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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

[DU 23 JUILLET 1844]

FESTIVAL DE L’INDUSTRIE.

    Je ne dirai rien de nouveau, en répétant après tant d’autres que Paris est la capitale du monde civilisé. La supériorité de Paris pour tout ce qui tient aux arts, pour l’exécution musicale surtout, ne saurait être contestée. Voyez tous les chanteurs et tous les virtuoses à quelque nation qu’ils appartiennent : la réputation et les succès qu’ils peuvent avoir obtenus tout autre part, ne sont rien pour eux, tant que les applaudissemens du public parisien ne les ont pas solennellement ratifiés. Quant à la musique d’ensemble, c’est chose reconnue par tous, et par les étrangers eux-mêmes, que l’orchestre du Conservatoire de Paris est le premier orchestre du monde. Dans le cours de mon voyage en Allemagne, je n’ai eu certes qu’à me louer sous ce rapport ; partout, à une ou deux exceptions près, j’ai rencontré des orchestres excellens, même lorsqu’ils étaient restreints, pour le nombre, au plus strict nécessaire ; mais nulle part je n’ai trouvé cet ensemble inouï, cette parfaite communauté de sentiment et d’expression que présente l’orchestre du Conservatoire de Paris, et qui sont dûs surtout, je crois, à la supériorité de ses instrumens à cordes formés tous à la même école, ayant le même style, le même mécanisme, de façon qu’on dirait que les parties de violons, d’altos, de violoncelles et de contre-basses, sont jouées chacune par un seul artiste faisant vibrer sous son puissant archet un instrument gigantesque.

    Mais ce n’est pas seulement du talent de ses instrumentistes que Paris peut être fier, c’est du grand nombre d’instrumentistes de talent qu’il possède ; la quantité est à louer aussi bien que la qualité. Que d’orchestres, et d’excellens orchestres ! L’Opéra, l’Opéra-Comique, les Italiens, la salle Vivienne. Entrez aux théâtres de vaudeville, à la Porte-Saint-Martin, au Cirque-Olympique, et même au Théâtre-Français et à l’Odéon, vous y trouverez encore disséminés les élémens de deux ou trois bons orchestres. La même supériorité numérique existe pour la musique d’ensemble vocale. Nous avons les chœurs de l’Opéra, de l’Opéra-Comique et des Italiens, renfermant de belles voix et de bons musiciens, diverses sociétés chorales et un assez grand nombre de chanteurs de mérite attachés aux églises.

    Il est donc bien évident que Paris est la ville du monde la plus riche en ressources musicales de toute nature. Or, combien n’est-il pas à regretter que par une singulière anomalie, Paris n’ait jamais pu encore une seule fois les réunir dans un vaste ensemble, et donner à son tour un festival, comme font les principales villes d’Allemagne et d’Angleterre, et même quelques unes de nos villes de province de second et de troisieme ordre. L’idée d’un festival parisien a germé dans bien des têtes ; je me suis moi-même occupé plus d’une fois des moyens de parvenir à la réaliser, mais j’ai toujours été arrêté dès le principe par une difficulté insurmontable, l’impossibilité de trouver un local convenable.

    Je n’ai jamais cessé d’être préoccupé de ces pensées et de ces regrets, et je les portais avec moi lorsque je suis allé comme tout Paris, je dirai presque comme la France entière, visiter l’Exposition des produits de l’industrie. J’en demande pardon à messieurs les industriels ; mais les diverses merveilles étalées à mes yeux n’ont pas eu, je l’avoue, ma première pensée. A peine ai-je mis le pied dans le vaste bâtiment des Champs-Elysées, que j’ai été frappé de l’idée que l’art musical pourrait bien à son tour venir s’installer dans ce temple érigé à l’industrie. Quel beau local pour un festival ! ai-je pensé.

    De la pensée à l’exécution il n’y a qu’un pas, dit-on. Je l’ai éprouvé dans cette occasion, quoique ce pas fût certes assez difficile à faire. J’ai d’abord communiqué mon idée aux principaux chefs d’orchestre et maîtres de chant de Paris, qui l’ont adoptée avec transport. Puis pour l’organisation matérielle, je me suis adressé aux entrepreneurs et constructeurs du bâtiment des Champs-Elysées qui, avec un empressement dont je les remercie, m’ont promis leur active coopération.

    Sûr alors des moyens d’exécution, je me suis adressé au pouvoir pour obtenir l’autorisation de donner dans le bâtiment de l’Exposition des produits de l’Industrie un grand festival en deux journées. MM. les ministres et les secrétaires-généraux de l’intérieur et du commerce, le préfet de la Seine et le préfet de police, mus par cet intérêt qu’on est toujours sûr de trouver chez eux pour les grandes entreprises artistiques, ont bien voulu accueillir ma demande avec une bienveillance pour laquelle je suis heureux de pouvoir leur offrir l’expression de ma gratitude. L’autorité locale a particulièrement donné tous ses soins à cette affaire, et entrant même dans les plus petits détails, elle a surveillé et approuvé les diverses mesures qui ont été prises pour la commodité et le bien-être des auditeurs, et pour que le bon ordre ne cesse pas de régner un seul instant dans cette immense réunion. Il ne s’agit pas ici de faire, comme on dit, un peu plus de bruit. Les impressions musicales résultant d’un ensemble colossal sont essentiellement différentes de celles que produisent les moyens ordinaires ; elles ne sont pas violentes, ainsi que beaucoup de personnes le croient, mais d’une grandeur et d’une majesté extraordinaires. Elles devront l’être surtout dans un local comme celui dont il est question, et dont la sonorité, maintenant que l’intérieur est libre, est la plus excellente que j’aie encore observée.

    Voici quelles sont les diverses mesures matérielles qui ont été ou qui seront prises. C’est la vaste gallerie des machines qui est affectée au festival. Les exécutans, au nombre de mille environ, seront placés au milieu de la galerie sur un échafaudage élevé d’un mètre. Les places numérotées seront les plus rapprochées de l’orchestre, qu’elles environneront en tous sens ; puis viendront les deuxièmes et les troisièmes places. Mais tous les auditeurs seront placés dans la salle des machines de manière à ce que chacun puisse voir et entendre.

    Tous les artistes de Paris, choristes et instrumentistes, ont répondu avec empressement à l’appel que je leur ai adressé. Tous les chanteurs composant le personnel de nos théâtres lyriques ont même bien voulu m’offrir spontanément leur concours. Ma voix a même, à ce qu’il paraît, éveillé un écho dans des localités éloignées où je n’espérais pas qu’elle pût être entendue, puisque Lille envoie une députation de ses musiciens qui, sous la conduite de M. Bénard, chef d’orchestre du théâtre, et de M. Lavainne, compositeur distingué, entreprendront le pèlerinage artistique de Paris pour venir prendre part aux travaux du festival. Merci à ces généreux artistes !

    Les répétitions pour la partie vocale ont déjà commencé. Les chœurs de l’Opéra, de l’Opéra-Comique et des Italiens répètent dans leurs théâtres respectifs, sous la direction, les premiers, de M. Laty ; les seconds, de M. Lebel, les troisièmes, de M. Tariot. M. Benoist fait répéter les artistes des théâtres lyriques ; M. Banderali les élèves du Conservatoire, et M. Dietsch les divers chanteurs amateurs n’appartenant à aucune institution parisienne. Quand ces diverses fractions chorales auront assez travaillé séparément, elles se réuniront dans la salle Henri Herz.

    Cette semaine vont commencer les répétitions de la partie instrumentale. Elles seront partielles comme pour le chant. C’est M. Tilmant aîné, l’habile chef d’orchestre des Italiens, le second de M. Habeneck au Conservatoire, qui fera répéter les violons ; les [altos,] violoncelles et les contrebasses répéteront sous la direction de M. Desmarest, l’un des premiers violoncellistes de Paris ; je me suis réservé les instrumens à vent, et j’ai confié la direction des instrumens de percussion à M. Auguste Morel, et celle des harpes à M. Strauss.

    Voici le programme :

    1° Ouverture de la Vestale (Spontini) ; 2° Scène du troisième acte d’Armide, chœurs et airs de danse (Gluck) ; — 3° Marche au Supplice, fragment de la Symphonie fantastique (Berlioz) ; — 4° Prière de Moïse (Rossini) ; — 5° Ouverture du Freyschütz (Weber) ; — 6° Hymne à la France, chœur (Berlioz), paroles d’Auguste Barbier, composé pour cette solennité, et exécuté pour la première fois ; — 7° Prière de la Muette (Auber) ; — 8° Chœur de Charles VI (Halévy) ; — 9° Chant des Travailleurs français (Méreaux) ; — 10° Final de la symphonie en ut mineur (Beethoven) ; — 11° Chœur de la bénédiction des poignards, du quatrième acte des Huguenots (Meyerbeer) ; —12° Hymne à Bacchus, d’Antigone (Mendelssohn) ; —13° Oraison funèbre et apothéose, final avec chœurs et deux orchestres, de la Symphonie funèbre et triomphale, composée pour la translation des restes des victimes de Juillet et l’inauguration de la colonne de la Bastille (Berlioz). Le solo de trombone sera joué par M. Dieppo. On commencera à une heure de l’après-midi.

    L’avant-veille de l’exécution, toutes les masses vocales et instrumentales se réuniront dans le bâtiment des Champs-Elysées pour une dernière répétition générale, qui, après ces travaux préparatoires, ne peut manquer d’aller parfaitement, M. Tilmant voulant bien me servir de second chef d’orchestre, et les divers artistes que j’ai nommés plus haut conservant la direction des groupes d’instrumentistes ou de chanteurs qu’ils auront enseignés. Enfin le jeudi 1er août aura lieu l’exécution qui, il est permis de l’espérer, d’après cet imposant déploiement de forces musicales, d’après le zèle et la bonne volonté montrés par tous, d’après la composition du programme, répondra dignement à l’attente générale et datera dans les fastes de l’art parisien.

    La seconde journée sera remplie par la musique instrumentale seulement ; et, sous la direction de Strauss, un orchestre de quatre cents musiciens exécutera des ouvertures, valses, polkas et quadrilles, si chers à cette partie du public qui s’effraie de la grande musique.

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation des Quatre Fils Aymon, opéra en trois actes de MM. Leuven et Brunswick, musique de M. Balfe.

    Quel est ce vieillard qui du haut d’une sorte de donjon crie jusqu’à perdre haleine : Sentinelles, prenez garde à vous ! C’est le serviteur fidèle de feu le duc Aymon dont les quatre fils courent le monde, dont le château est à peu près démantelé, dont la ruine est complète. Ce digne seigneur, en mourant, n’a laissé à ses fils que les yeux pour pleurer, et l’ordre d’aller chacun de son côté chercher les aventures pendant une année, à l’expiration de laquelle ils devront être de retour à la Roche-Aymon pour y ouvrir un coffre contenant tout ce qu’il leur laisse en partage. Le vieux serviteur, le modèle de Caleb, trouble ainsi le silence des nuits, seulement pour faire croire aux voisins que le castel est encore pourvu d’hommes d’armes et qu’il a besoin d’être bien gardé. Cependant lui et une vieille gouvernante forment toute la garnison ; ils vivent l’un et l’autre des légumes que leur fournit le jardin et de quelques oiseaux aquatiques pris au filet dans les fossés du château. En fait d’oiseaux aquatiques, je ne vois guère que des canards, des oies, des sarcelles, des poules d’eau, tous animaux fort peu disposés à se laisser prendre au filet, et qui, à l’état sauvage, fréquentent plutôt les étangs et les lacs que les mares bourbeuses des demeures féodales ; il y a encore le martin-pêcheur, ce bel oiseau bleu qui hante les petites rivières….. Enfin, tant il y a que les deux bonnes gens mangent des racines et des oiseaux aquatiques, n’importe lesquels et comment. Arrivent des quatre coins du monde nos quatre jeunes gens ; le jour est venu de visiter l’intérieur du fameux coffre où leur avenir est enfermé ; mais c’est à midi seulement qu’on doit l’ouvrir. « En attendant, si nous déjeunions ! dit l’aîné. — Oui, certes, répondent en chœur les trois autres, nous sommes affamés. » Le pauvre Yvon-Caleb, qui n’a pas à mettre au pot le moindre oiseau aquatique, en est réduit, pour traiter ses maîtres, à aller voler un pâté de venaison et une oie terrestre à un paysan. Pendant que le festin se prépare, nos quatre frères se racontent leurs aventures. Une, entre autres, a cela de piquant qu’elle leur est arrivée de la même façon et avec les mêmes circonstances à tous les quatre. Ils ont rencontré une noble damoiselle qui les a tous rendus fous d’amour, et qui a reçu de chacun d’eux en le quittant un anneau de chevalier, avec le serment d’obéir en tout à ses volontés, et de se mettre immédiatement à ses ordres quand cet anneau serait rapporté à celui qui lui en fit présent. « C’est étrange ! — c’est bizarre ! — J’ai bien faim ! — Si nous ouvrions le bahut, il est midi ! » On ouvre ; consternation ! le bahut est vide et ne contient qu’un parchemin sur lequel les quatre frères lisent d’un œil marri les derniers conseils de leur père :

    « Je suis entièrement ruiné, il ne vous reste que le château d’Aymon, un nom sans tache et une bonne épée. Je n’ai pas voulu vous apprendre en mourant cette accablante nouvelle, et ajouter cette douleur au chagrin que va vous causer ma mort. Telle est la raison du voyage d’un an que j’ai exigé pour vous. Maintenant que vous êtes plus forts et que l’habitude des privations vous les a rendues supportables, je dois vous apprendre la vérité. Patience, courage, aimez-vous, soyez unis, et peut-être enfin obtiendrez-vous quelque jour un sourire de la fortune. »

    Les quatre fils Aymon s’éloignent consternés, après s’être promis que le premier d’entr’eux qui ferait fortune partagerait fraternellement avec les trois autres. Sur ces entrefaites survient le comte de Beaumanoir et sa fille. Ils se sont égarés à la chasse et viennent sans façon demander à déjeûner à leurs voisins de la Roche-Aymon. Le pauvre Yvon, au désespoir, se voit réduit à la triste nécessité de donner au sire de Beaumanoir l’oie et le pâté ; ses maîtres jeûneront encore cette fois. Le comte n’ignore pas la circonstance du coffre mystérieux qu’on a dû ouvrir ce jour même. Il questionne Yvon sur son contenu. Le vieillard, découvrant aussitôt le motif secret de cette curiosité, et songeant à la gloire dont il se couvrirait s’il faisait le chef-d’œuvre de marier l’aîné de ses maîtres à la fille du comte, répond par l’énumération de richesses immenses que, selon lui, contenait le bahut. « C’est éblouissant, réplique le comte de Beaumanoir ; le malheur est qu’il faille partager un tel trésor en quatre parts ! — Hélas ! non, Monseigneur, il n’y a qu’un héritier, ses trois frères ont perdu la vie en diverses rencontres. » Resté seul avec sa fille, le comte ne lui cache plus le motif qui l’a amené avec elle à la Roche-Aymon. Hermine doit chercher à plaire au jeune duc ; c’est un mariage magnifique et qui lui convient sous tous les rapports. Hermine refuse d’entrer dans les vues de son père ; elle se fera religieuse ; son cœur et sa foi sont au beau chevalier qu’elle a rencontré à Mayenne et dont elle a reçu l’anneau. Mais le voici lui-même. « Ciel ! Allard ! — Ciel ! Hermine ! — Bon! dit le père, ils se connaissent, ils s’aiment ; c’est providentiel ! » Et il fait au jeune duc de telles avances, que celui-ci finit par demander la main d’Hermine, mais en avouant qu’il n’a point de fortune à lui offrir. Le comte a été prévenu par Yvon que la manie de son maître était de se faire passer pour pauvre, afin d’être bien sûr que la femme qui l’accepterait pour époux l’aimerait pour lui-même. Aussi ne s’étonne-t-il point de cet aveu, et invite-t-il Allard à venir le lendemain au château de Beaumanoir où seront célébrées les fiançailles.

    En attendant, les quatre fils Aymon n’ont pas encore déjeûné. Souperont-ils au moins ? Je ne sais. En tout cas, nous les retrouvons au second acte chez le sire de Beaumanoir. Ils ont reçu la confidence du bonheur de leur frère, et pour aider celui-ci à faire la moins sotte figure possible dans le château de sa fiancée, en y paraissant sans hommes d’armes, sans varlets, sans suite, ils ont imaginé de représenter l’un le trésorier, l’autre le ménestrel, et le troisième le porte-bannière. Les vassaux du comte font au jeune Aymon une bruyante réception, ce ne sont que fleurs, girandoles, vivat, chapeaux en l’air. Le pauvre garçon, je parie, donnerait tout cela pour un morceau de pain bis, une gousse d’ail et le moindre oiseau aquatique ! Le comte de Beaumanoir, resté seul avec Yvon, se fait répéter l’énumération des immenses richesses de son futur gendre ; le fidèle majordome y joint le conseil au duc de donner cependant une assez belle dot à sa fille, « parce que sans cela, dit-il, mon maître se douterait que vous savez son secret, que vous connaissez son opulence, et à coup sûr alors tout serait rompu. D’ailleurs, une fois marié, il vous rendra tout. »

    Cette affaire réglée, il s’en présente une autre plus difficile. L’obstacle vient de la fiancée elle-même. Hermine a trois cousines ; chacune de ces jeunes filles possède une centaine de mille livres ; le duc de Beaumanoir convoite leur pécule, et, pour s’en emparer, a le projet de faire entrer les trois pauvres petites au couvent. Mais Hermine, qui connaît ce projet et le désapprouve, a imaginé de déclarer à son père qu’il lui était impossible d’épouser le duc Aymon à cause du vœu solennel par elle prononcé dans trois églises de rester fille tant que ses trois cousines ne seraient pas mariées. « Ah ! mon Dieu ! que m’apprends-tu là ? Mais quelle idée ! de quoi te mêles-tu ? que te fait le mariage de tes cousines ! Ah ! nous sommes dans de beaux draps ! » Une espèce de jésuite essaie bien, moyennant une part à lui promise de la succession des trois cousines, de la conserver à Beaumanoir en lui donnant le moyen d’éluder le vœu imprudent d’Hermine. Les trois nièces, en entrant au couvent, ne prendront-elles pas réellement un époux, le plus précieux des époux, le Seigneur ? Et ce mariage spirituel une fois fait, Hermine pourra-t-elle refuser encore d’accomplir le sien ? Oui, certes, elle s’y refuse, et la digne jeune fille goûte peu l’escobarderie. Que faire donc ? Marier réellement et solidement les trois cousines. Elle sait que les trois frères de son fiancé ne sont pas morts, ainsi qu’Yvon l’a fait croire à son père. Il s’agit, au moyen de l’anneau qu’elle a reçu d’eux, de les attirer à un mystérieux rendez-vous où elle leur parlera d’abord isolément, leur offrira son cœur et sa main, et, disparaissant ensuite, les fera conduire aux trois ermitages voisins par ses trois cousines voilées, dont chacune passera pour elle. Le tour est un peu vif. Il réussit néanmoins : les trois fils Aymon jurent à Hermine de l’aimer toute la vie, et, sans s’en douter, engagent leur foi aux trois cousines, qui n’ont pas assez d’amour-propre pour se trouver le moins du monde blessées de cette supercherie. Hermine, de son coté, est auprès d’Allard. Les quatre couples s’éloignent ; la toile tombe.

    Au troisième acte, le comte presse de nouveau sa fille de se laisser conduire à l’autel. La rusée fillette, qui a feint de se rendre aux raisons de son père, lui avoue qu’elle a exposé son cas de conscience aux trois hermites voisins, qui ont demandé quelques heures pour y réfléchir, en lui promettant, s’ils jugeaient qu’elle pût être relevée de son vœu par le moyen indiqué par le comte, de l’en avertir en sonnant la cloche de leur cellule. Hermine doit donc attendre encore. Tout à coup une cloche se fait entendre, bientôt le tintement des deux autres cloches se distingue aussi. C’en est fait, les cousines d’Hermine sont mariées aux frères d’Allard. Tout est bien; elle consent alors à suivre son fiancé à la chapelle. Le comte de Beaumanoir est radieux ; il croit déjà palper les trois cent mille livres de ses nièces, et donner sa fille sans dot à un millionnaire. Mais voici venir un messager apportant au comte une missive du duc de Bretagne. Ce sont des félicitations adressées à Beaumanoir sur la noble générosité qui l’a porté à rétablir la fortune d’une illustre maison, en donnant sa fille et ses trois nièces, riches héritières, aux quatre fils Aymon, qui ne possèdent rien. Il lui ordonne en outre de faire arrêter et remettre à ses hommes d’armes le jésuite dont il a si adroitement déjoué les menées perfides et intéressées. On emmène l’enfant de Loyola, on s’explique ; c’est Yvon qui a instruit de tout le duc de Bretagne. Beaumanoir se voit contraint de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Les vassaux crient ; les trois fils Aymon ne savent trop que dire du tour qu’on leur a joué. Chacun d’eux croyait être l’époux d’Hermine ; mais comme en somme chacun d’eux aussi a une jeune femme de cent mille livres, qui n’est pas trop mal, ils finissent par concevoir qu’il n’y a pas lieu pour eux d’être trop mécontens. « Ah ça maintenant, doivent-ils dire avant le moment nuptial, qu’on nous serve une douzaine d’oiseaux aquatiques ou d’autres volatiles, car enfin il faut déjeuner ! »

    Cette pièce a paru drôle, elle a fait bien rire.

    Parlons maintenant de la partition. Il y a des gens qui s’étonnent qu’un Anglais ait pu écrire cette jolie musique. Mais d’abord Balfe n’est pas Anglais, il est fils de l’Irlande, de la verte Erin, des harpes doux pays, comme l’appelle son poëte Th. Moore. Les Irlandais sont tous improvisateurs ; ils improvisent soit des vers, soit de la prose, soit de la musique, soit des pantomimes ; il n’y a que les révolutions qu’ils n’improvisent pas. Ils ont inventé l’agitation pacifique, l’immobilité dans le mouvement, ce qui était bien autrement difficile à trouver qu’une partition d’opéra-comique. D’ailleurs pourquoi un Anglais ne ferait-il pas de bonne musique ? il y a bien des Italiens, des Français et des Allemands qui en font de très mauvaise ; j’ai même vu des Allemands qui n’en faisaient pas du tout, qui ne savaient ni lire ni écrire, et qui n’auraient pas seulement pu composer un quadrille ni une polka. La musique de M. Balfe est improvisée à l’irlandaise, cela se voit ; elle est pleine de vivacité, de verve, d’entrain ; seulement son mouvement est mobile, et son agitation n’est pas calme. Elle est expressive, dramatique, et ne laisse désirer parfois qu’un peu plus d’originalité.

    Le premier ouvrage du jeune maître irlandais, écrit en langue française, est le Puits d’amour, où l’on trouve quelques idées fraîches et élégantes ; il a donné depuis lors, avec succès à Londres, plusieurs opéras anglais. Les Quatre Fils Aymon tiennent toutes les espérances que ces débuts avaient fait concevoir. L’ouverture commence par un effet piquant de violons en tremolo à l’aigu ; puis vient un solo de violoncelle qui fait d’autant plus de plaisir que les huit violoncelles de l’orchestre de l’Opéra-Comique sont excellens. L’allegro est brillant, bien conduit, mais, ce me semble, trop long pour une ouverture de théâtre. Les ouvertures destinées à être entendues dans les concerts permettent seules, je crois, ces vastes développemens. Il est bien entendu que nous n’approuvons en aucune façon, loin de là, ces bruits de cuivre et de grosse caisse que rien ne motive, et qui écrasent d’ailleurs les instrumens à cordes dans un si petit orchestre ; mais M. Balfe fait comme presque tout le monde aujourd’hui, et puisque c’est une mode qui doit avoir son temps, laissons-la passer sans protester davantage. L’air de basse d’Yvon, qui ouvre le premier acte, est bien écrit ; le quatuor à voix d’hommes est d’un effet agréable sans que le thème en soit bien neuf. Il faut louer davantage la romance bien chantée par Mocker ; il y a beaucoup de grâce dans le motif, et l’accompagnement de cor qui suit la partie vocale est heureusement dessiné et placé dans les bonnes notes de l’instrument. Le second acte est plus riche que le premier, sinon par le nombre, au moins par la valeur des morceaux. Il contient, entre autres jolies choses, un duo d’hommes d’un effet piquant, bien écrit, dramatiquement conçu, et que le public a redemandé à la première représentation ; il est en outre bien exécuté par le débutant Herman et par Chollet. Mais ce qu’il y de mieux, à mon sens, dans cette partition, c’est le morceau à huit voix qui termine le second acte ; il y a là-dedans un air de mystère, un accent tendre et doux, qui conviennent on ne peut mieux à cette scène du quadruple rendez-vous ; la mélodie d’ailleurs en est vraiment heureuse et l’instrumentation pleine de goût. Le succès des Quatre Fils Aymon n’a pa été un instant douteux. L’exécution en est généralement bonne ; Mlle Darcier est une charmante Hermine, elle a de la finesse et de la naïveté en même temps ; sa voix est sympathique et elle s’en sert mieux de jour en jour. Les autres rôles de femme sont peu importans, mais cependant remplis avec soin par Mmes Potier, Sainte-Foix et Félix. Je n’ai presque rien dit encore du débutant Herman, qui arrivant de Belgique où il a obtenu de beaux succès, s’est néanmoins présenté sans tambour ni trompettes et comme à l’improviste sur la scène de l’Opéra-Comique. Herman est un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, dont la voix, sans être très grave, a pourtant le timbre d’une basse et un peu plus d’étendue que le baryton dans son extrémité inférieure. Il a de la méthode, de la vocalisation, il fait même le trille avec aisance, qualité qu’on prisera peu dans quelque trente ans, sans doute, mais qu’on estime encore aujourd’hui, surtout pour le chant bouffe et de demi-caractère. L’habitude des planches n’est pas ce qui lui manque ; il précipite un peu trop, peut-être, son débit dans le dialogue. Herman a été adopté de prime abord par le public ; son rôle lui va, il convient au rôle, et très certainement, dans la position qu’il vient de se faire à l’Opéra-Comique, il rendra de grands services au théâtre et aux compositeurs.

    — Les amateurs veulent que la musique écrite pour eux soit chantante, harmonieuse, variée, riche, originale ; mais ils veulent en même temps et avant tout qu’elle soit aisée ; ils s’irritent si elle présente quelques difficultés, soit parce qu’elle humilie ainsi leur amour-propre, soit parce qu’elle exige un travail incompatible avec le temps et l’attention qu’ils veulent accorder à l’art musical. Ces exigences des acheteurs, devenues par suite celles des éditeurs, ont naturellement amené la fabrication d’une foule d’œuvres d’un style coulant, mais fade, incolore, trop souvent même d’une platitude parfaite, style que les virtuoses des salons goûtent avidement, parce qu’il permet à leur amour-propre de se satisfaire à peu de frais. La question était donc, tout en restant dans les conditions de facilités exigées par les marchands et les acheteurs, de produire néanmoins une œuvre d’art avouable, intéressante et d’un caractère distingué. Tel est le but que s’est proposé M. Louis Messemaker, et qu’il a su atteindre en composant vingt-cinq études spécialement destinées aux jeunes pianistes pour les former graduellement et les élever peu à peu jusqu’aux œuvres des grands maîtres (1). Cet ouvrage est bien écrit, la mélodie y revêt des formes élégantes, et l’harmonie en est d’une rare pureté. De sorte qu’à tout prendre, ces vingt-cinq études, ou tout au moins un grand nombre d’entre elles, seront jouées par les petits et par les grands pianistes, qui tous y trouveront un charme réel et indépendant de la facilité de leur exécution.

    — On sait que l’un des inconvéniens de nos timbales, consiste dans la difficulté de les accorder rapidement, difficulté résultant du nombre considérable des vis de pression adaptées à leur circonférence et qu’il faut tourner toutes successivement pour agir sur la peau et la tendre également dans tous ses points. On avait essayé d’y remédier au moyen de plusieurs cercles concentriques placés dans l’intérieur de la timbale et qui, poussés de bas en haut par un ressort, venaient s’appliquer en dessous de la peau. Mais ce procédé avait pour inconvénient de diminuer beaucoup la sonorité de l’instrument. M. Darche, après de longues recherches, est enfin parvenu à donner aux timbales un mécanisme qu’un seul mouvement du pied de l’exécutant peut mettre en jeu, qui n’ôte rien à leur sonorité et qui permet de les accorder dans tous les tons avec la plus grande rapidité. Evidemment, dans cet état l’instrument ne laisse rien à désirer, et les compositeurs maintenant ne seront plus obligés de faire compter des pauses aux timbales dans des passages où leur action est nécessaire, faute de pouvoir changer leurs notes assez vite, lorsqu’elles ne font plus partie [de] l’harmonie. Tous les théâtres devront avoir bientôt une paire de ces nouvelles timbales dont l’utilité est évidente et dont le mécanisme est si simple qu’il ne demande pas une heure d’études aux exécutans pour se le rendre familier.

H. BERLIOZ.

(1) Introduction aux Etudes des grands maîtres ; vingt-cinq études pour le piano, par Louis Messemaker.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 octobre 2012.

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