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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 9 JANVIER 1844 [p. 1-3]

VOYAGE MUSICAL EN ALLEMAGNE.

10e ET DERNIÈRE LETTRE.

HANOVRE. — DARMSTADT.

A M. G. OSBORNE.

    Hélas ! hélas, mon cher Osborne, voilà que mon voyage touche à sa fin ! Je quitte la Prusse, plein de reconnaissance pour l’accueil que j’y ai reçu, pour la chaleureuse sympathie que m’ont témoignée les artistes, pour l’indulgence des critiques et du public ; mais las, mais brisé, mais accablé de fatigue par cette vie d’une activité exorbitante, par ces continuelles répétitions avec des orchestres toujours nouveaux. Tellement que je renonce pour cette fois à visiter Breslau, et Vienne et Munich. Je retourne en France ; et déjà, à une certaine agitation vague, à une sorte de fièvre qui me trouble le sang, à l’inquiétude sans objet dont ma tête et mon cœur se remplissent, je sens que me voilà rentré en communication avec le courant électrique de Paris. Paris, Paris, comme l’a trop fidèlement dépeint notre grand poëte satirique, A. Barbier,

. . . . . Cette infernale cuve
Cette fosse de pierre aux immenses contours
Qu’une eau jaune et terreuse enferme à triples tours ;
C’est un volcan fumeux et toujours en haleine
Qui remue à longs flots de la matière humaine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Là personne ne dort, là toujours le cerveau
Travaille, et comme l’arc tend son rude cordeau.

     C’est là que notre art tantôt sommeille platement et tantôt bouillonne ; c’est là qu’il est à la fois sublime et médiocre, fier et rampant, mendiant et roi ; c’est là qu’on l’exalte et qu’on le méprise, qu’on l’adore et qu’on l’insulte ; c’est à Paris qu’il a des sectateurs fidèles, enthousiastes, intelligens et dévoués ; c’est à Paris qu’il parle trop souvent à des sourds, à des idiots, à des sauvages. Ici il s’avance et se meut en liberté ; là ses membres nerveux, emprisonnés dans les liens gluans de la routine, cette vieille édentée, lui permettent à peine une marche lente et disgracieuse. C’est à Paris qu’on le couronne et qu’on le traite en Dieu, pourvu cependant qu’on n’immole sur ses autels que de maigres victimes. C’est à Paris aussi qu’on inonde ses temples de présens magnifiques, à la condition pour le dieu de se faire homme et quelquefois baladin. A Paris, le frère scrofuleux et adultérin de l’art, le métier, couvert d’oripeaux, étale à tous les yeux sa bourgeoise insolence, et l’art lui-même, l’Apollon pythien, dans sa divine nudité, daigne à peine, il est vrai, interrompre ses hautes contemplations et laisser tomber sur le métier un regard et un sourire méprisans. Mais quelquefois, ô honte ! le bâtard importune son frère au point d’en obtenir d’incroyables faveurs ; c’est alors qu’on le voit se glisser dans le char de lumière, saisir les rênes et vouloir faire rétrograder le quadrige immortel ; jusqu’au moment où, surpris de tant de stupide audace, le vrai conducteur, l’arrachant de son siége, le précipite et l’oublie.... 

     Et c’est l’argent qui amène alors cette passagère et horrible alliance. C’est l’amour du lucre rapide, immédiat, qui empoisonne ainsi quelquefois des âmes d’élite :

L’argent, l’argent fatal, dernier dieu des humains,
Les prend par les cheveux, les secoue à deux mains,
Les pousse dans le mal, et, pour un vil salaire,
Leur mettrait les deux pieds sur le corps de leur père. 

     Et ces nobles âmes ne tombent d’ordinaire que pour pour ne pouvoir se résoudre à reconnaître ces tristes, mais incontestables vérités : que, dans nos mœurs actuelles et avec notre forme de gouvernement, plus l’artiste est artiste, et plus il doit souffrir ; — plus ce qu’il produit est neuf et grand, et plus il en doit être sévèrement puni par les conséquences que son travail entraîne ; — plus le vol de sa pensée est élevé et rapide, et plus il est hors de la portée des faibles yeux de la foule.

     Les Médicis sont morts. Ce ne sont pas nos députés qui les remplaceront. Vous savez le mot profond de ce Lycurgue de province qui, écoutant lire des vers à l’un de nos plus grands poëtes, à celui qui fit la chute d’un ange, dit, en ouvrant sa tabatière d’un air paterne : « Oui... j’ai un neveu qui écri-z-aussi des petites bêtises comme ça ! » Allez donc demander des encouragemens pour les arts à ce COLLÈGUE DU POËTE !

     Vous autres virtuoses qui ne remuez pas des masses musicales, qui n’écrivez que pour l’orchestre de vos deux mains, qui vous passez des vastes salles et des chœurs nombreux, vous avez moins à craindre du contact des mœurs bourgeoises ; et pourtant, vous aussi, vous en ressentez les effets. Ecrivez quelque niaiserie brillante, les éditeurs la couvriront d’or et se l’arracheront ; mais si vous avez le malheur de développer une idée sérieuse sous une grande forme, alors vous êtes sûrs de votre affaire, l’œuvre vous reste, ou tout au moins, si elle est publiée, on ne l’achète pas.

     Il est vrai de dire, pour justifier un peu Paris et le constitutionnalisme, qu’il en est de même presque partout. A Vienne, comme ici, on paie 1,000 francs une romance ou une valse des faiseurs à la mode, et Beethoven a été obligé de donner la symphonie en ut mineur pour moins de 100 écus.

     Vous avez publié à Londres des trios et diverses compositions pour piano seul d’une facture très large, d’un style plein d’élévation ; et même, sans aller chercher votre grand répertoire, vos chants pour une voix, tels que : The beating of my own heart, — My lonely home, — ou encore Such things were, que Mme Hampton, votre sœur, chante si poétiquement, sont des choses ravissantes et d’une haute valeur dans l’art. Rien n’excite plus vivement mon imagination, je l’avoue, en la faisant voler aux vertes collines de l’Irlande, que ces virginales mélodies d’un tour naïf et original qui semblent apportées par la brise du soir sur les ondes doucement émues des lacs de Killarney, que ces hymnes d’amour résigné qu’on écoute, attendri sans savoir pourquoi, en songeant à la solitude, à la grande nature, aux êtres aimés qui ne sont plus, aux héros des anciens âges, à la patrie souffrante, à la mort même, à la mort rêveuse et calme comme la nuit, selon l’expression de votre poëte national, Th. Moore. Eh bien ! mettez toutes ces inspirations, toute cette poésie au mélancolique sourire, en balance avec quelque turbulent caprice sans invention, sans esprit et sans cœur, tel que les marchands de musique vous en commandent souvent sur les thèmes plus ou moins vulgaires des opéras nouveaux, où les notes s’agitent, se poursuivent, se roulent les unes sur les autres comme une poignée de grelots qu’on secouerait dans un sac, et vous verrez de quel côté sera le succès d’argent.

     Non, il faut en prendre son parti ; à moins de quelques circonstances produites par le hasard, à moins de certaines associations avec les arts inférieurs et qui le rabaissent toujours plus ou moins, notre art n’est pas productif, dans le sens commercial du mot ; il s’adresse trop exclusivement aux exceptions des sociétés intelligentes ; il exige trop de préparatifs, trop de moyens pour se manifester au dehors. Il doit donc y avoir nécessairement une sorte d’ostracisme honorable pour les esprits qui le cultivent sans préoccupation aucune des intérêts qui lui sont étrangers. Les plus grands peuples mêmes sont, à l’égard des artistes purs, comme le député dont je parlais tout à l’heure ; ils comptent toujours, à côté des colosses du génie humain, des neveux qui écrivent aussi, etc. 

     On trouve dans les archives d’un des théâtres de Londres une lettre adressée à la reine Elisabeth par une troupe d’acteurs, et signée de vingt noms obscurs, parmi lesquels se trouve celui de William Shakespeare, avec cette désignation collective : Your poor players. Shakespeare était l’un de ces pauvres acteurs. Encore l’art dramatique était-il, au temps de Shakespeare, plus appréciable par la masse, que ne l’est de nos jours l’art musical chez les nations qui ont le plus de prétention à en posséder le sentiment. La musique est essentiellement aristocratique ; c’est une fille de race que les princes seuls peuvent doter aujourd’hui, et qui doit savoir vivre pauvre et vierge plutôt que de se mésallier. Toutes ces réflexions, vous les avez faites mille fois sans doute, et vous me saurez bon gré, j’imagine, d’y mettre brusquement un terme pour en venir, au récit des deux derniers concerts que j’ai donnés en Allemagne après avoir quitté Berlin. 

     Ce récit ne vous offrira pourtant, je le crains, rien de bien intéressant quant à ce qui me concerne ; je serai obligé de citer encore des ouvrages dont j’ai peut-être déjà trop parlé dans mes lettres précédentes ; toujours l’éternel Cinq mai, Harold, les fragmens de Roméo et Juliette, etc. Toujours les mêmes difficultés pour trouver certains instrumentistes, même excellence des autres parties de l’orchestre, constituant ce que j’appellerai l’orchestre ancien, l’orchestre de Mozart ; et toujours aussi les mêmes fautes se reproduisant invariablement, à la première épreuve, aux mêmes endroits, dans les mêmes morceaux, pour disparaître enfin après quelques études attentives.

     Je ne me suis pas arrêté à Magdebourg, où m’attendait cependant un succès assez original. J’y ai été à peu près insulté, pour avoir eu l’audace de m’appeler par mon nom ; et cela par un employé de la poste qui, en faisant enregistrer mes bagages, et examinant l’inscription qu’ils portaient, me demanda d’un air soupçonneux :  « Berlioz ? componist ? — Ia ! » Là-dessus grande colère de ce brave homme causée par l’impertinence que j’avais de me faire passer pour Berlioz le compositeur. Il s’était imaginé, sans doute, que cet étourdissant musicien ne devait voyager que sur un hippogriffe au milieu d’un tourbillon de flammes, ou tout au moins environné d’un somptueux attirail et d’une valetaille respectable. De sorte qu’en voyant arriver un homme fait et défait comme tous les gens qui ont été à la fois gelés et enfumés dans les diligences d’un chemin de fer, un homme qui faisait peser sa malle lui-même, qui marchait lui-même, qui parlait lui-même français, et ne savait dire que ia en allemand, il en a conclu tout de suite que j’étais un imposteur. Comme bien vous pensez, ses murmures et ses haussemens d’épaules me ravissaient ; plus sa pantomime et son accent devenaient méprisans, et plus je me rengorgeais ; s’il m’eût battu, sans aucun doute je l’aurais embrassé. Un autre employé, parlant fort bien le français, se montra plus disposé à m’accorder le droit d’être moi-même ; mais les gracieusetés qu’il me dit me flattèrent infiniment moins que l’incrédulité de son naïf collègue et sa bonne mauvaise humeur. Voyez pourtant, un demi-million m’eût privé de ce succès-là ! J’aurai bien soin à l’avenir de n’en pas porter avec moi, et de voyager toujours de la même manière. Ce n’est pas l’avis toutefois de notre jovial et spirituel censeur dramatique, Perpignan, qui, à propos d’un homme dont une pièce de cent sous placée dans son gilet, avait, dans un duel, arrêté la balle de son adversaire, s’écria : « Il n’y a d’heureux que ces gens riches ! j’eusse été tué raide sur le coup ! »

     J’arrive à Hanovre ; A. Bohrer m’y attendait. L’intendant, M. de Meding, avait eu la bonté de mettre la chapelle et le théâtre à ma disposition, et j’allais commencer mes répétitions, quand la mort du duc de Sussex, parent du roi, ayant motivé le deuil de la cour, le concert dut être retardé d’une semaine. J’eus donc un peu plus de temps pour faire connaissance avec les principaux artistes qui allaient bientôt avoir à souffrir du mauvais caractère de mes compositions.

     Je n’ai pas pu me lier très particulièrement avec le maître de chapelle Marschner ; la difficulté qu’il éprouve à s’exprimer en français rendait nos conversations assez pénibles ; il est d’ailleurs extrêmement occupé. C’est actuellement un des premiers compositeurs de l’Allemagne, et vous appréciez, comme nous tous, le mérite éminent de ses partitions du Vampire et du Templier. Quant à A. Bohrer, je le connaissais déjà ; les trios et les quatuors de Beethoven nous avaient mis en contact sympathique à Paris, et l’enthousiasme qui nous y avait alors brûlés l’un et l’autre ne s’était pas depuis lors refroidi. A. Bohrer est l’un des hommes qui m’ont paru le mieux comprendre et sentir celles des œuvres de Beethoven réputées excentriques et inintelligibles. Je le vois encore aux répétitions des quatuors où son frère Max (le célèbre violoncelliste, aujourd’hui en Amérique), Claudel le second violon, et Urhan l’alto, le secondaient si merveilleusement. En écoutant, en étudiant cette musique transcendante, Max souriait d’orgueil et de joie, il avait l’air d’être dans son atmosphère naturelle et d’y respirer avec bonheur. Urhan adorait en silence et baissait les yeux comme devant le soleil ; il paraissait dire : « Dieu a voulu qu’il y eût un homme aussi grand que Beethoven, et qu’il nous fût permis de le contempler ; Dieu l’a voulu !! » Claudel admirait surtout ces profondes admirations. Quant à Antoine Bohrer, le premier violon, c’était la passion à son apogée, c’était l’amour extatique. Un soir, dans un de ces adagios surhumains où le génie de Beethoven plane immense et solitaire comme l’oiseau colossal des cimes neigeuses du Chimboraço, le violon de Bohrer, en chantant la mélodie sublime, semblait animé du souffle épique ; sa voix redoublait de force expressive, éclatait en accens à lui-même inconnus ; l’inspiration rayonnait sur le visage du virtuose ; nous retenions notre haleine, nos cœurs se gonflaient, quand A. Bohrer s’arrêtant tout à coup, déposa son brûlant archet et s’enfuit dans la chambre voisine. Mme Bohrer, inquiète, l’y suivit, et Max toujours souriant, nous dit : « Ce n’est rien, il n’a pu se contenir ; laissons-le pleurer un peu et nous recommencerons. Il faut lui pardonner ! » Te pardonner ! Ah ! cher et digne fils de la grande musique, je sentis bien alors que mes sympathies d’artiste t’étaient acquises pour la vie.

     Antoine Bohrer remplit à Hanovre les fonctions de maître de concert ; il compose peu maintenant ; son occupation la plus chère consiste à diriger l’éducation musicale de sa fille, charmante enfant de douze ans, dont l’organisation prodigieuse inspire à tout ce qui l’entoure des alarmes qu’il est facile de concevoir. Son talent de pianiste est des plus extraordinaires d’abord, et sa mémoire est telle ensuite, que dans les concerts qu’elle a donnés à Vienne l’an dernier, son père, au lieu de programme, présentait au public une liste de soixante-douze morceaux, sonates, concertos, fantaisies, fugues, variations, études, de Beethoven, de Weber, de Cramer, de Bach, de Hændel, de Liszt, de Thalberg, de Chopin, de Döhler, etc., etc., que la petite Sophie sait par cœur, et qu’elle pouvait, sans hésitation, jouer de mémoire, au gré de l’assemblée. Il lui suffit d’exécuter trois ou quatre fois un morceau, de quelque étendue et de quelque complication qu’il soit, pour le retenir et ne plus l’oublier. Tant de combinaisons de diverse nature se graver ainsi dans ce jeune cerveau, et vivre sous cette blonde chevelure ! N’y a-t-il pas là quelque chose de monstrueux et de fait pour inspirer autant d’effroi que d’admiration ?

     Il faut espérer que la petite Sophie, devenue Mlle Bohrer, nous reviendra dans quelques années, et que le public parisien pourra connaître alors ce talent phénoménal dont il n’a encore, à cette heure, qu’une très faible idée.

     L’orchestre de Hanovre est bon, mais trop pauvre d’instrumens à cordes. Il ne possède en tout que 7 premiers violons, 7 seconds, 3 altos, 4 violoncelles et 3 contrebasses. Il y a quelques violons infirmes ; les violoncelles sont habiles ; les altos et les contrebasses sont bons. Il n’y a que des éloges à donner aux instrumens à vent, surtout à la première flûte, au premier hautbois (Edouard Rose), qui joue on ne peut mieux le pianissimo, et à la première clarinette dont le son est exquis. Les deux bassons (il n’y en a que deux) jouent juste, chose cruellement rare. Les cors ne sont pas de première force, mais ils vont ; les trombones sont solides, les trompettes simples assez bonnes ; il y a une excellentissime trompette à pistons ; l’artiste qui joue cet instrument se nomme, comme celui de Weimar son rival, Sackse ; je ne sais auquel des deux donner la palme. Le premier hautbois joue du cor anglais ; mais son instrument est très faux. Il n’y a pas d’ophicléide ; on peut tirer bon parti des bass-tubas de la bande militaire. Le timbalier est médiocre ; le musicien chargé de la partie de grosse caisse n’est pas musicien ; le cymbalier n’est pas sûr, et les cymbales sont brisées au point qu’il ne reste plus que le tiers de chacune. Il y a une harpe assez bien jouée par une dame des chœurs. Ce n’est pas une virtuose ; mais elle possède son instrument, et forme, avec les harpistes de Stuttgard et de Hambourg, les trois seules exceptions que j’aie rencontrées en Allemagne, où les harpistes, en général, ne savent pas jouer de la harpe. Malheureusement elle est très timide et assez faible musicienne ; mais, quand on lui donne quelques jours pour étudier sa partie, on peut se fier à son exactitude. Elle fait supérieurement les sons harmoniques ; sa harpe est à double mouvement et fort bonne.

     Le chœur est peu nombreux ; c’est un petit groupe d’une quarantaine de voix, qui a de la valeur cependant ; tout cela chante juste ; les ténors sont en outre précieux par la qualité de leur timbre. La troupe chantante est plus que médiocre ; à l’exception de la basse Steinmuller, excellent musicien doué d’une belle voix qu’il conduit habilement, en la forçant un peu parfois, je n’ai rien entendu qui me parût digne d’être cité.

     Nous ne pûmes faire que deux répétitions ; encore l’orchestre trouva cela fort extraordinaire, et quelques-uns des musiciens en murmurèrent hautement. C’est la seule fois que ce désagrément me soit arrivé en Allemagne, où les artistes m’ont constamment accueilli en frère, sans jamais plaindre le temps ni la peine que les études de mes concerts leur demandaient. A. Bohrer se désespérait ; il aurait voulu qu’on répétât quatre fois, ou au moins trois ; on ne put l’obtenir. L’exécution fut passable cependant, mais froide et sans puissance. Jugez donc, trois contrebasses !! et, de chaque côté, six violons et demi !! Le public se montra poli, voilà tout ; je crois qu’il en est encore à se demander ce que diable ce concert a voulu dire. Le docteur Griepenkerl était venu de Brunswick exprès pour y assister : il dut constater entre l’esprit artiste des deux villes une notable différence. Nous nous amusions, lui, quelques militaires brunswickois et moi, à tourmenter ce pauvre Bohrer, en lui racontant la fête musicale qu’on m’avait si gracieusement donnée à Brunswick quelques mois auparavant ; ces détails lui fendaient le cœur. M. Griepenkerl me fit alors présent de l’ouvrage qu’il venait d’écrire à mon sujet, et me demanda en retour le bâton avec lequel je venais de conduire l’exécution du Cinq mai. Espérons que ces bâtons, ainsi plantés en France et en Allemagne, prendront racine et deviendront des arbres qui me donneront de l’ombre quelque jour....... 

     Le prince royal de Hanovre assista à ce concert : j’eus l’honneur de l’entretenir quelques instans avant mon départ, et je m’estime heureux d’avoir pu connaître la gracieuse affabilité de ses manières et la distinction de son esprit, dont un affreux malheur (la perte de la vue) n’a point altéré la sérénité.

     Partons maintenant pour Darmstadt. Je passe à Cassel à sept heures du matin. Spohr dort, il ne faut pas le réveiller. Continuons. Je rentre pour la quatrième fois à Francfort. J’y retrouve Parish-Alvars, qui me magnétise en me jouant sa Fantaisie en sons harmoniques sur le chœur des Naïades d’Obéron. Décidément cet homme est sorcier : sa harpe est une sirène au beau col incliné, aux longs cheveux épars, qui exhale des sons fascinateurs d’un autre monde, sous l’étreinte passionnée de ses bras puissans. Voilà Guhr, fort empêché par les ouvriers qui restaurent son théâtre. Ah ! ma foi, pardonnez-moi de vous quitter, Osborne, pour dire quelques mots à ce tant redouté capell-meister, dont le nom vient encore se présenter sous ma plume, je reviens à vous à l’instant.  

« Mon cher Guhr,

    » Savez-vous bien que plusieurs personnes m’avaient fait concevoir la crainte de vous voir mal accueillir les drôleries que je me suis permises à votre sujet, en racontant notre première entrevue ? J’en doutais fort, connaissant votre esprit, et cependant ce doute me chagrinait. Bravo ! J’apprends que, loin d’être fâché des dissonances que j’ai prêtées à l’harmonie de votre conversation, vous en avez ri le premier, et que vous avez fait imprimer dans un des journaux de Francfort la traduction allemande de la lettre qui les contenait. A la bonne heure ! vous comprenez la plaisanterie, et d’ailleurs on n’est pas perdu pour jurer un peu. Donnez-moi donc la main, S. N. T. T., tenez-moi bien réellement pour un de vos meilleurs amis, et faites mille nouveaux complimens de ma part à Mlle Capitaine ; elle est digne de commander sous vos ordres la compagnie dramatique de Francfort. Au train dont vous menez les conquêtes, vous êtes devenu, je pense, son général maintenant.

» Adieu, adieu. S. N. T. T. »

     Me voilà ! me voilà !

     Ah ça ! voyons ; c’est donc de Darmstadt qu’il s’agit. Nous allons y trouver quelques amis, entre autres L. Schlosser, le concert-meister, qui fut mon condisciple autrefois chez Lesueur, pendant son séjour à Paris. J’emportais en outre des lettres de M. de Rothschild, de Francfort, pour le prince Émile qui me fit le plus charmant accueil, et obtint du grand-duc, pour mon concert, plus que je n’avais osé espérer. Voici comment : Dans la plupart des villes d’Allemagne où je m’étais fait entendre jusqu’alors, l’arrangement pris avec les intendans des théâtres avait été à peu près toujours le même ; l’administration supportait la somme des frais, et je recevais la moitié de la recette brute. (Le théâtre de Weimar seul avait eu la courtoisie de me laisser la recette entière. Je l’ai déjà dit : Weimar est une ville artiste et la famille ducale sait honorer les arts ; d’ailleurs j’avais là auprès d’elle un bon ami, Chelard, loyal et excellent cœur, aussi simplement bon, beaucoup plus peut-être que si, au lieu d’avoir écrit Macbeth et la Bataille d’Arminius, il n’était qu’un compositeur de quadrilles et de romances).

     Eh bien ! à Darmstadt, le grand-duc non seulement m’accorda la même faveur, mais voulut encore m’exempter de toute espèce de frais. A coup sûr, ce généreux souverain n’a pas de neveux qui écrivent aussi des, etc., etc.

     Le concert fut promptement organisé, et l’orchestre, loin de se faire prier pour répéter, aurait voulu qu’il me fût possible de consacrer aux études une semaine de plus. Nous fîmes cinq répétitions. Tout marcha à souhait, à l’exception cependant du double chœur des jeunes Capulets sortant de la fête, au début de la scène du jardin dans Roméo et Juliette. L’exécution de ce petit morceau fut une véritable déroute vocale ; les ténors du second chœur baissèrent de près d’un demi-ton, et ceux du premier manquèrent leur entrée au retour du thème. Le maître du chant était dans une fureur d’autant plus facile à concevoir, que pendant huit jours il s’était donné pour instruire les choristes une peine infinie.

     L’orchestre de Darmstadt est un peu plus nombreux que celui de Hanovre : il possède exceptionnellement un excellent ophicléide. La partie de harpe est confiée à un peintre. Malgré tous ses efforts et sa bonne volonté, cet artiste n’est jamais sûr de donner beaucoup de couleur à son exécution, le maniement de la brosse et des pinceaux lui étant incomparablement plus familier que celui des cordes. Le reste de la masse instrumentale est bien composé et animé du meilleur esprit. On y trouve un virtuose remarquable. Il se nomme Müller, mais n’appartient point cependant à la célèbre famille des Müller de Brunswick. Sa taille presque colossale lui permet de jouer de la vraie contrebasse à quatre cordes avec une aisance extraordinaire. Sans chercher, comme il le pourrait, à exécuter des traits ni des arpéges d’une difficulté inutile et d’un effet grotesque, il chante gravement et noblement sur cet instrument énorme, et sait en tirer des sons d’une grande beauté, qu’il nuance avec beaucoup d’art et de sentiment. Je lui ai entendu chanter un fort bel adagio composé par Mangold jeune, frère du capell-meister, de manière à émouvoir profondément un sévère auditoire. C’était dans une soirée donnée par M. le docteur Huth, le premier amateur de musique de Darmstadt, qui, dans sa sphère, fait pour l’art ce que M. Alsager sait faire à Londres dans la sienne, et dont l’influence est grande, par conséquent, sur l’esprit musical du public. Müller est une conquête qui doit tenter bien des compositeurs et des chefs d’orchestre, mais le grand-duc la leur disputera de toutes ses forces, très certainement.

     Le maître de chapelle Mangold, habile et excellent homme, a fait en grande partie son éducation musicale à Paris, où il a compté parmi les meilleurs élèves de Reicha. C’était donc pour moi un condisciple, et il m’a traité comme tel. Quant à Schlosser, le concert-meister déjà nommé, il s’est montré si bon camarade, il a mis tant d’ardeur à me seconder, que je suis vraiment dans l’impossibilité de parler comme il conviendrait de celles de ses compositions dont il m’a permis la lecture ; j’aurais l’air de reconnaître son hospitalité, quand je ne ferais que lui rendre justice. Nouvelle preuve de la vérité de l’anti-proverbe : Un bienfait est toujours perdu ! 

     Il y a à Darmstadt une bande militaire d’une trentaine de musiciens ; je l’ai bien enviée au grand-duc. Tout cela joue juste, a du style, et possède un sentiment du rhythme qui donne de l’intérêt même aux parties de tambours.

     Reichel (l’immense voix de basse qui me fut si utile à Hambourg) se trouvait, à mon arrivée, depuis quelque temps à Darmstadt, où, dans le rôle de Marcel des Huguenots, il avait obtenu un véritable triomphe. Il eut encore l’obligeance de chanter le Cinq Mai, mais avec un talent et une sensibilité de beaucoup au-dessus des qualités qu’il avait montrées en exécutant ce morceau la première fois. Il fut admirable surtout à la dernière strophe, la plus difficile à bien nuancer :

Wie ? sterben er ? o Ruhm, wie verwaist bist du ! 
Quoi ! lui mourir ! ô gloire, quel veuvage !

     Ensuite l’air du Figaro de Mozart (Non più andrai), que nous avions ajouté au programme, montra la souplesse de son talent, en le faisant briller sous une face nouvelle, lui valut un bis de toute la salle, et le lendemain un engagement très avantageux au théâtre de Darmstadt. Je me dispense de vous narrer...... le reste. Si vous allez dans ce pays-là on vous dira seulement que j’ai eu la vanité naïve de trouver le public et les artistes très intelligens.

     Nous voici maintenant, mon cher Osborne, au terme de ce pèlerinage, le plus difficile peut-être qu’un musicien ait jamais entrepris, et dont le souvenir, je le sens, doit planer sur le reste de ma vie. Je viens, comme les hommes religieux de l’ancienne Grèce, de consulter l’oracle de Delphes. Ai-je bien compris le sens de sa réponse ? Faut-il croire ce qu’elle paraît contenir de favorable à mes vœux ?... N’y a-t-il pas d’oracles trompeurs ?... L’avenir, l’avenir seul en décidera. Quoi qu’il en soit, je dois rentrer en France, et adresser enfin mes adieux à l’Allemagne, cette noble seconde mère de tous les fils de l’harmonie. Mais où trouver des expressions égales à ma gratitude, à mon admiration, à mes regrets ?... Quel hymne pourrais-je chanter qui fût digne de sa grandeur et de sa gloire ?... Je ne sais donc, en la quittant, que m’incliner avec respect, et lui dire d’une voix émue :

Vale, Germania, alma parens !

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er avril 2015.

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