l’été, les joies du village, les terreurs causées par la tempête, les ravages de l’ouragan, et le rayon consolateur revenant au travers des lambeaux des nuées sourire au pâtre inquiet et rendre l’espérance au laboureur épouvanté ; c’est maintenant que toutes ces organisations, où la sensibilité est unie à l’intelligence, sur lesquelles a rayonné son génie paisible ou menaçant, tendent vers lui comme vers un bienfaiteur et un père. Mais il est bien tard ; ce Beethoven de bronze est insensible à tant d’hommages, et il est triste de penser que le Beethoven vivant, dont on honore ainsi la mémoire, n’eût peut-être pas obtenu de sa ville natale, aux jours de souffrance et de dénûment, qui furent nombreux durant sa pénible carrière, la dix-millième partie des sommes prodiguées pour lui après sa mort.

    Néanmoins il est beau de glorifier ainsi les demi-dieux qui ne sont plus, il est beau de ne pas les faire trop attendre, et il faut remercier la ville de Bonn, et Liszt surtout, d’avoir compris que le jugement de la postérité était prononcé sur Beethoven depuis longtemps. Un immense et dernier concert nous était annoncé pour la dernière journée à neuf heures du matin ; il fallait donc s’y rendre à huit heures et demie. Le départ des Rois et des Reines qui devaient assister à ce concert et retourner au château de Brühl dans la journée, avait, dit-on, motivé le choix de cette heure indue. La salle était pleine longtemps avant le moment désigné ; mais LL. MM. n’arrivaient pas. On les a attendues respectueusement pendant une heure, après quoi force a bien été de commencer sans elles ; et Liszt a dirigé l’exécution de sa cantate. On sait quel en est le sujet. L’orchestre et les chœurs, à l’exception des soprani, ont rempli leur tâche avec une mollesse et une inexactitude qui ressemblaient à du mauvais vouloir. Les violoncelles surtout ont rendu un passage très important de manière à ce qu’on pût le croire confié aux archets d’élèves sans mécanisme et sans expérience ; les ténors et les basses ont fait plusieurs fausses entrées et d’autres morcelées ou incertaines. Et cependant il a été possible tout de suite de voir la grande supériorité de cette composition sur toutes les œuvres dites de circonstance et sur ce qu’on attendait même des hautes facultés de son auteur. Mais à peine le dernier accord était-il frappé, qu’un mouvement extraordinaire à l’entrée de la salle, annonçant l’entrée des familles royales, a fait l’auditoire se lever. LL. MM. la Reine Victoria, le Roi et la Reine de Prusse, le prince Albert, le prince de Prusse et leur suite, ayant pris place dans la vaste loge qui leur était destinée à droite de l’orchestre, Liszt a bravement fait recommencer sa cantate. Voilà ce qui s’appelle de l’esprit et du sang-froid. Il avait instantanément fait ce raisonnement dont l’expérience a prouvé la justesse : « Le public va croire que je recommence par ordre du Roi, et je serai maintenant mieux exécuté, mieux écouté et mieux compris. » Rien en effet, de plus dissemblable que ces deux exécutions du même ouvrage à dix minutes de distance l’une de l’autre. Autant la première avait été flasque et incolore, autant la seconde a été précise et animée. La première avait servi de répétition ; sans doute aussi la présence des familles royales excitait le zèle des musiciens et des choristes, et en imposait aux petites malveillances qui, dans les rangs mélangés de cette armée musicale, avaient tout à l’heure essayé de se manifester. On se demandera pourquoi et comment la malveillance a pu exister contre Liszt, le musicien éminent dont la supériorité incontestée est, de plus, allemande, dont la célébrité est immense, la générosité proverbiale, qui passe avec raison pour le véritable instigateur de tout ce qui s’est fait de bien dans ces fêtes de Bonn, qui a parcouru l’Europe en tous sens, donnant des concerts dont le produit était destiné à subvenir aux frais de ces fêtes, qui a même offert de combler le déficit s’il y en a ; quels autres sentimens pouvait-il y avoir dans la foule que ceux qu’une semblable conduite et un mérite pareil doivent naturellement inspirer ?… Eh mon dieu ! la foule est toujours la même, dans les petites villes surtout, et c’est précisement ce mérite évident et cette noble conduite qui l’offusquaient. Les uns en voulaient à Liszt, parce qu’il a un grand talent et des succès sans exemple, les autres parce qu’il est riche, ceux-ci parce qu’il est jeune, ceux-là parce qu’il est généreux, parce qu’il avait écrit une trop belle cantate, parce que les autres chants composés pour la fête et exécutés la veille n’avaient pas réussi, parce qu’il a des cheveux au lieu de porter perruque, parce qu’il parle trop bien le français, parce qu’il sait trop bien l’allemand, parce qu’il a trop d’amis et sans doute parce qu’il n’a pas assez d’ennemis, etc. Les motifs de l’opposition étaient nombreux et graves, on le voit. Quoi qu’il en soit, sa cantate, vraiment bien exécutée et chaudement applaudie des trois quarts et demi de la salle, est une grande et belle chose qui d’emblée place Liszt très haut parmi les compositeurs. L’expression en est vraie, l’accent juste, le style élevé et neuf, le plan bien conçu et sagement suivi, et l’instrumentation remarquable par sa puissance et sa variété. Il n’y a jamais dans son orchestre de ces séries de sonorités semblables qui rendent certaines œuvres, estimables d’ailleurs, si fatigantes pour l’auditeur ; il sait user à propos des petits et des grands moyens, il n’exige pas trop des instrumens ni des voix ; en un mot, il a montré tout d’un coup qu’il avait, ce qu’on pouvait craindre de ne pas encore trouver en lui, du style dans l’instrumentation comme dans les autres parties de l’art musical.

    Sa cantate débute par une phrase dont l’accent est interrogatif, ainsi que l’exigeait le sens du premier vers, et ce thème, traité avec une rare habileté dans le cours de l’introduction, revient ensuite à la péroraison d’une façon aussi heureuse qu’inattendue. Plusieurs chœurs du plus bel effet se succèdent jusqu’à un decrescendo de l’orchestre qui semble appeler l’attention sur ce qui va suivre. Ce qui suit est en effet très important, c’est l’adagio varié du trio en si bémol de Beethoven, que Liszt a eu l’heureuse idée d’introduire à la fin de sa propre cantate pour en faire une sorte d’hymne à la gloire du maître. Cet hymne, présenté d’abord avec son caractère de grandeur triste, éclate enfin avec toute la pompe et la majesté d’une apothéose ; puis le thème de la cantate reparaît dialogué entre le chœur et l’orchestre, et tout est terminé. Je le répète, la nouvelle œuvre de Liszt, vaste dans ses dimensions, est vraiment belle de tout point ; cette opinion, que j’exprime sans partialité aucune pour l’auteur, est aussi celle des critiques les plus sévères qui assistaient à son exécution ; le succès en a été complet, il grandira encore.

    Le programme de ce concert était d’une richesse on peut dire excessive ; la durée des morceaux n’avait pas été bien calculée, et l’on a prévu trop tard qu’il ne serait pas possible de l’exécuter en entier. C’est ce qui est arrivé. D’abord le Roi, jugeant aussi au premier coup d’œil qu’il ne pourrait rester jusqu’au bout d’une aussi longue séance, avait désigné les pièces qu’il voulait entendre, et après lesquelles il devait partir. On s’est conformé à la volonté royale, et d’après elle on a fait un triage, d’où est résulté le programme suivant :

    1° Ouverture d’Egmont de Beethoven ; 2° concerto de piano, de Weber ; 3° air de Fidelio, de Beethoven ; 4° air de Mendelssohn ; 5° Adélaïde, cantate de Beethoven.

    Le Roi de Prusse s’entend fort bien à faire des programmes. L’ouverture d’Egmont a été supérieurement exécutée ; la coda à deux temps, enlevée par l’orchestre avec chaleur, a produit un effet électrique. Mme Pleyel a dit avec une prestesse et une élégance rares le ravissant concerto de Weber. Mlle Novello a chanté correctement, mais sans trop de charme, le bel air de Fidelio avec les trois cors soli obligés. Elle eût peut-être mieux réussi dans l’air d’Hidraot d’Armide ; Mlle Novello, avait une robe noire, brodée d’arabesques rouges et or, indice de son goût pour les choses sombres et étranges, et qu’on eût prise aisément pour le costume d’un nécromant au moment où il va se livrer à ses sorcelleries. Cette robe a paru divertir la Reine d’Angleterre beaucoup plus que le morceau de Fidelio. Mlle Schloss a chanté le très bel air de Mendelssohn d’une admirable manière, largement, avec des sons magnifiques d’une justesse irréprochable, et une expression vraie et bien sentie. Quel dommage pour les auteurs d’opéras que cette cantatrice excellente se refuse à la carrière dramatique ! Celle-là du moins sait parfaitement le français, et je connais un grand théâtre auquel elle pourrait rendre d’éminens services. Je n’en puis dire autant de Mlle Kratky ; elle a chanté cette douce élégie Adélaïde, l’une des plus touchantes compositions de Beethoven, d’une manière commune, empâtée, et avec des intonations constamment trop basses. Et Liszt jouait la partie de piano !….. Il faut avoir entendu ce morceau chanté par Rubini, qui en tenait les traditions de Beethoven lui-même, pour savoir tout ce qu’il contient de douloureuse tendresse et de langueur passionnée !…

    Après ces morceaux, LL. MM. s’étant retirées, on a voulu continuer l’exécution du programme. M. Ganz, premier violoncelle de l’Opéra de Berlin, a joué avec beaucoup de talent une fantaisie sur des thèmes de Don Juan. Le jeune Moëser ensuite, dont on se rappelle le succès au Conservatoire de Paris, il y a un an, est venu dire un concertino de sa composition sur des thèmes de Weber. Quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir de sa composition, il faut reconnaître qu’on n’a pas plus de sûreté dans l’intonation, plus de pureté de style, ni plus d’ardeur concentrée ; M. Moëser, en outre, fait avec autant de bonheur que d’aplomb la difficulté ; il est incontestablement à cette heure l’un des premiers virtuoses de l’Europe sur le violon. Son succès, qu’on ne pouvait prévoir, car il a joué le morceau tout entier au milieu du plus profond silence, sans un applaudissement, sans le moindre murmure approbateur, a été subit et immense ; les bravos ne finissaient pas, et le jeune virtuose en a été lui-même si surpris, que dans sa stupéfaction joyeuse il ne savait ni comment sortir de la scène, ni quelle contenance faire pour y rester. Auguste Moëser est élève de Ch. de Bériot, qui doit en être bien fier ; c’est un grand violon de vingt ans. M. Franco-Mendès avait eu la malheureuse idée de tenir à son solo de violoncelle, malgré celui de Ganz qui l’avait précédé, et celle plus malencontreuse encore de choisir pour thèmes de sa fantaisie des airs de la Dona del Lago de Rossini ; il a donc été très mal reçu. Et pourtant l’air ô mattutini Albori est une bien fraîche et poétique inspiration, et M. Franco-Mendès joue délicieusement du violoncelle ; mais il est Hollandais et Rossini est Italien, de là double colère des fanatiques de la nationalité allemande. Ceci est misérable, il faut l’avouer.

    Restaient à exécuter encore : un air de Faust, par Mlle Sachs ; un chant d’Haydn, par Staudigl, et quelques chœurs ; mais la séance avait duré près de quatre heures, la foule s’écoulait lentement sans demander son reste, et le flot m’a entraîné. Il est vrai que je n’ai pas lutté contre lui d’une façon bien désespérée. C’est qu’un autre concert m’attendait encore le soir. Le Roi de Prusse avait bien voulu m’inviter à celui qu’il donnait à ses hôtes au château de Brühl et j’étais, pour plus d’un motif, fort désireux de conserver la force de m’y rendre et de l’apprécier.

    En arrivant à Brühl au milieu de ces féeriques illuminations et d’une pluie battante, autre foule éblouissante à combattre à armes courtoises ; les éperons bruissaient sur les grands escaliers ; c’était un scintillement continuel de diamans, de beaux yeux, d’épaulettes, de blanches épaules, de décorations, de chevelures emperlées, de casques d’or ; les fracs noirs faisaient là, je vous jure, une triste figure. Grâce à la bonté du Roi, qui est venu s’entretenir avec eux pendant quelques minutes, et qui les a reçus comme de vieilles connaissances, on leur a fait place cependant, et nous avons pu entendre le concert. Meyerbeer tenait le piano. On a d’abord exécuté une cantate qu’il venait de composer en l’honneur de la Reine Victoria. Ce morceau, chanté par le chœur et MM. Mantius, Pischek, Staudigl et Bottcher [Boetticher], est franc, rapide et nerveux dans son laconisme. C’est un hourra harmonieux et vivement lancé. Mlle Tuczeck a chanté ensuite une délicieuse romance de l’opéra Il Torneo, du comte Westmoreland. (Je ne puis prendre mon parti de voir un amateur anglais, et grand seigneur, faire d’aussi charmante musique !) Liszt a joué deux morceaux… à sa manière… et nous avons entendu pour la première fois cette tant vantée Jenny Lind, qui fait tourner toutes les têtes à Berlin. C’est en effet un talent supérieur de beaucoup à ce qu’on entend sur les théâtres français et allemands à cette heure. Sa voix, d’un timbre incisif, métallique, d’une grande force, d’une souplesse incroyable, se prête en même temps aux effets de demi-teinte, à l’expression passionnée et aux plus fines broderies. C’est un talent complet et magnifique ; encore, à en croire les juges compétens qui l’ont admirée à Berlin, nous ne pouvions apprécier qu’une face de ce talent, qui a besoin de l’animation de la scène pour se développer tout entier. Elle a chanté le duo du troisième acte des Huguenots avec Staudigl, le finale d’Euryanthe, et un air avec chœurs ravissant d’originalité, de fraîcheur, semé d’effets imprévus, de dialogues piquans entre le chœur et le soprano solo, d’une harmonie vibrante et distinguée, d’une mélodie coquette et mordante, intitulé sur le programme : Air de la Niobé de Paccini. Jamais mystification ne fut plus heureusement trouvée. Certes il faut que M. Paccini ait fait bien des progrès et étrangement modifié sa manière, pour écrire aujourd’hui des airs aussi dissemblables de ses premières productions. Evidemment ce morceau est de quelque nouvel opéra de Meyerbeer que nous ne connaissons pas (1). Pischeck et Staudigl ont chanté un duo de Fidelio ; la voix de Pischeck est de toute beauté et rivalisait admirablement avec celle de Staudigl dont j’ai déjà vanté la puissance. Pischeck, pour moi, est le plus précieux timbre de voix d’homme que je connaisse. Ajoutez qu’il est jeune et grand, bel homme, qu’il chante avec une verve intarissable, et vous concevrez l’empressement avec lequel le Roi de Wurtemberg l’a enlevé au théâtre de Francfort et l’a attaché pour la vie à sa chapelle.

    Mme Viardot-Garcia a dit aussi trois morceaux avec sa méthode exquise et sa poétique expression, qui semblent s’être enrichies encore de nouvelles qualités de mécanisme pendant son séjour en Russie ; c’étaient : une jolie cavatine de Ch. de Bériot, la scène des enfers d’Orphée (abominablement chantée par le chœur, soit dit en passant), et un air de Handel, demandé par la Reine d’Angleterre, qui savait la supériorité avec laquelle Mme Viardot sait interpréter le vieux maître anglo-saxon. Minuit sonnait ! (Suadebant cadentia sidera somnos.) Nous avons trouvé place fort heureusement dans une diligence du chemin de fer pour retourner à Bonn ; je me suis couché à une heure et j’ai dormi jusqu’à midi, ivre-mort d’harmonie, las d’admirer, succombant à un besoin irrésistible de silence et de calme, et convoitant déjà la chaumière de Kœnig’s-Winter, d’où je vous écris.

HECTOR BERLIOZ.

(1) Il est en effet, j’en suis certain maintenant, du dernier opéra de Meyerbeer, le Camp de Silésie.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er octobre 2015.

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