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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 21 OCTOBRE 1843 [p. 1-2]

VOYAGE MUSICAL EN ALLEMAGNE. (1)

(Huitième Lettre.)

A M. HABENECK, chef d’orchestre de l’Opéra.

Berlin.

    Je faisais dernièrement à Mlle Louise Bertin, dont vous connaissez la science musicale et le sérieux amour de l’art, l’énumération des richesses vocales et instrumentales du grand Opéra de Berlin. J’aurais à parler à présent de l’Académie de chant et des corps de musique militaire ; mais puisque vous tenez à savoir avant tout ce que je pense des représentations auxquelles j’ai assisté, j’intervertis l’ordre de mon récit, pour vous dire comment j’ai vu fonctionner les artistes prussiens dans les opéras de Meyerbeer, de Gluck, de Mozart et de Weber.

     Il y a malheureusement à Berlin, comme à Paris, comme partout, certains jours où il semble que, par suite d’une convention tacite existant entre les artistes et le public, il soit permis de négliger plus ou moins l’exécution. On voit alors bien des places vides dans la salle, et bien des pupitres inoccupés dans l’orchestre. Les chefs d’emploi, ces soirs-là, dînent en ville, ils donnent des bals, ils sont à la chasse, etc. Les musiciens sommeillent, tout en jouant les notes de leur partie ; quelques uns même ne jouent pas du tout : ils dorment, ils lisent, ils dessinent des caricatures, ils font de mauvaises plaisanteries à leurs voisins, ils jasent assez haut ; je n’ai pas besoin de vous dire tout ce qui se pratique à l’orchestre en pareil cas..........

    Quant aux acteurs, ils sont trop en évidence pour se permettre de telles libertés (cela leur arrive quelquefois cependant), mais les choristes s’en donnent à cœur-joie. Ils entrent en scène les uns après les autres, par groupes incomplets ; plusieurs d’entre eux, arrivés tard au théâtre, ne sont pas encore habillés ; quelques uns, ayant fait dans la journée un service fatiguant dans les églises, se présentent exténués et avec l’intention bien arrêtée de ne pas donner un son. Tout le monde se met à son aise ; on transpose à l’octave basse les notes hautes, ou bien on les laisse échapper tant bien que mal à demi-voix ; il n’y a plus de nuances ; le mezzo forte est adopté pour toute la soirée ; on ne regarde pas le bâton de mesure, il en résulte trois ou quatre fausses entrées et autant de phrases disloquées ; mais qu’importe ! Le public s’aperçoit-il de cela ? Le directeur n’en sait rien, et si l’auteur fait des reproches, on lui rit au nez et on le traite d’intrigant. Ces dames surtout ont de charmantes distractions. Ce ne sont que sourires et correspondances télégraphiques, échangés soit avec les musiciens de l’orchestre, soit avec les habitués du balcon. Elles sont allées le matin au baptême de l’enfant de Mlle ***, une de leurs camarades ; on en a rapporté des dragées qu’on mange en scène, en riant de la mine grotesque du parrain, de la coquetterie de la marraine, de la figure réjouie du curé. Tout en causant, on distribue quelques taloches aux enfans de chœur qui s’émancipent : « — Veux-tu finir, polisson, ou j’appelle le maître de chant ! — Vois donc, ma chère, la belle rose que M. *** porte à sa boutonnière ! C’est Florence qui la lui a donnée. — Elle est donc toujours folle de son argent de change ? — Oui, mais c’est un secret ; tout le monde ne peut pas avoir des avoués. — Ah ! joli, le calembour ! A propos, pour rimer, vas-tu au concert de la cour ? — Non, j’ai quelque chose à faire ce jour-là. — Quoi donc ? — Je me marie !   — Tiens, quelle idée ! — Prends garde, voilà la toile. » L’acte est ainsi terminé, le public mystifié et l’ouvrage abîmé. Mais, quoi ! il faut bien prendre un peu de repos, on ne peut pas toujours être sublime et ces représentations en grand débraillé servent à faire ressortir celles où l’on met du soin, du zèle, de l’attention et du talent. J’en conviens ; pourtant vous m’avouerez qu’il y a quelque chose de triste à voir des chefs-d’œuvre traités avec cette extrême familiarité. Je conçois qu’on ne brûle pas nuit et jour de l’encens devant les statues des grands hommes ; mais ne seriez-vous pas courroucé de voir le buste de Gluck ou celui de Beethoven employé comme tête à perruque dans la boutique d’un coiffeur ?... 

     Ne faites pas le philosophe, je suis sûr que cela vous indignerait. 

     Je ne veux pas conclure de tout ceci qu’on se donne à ce point du bon temps, dans certaines représentations de l’Opéra de Berlin ; non, on y va plus modérément ; sous ce rapport, comme sous quelques autres, la supériorité nous reste. Si par hasard il nous arrive à Paris de voir un chef-d’œuvre représenté en grand débraillé, comme je disais tout à l’heure, on ne se permet jamais en Prusse de le montrer qu’en petit négligé. C’est ainsi que j’ai vu jouer Figaro et le Freyschütz. Ce n’était pas mal, sans être tout-à-fait bien. Il y avait un certain ensemble un peu relâché, une précision un peu indécise, une verve modérée, une chaleur tiède ; on eût désiré seulement le coloris et l’animation qui sont les vrais symptômes de la vie, et ce luxe qui, pour la bonne musique, est réellement le nécessaire ; et puis encore quelque chose d’assez essentiel... l’inspiration.

      Mais quand il s’est agi d’Armide et des Huguenots, vous eussiez vu une transformation complète. Je me suis cru à une de ces premières représentations de Paris, où vous arrivez de bonne heure, pour avoir le temps de voir un peu tout votre monde et faire vos dernières recommandations, où chacun est d’avance à son poste, où l’esprit de tous est tendu, où les visages sérieux expriment une forte et intelligente attention, où l’on voit enfin qu’un événement musical d’importance va s’accomplir.

     Le grand orchestre avec ses 28 violons et ses instrumens à vent doublés, le grand chœur avec ses 120 voix étaient présens, et Meyerbeer dominait au premier pupitre. J’avais un vif désir de le voir diriger, de le voir surtout diriger son ouvrage. Il s’acquitte de cette tâche comme si elle eût été la sienne depuis vingt ans ; l’orchestre est dans sa main, il en fait ce qu’il veut. Quant aux mouvemens qu’il prend pour les Huguenots, ce sont les mêmes que les vôtres, à l’exception de ceux de l’entrée des moines au quatrième acte et de la marche qui termine le troisième ; ceux-là sont un peu plus lents. Cette différence a légèrement refroidi pour moi l’effet du premier morceau ; j’aurais préféré un peu moins de largeur. Mais je l’ai trouvée, en revanche, fort à l’avantage du second joué sur le théâtre par la bande militaire ; il y gagne sous tous les rapports.

     Je ne puis pas analyser scène par scène l’exécution de l’orchestre dans le chef-d’œuvre de Meyerbeer ; je dirai seulement qu’elle m’a paru, d’un bout à l’autre de la représentation, magnifiquement belle, parfaitement nuancée, d’une précision et d’une clarté incomparables, même dans les passages les plus compliqués. Ainsi le final du second acte, avec ses traits roulant sur des séries d’accords de septième diminuée et ses modulations enharmoniques, a été rendu, jusque dans ses parties les plus obscures, avec une extrême netteté et une justesse de sons irréprochable. J’en dois dire autant du chœur. Les traits vocalisés, les doubles chœurs contrastants, les entrées en imitations, les passages subits du forte au piano, les nuances intermédiaires, tout cela a été exécuté proprement, vigoureusement, avec une rare chaleur et un sentiment de la véritable expression plus rare encore. La stretta de la bénédiction des poignards m’a frappé comme un coup de foudre, et j’ai été longtemps à me remettre de l’incroyable bouleversement qu’elle m’a causé. Le grand ensemble du Pré aux clercs, la dispute des femmes, les litanies de la Vierge, la chanson des soldats huguenots, présentaient à l’oreille un tissu musical d’une richesse étonnante, mais dont l’auditeur pouvait suivre facilement la trame sans que la pensée complexe de l’auteur lui restât voilée un seul instant. Cette merveille de contrepoint dramatisé est aussi demeurée pour moi, jusqu’à présent, la merveille du chant choral. Meyerbeer, je le crois, ne peut espérer mieux en aucun lieu de l’Europe. Il faut ajouter que la mise en scène est disposée d’une façon éminemment ingénieuse et favorable à la bonne exécution. Dans la chanson du rataplan, les choristes miment une espèce de marche de tambours avec certains mouvemens en avant et en arrière qui animent la scène et se lient bien d’ailleurs à l’effet musical.

     La bande militaire, au lieu d’être placée, comme à Paris, tout au fond du théâtre, d’où, séparée de l’orchestre par la foule qui encombre la scène, elle ne peut voir les mouvemens du maître de chapelle ni suivre conséquemment la mesure avec exactitude, commence à jouer dans les coulisses d’avant-scène à droite du public ; elle se met ensuite en marche et parcourt le théâtre en passant auprès de la rampe et traversant les groupes du chœur. De cette façon les musiciens se trouvent, presque jusqu’à la fin du morceau, très rapprochés du chef ; ils conservent rigoureusement le même mouvement que l’orchestre inférieur, et il n’y a jamais la moindre discordance rhythmique entre les deux masses.

     Boëticher est un excellent Saint-Bris ; Zsische remplit avec talent le rôle de Marcel, sans posséder toutefois les qualités d’humour dramatique qui font de notre Levasseur un Marcel si originalement vrai. Mlle Marx montre de la sensibilité et une certaine dignité modeste, qualités essentielles du caractère de Valentine. Il faut pourtant que je lui reproche deux ou trois monosyllabes parlés qu’elle a eu le tort d’emprunter à l’école déplorable de Mme Devrient. J’ai vu cette dernière dans le même rôle quelques jours après, et si, en me prononçant ouvertement contre sa manière de le rendre, j’ai étonné et même choqué plusieurs personnes d’un excellent esprit qui, par habitude sans doute, admirent sans restriction la célèbre artiste, je dois ici dire pourquoi je diffère si fort de leur opinion. Je n’avais point de parti pris, point de prévention ni pour ni contre Mme Devrient. Je me souvenais seulement qu’elle me parut admirable à Paris, il y a bien des années, dans le Fidelio de Beethoven, et que tout récemment, au contraire, à Dresde, j’avais remarqué en elle de fort mauvaises habitudes de chant et une action scénique souvent entachée d’exagération et d’afféterie. Ces défauts m’ont frappé d’autant plus vivement ensuite dans les Huguenots, que les situations du drame sont plus saisissantes, et que la musique en est plus empreinte de grandeur et de vérité. Ainsi donc j’ai sévèrement blâmé la cantatrice et l’actrice, et voici pourquoi : dans la scène de la conjuration où Saint-Bris expose à Nevers et à ses amis le plan du massacre des huguenots, Valentine écoute en frémissant le sanglant projet de son père, mais elle n’a garde de laisser apercevoir l’horreur qu’il lui inspire : Saint-Bris, en effet, n’est pas homme à supporter chez sa fille de pareilles opinions. L’élan involontaire de Valentine vers son mari, au moment où celui-ci brise son épée et refuse d’entrer dans le complot, est d’autant plus beau, que la timide femme a plus longtemps souffert en silence et que son trouble a été plus péniblement contenu. Eh bien ! au lieu de dérober son agitation et de rester presque passive, comme font dans cette scène toutes les tragédiennes de bon sens, Mme Devrient va prendre Nevers, le force de la suivre au fond du théâtre, et là, marchant à grands pas à ses côtés, semble lui tracer son plan de conduite et lui dicter ce qu’il doit répondre à Saint-Bris. D’où il suit que l’époux de Valentine s’écriant :

Parmi mes illustres aïeux,
Je compte des soldats, mais pas un assassin !

perd tout le mérite de son opposition ; son mouvement n’a plus de spontanéité, et il a l’air seulement d’un mari soumis qui répète la leçon que lui a faite sa femme. Quand Saint-Bris entonne le fameux thème : A cette cause sainte, Mme Devrient s’oublie jusqu’à se jeter, bon gré mal gré, dans les bras de son père, qui toujours cependant est censé ignorer les sentimens de Valentine ; elle l’implore, elle le supplie, elle le tracasse enfin par une pantomime si véhémente, que Boëticher, qui ne s’attendait pas, la première fois, à ces emportemens intempestifs, ne savait comment faire pour conserver la liberté d’agir et de respirer, et paraissait dire, par l’agitation de sa tête et de son bras droit : « Pour Dieu, Madame, laissez-moi donc tranquille, et permettez que je chante mon rôle jusqu’au bout !  » Mme Devrient montre par là à quel point elle est possédée du démon de la personnalité. Elle se croirait perdue si dans toutes les scènes, à tort ou à raison, et par quelques manœuvres scéniques que ce soit, elle n’attirait sur elle l’attention du public. Elle se considère évidemment comme le pivot du drame, comme le seul personnage digne d’occuper les spectateurs. « Vous écoutez cet acteur ! vous admirez l’auteur ! ce chœur vous intéresse ! Niais que vous êtes ! regardez donc par ici, voyez moi ; car je suis le poëme, je suis la poésie, je suis la musique, je suis tout ; il n’y a ce soir d’autre objet intéressant que moi, et vous ne devez être venus au théâtre que pour moi ! » Dans le prodigieux duo qui succède à cette immortelle scène, pendant que Raoul se livre à toute la fougue de son désespoir, Mme Devrient, la main appuyée sur une causeuse, penche gracieusement la tête pour laisser pendre en liberté, du côté gauche, les belles boucles de sa blonde chevelure ; elle dit quelques mots, et, pendant la réplique de Raoul, se posant inclinée d’une autre façon, elle fait admirer le doux reflet de ses cheveux du côté droit. Je ne crois pas cependant que ces soins minutieux d’une coquetterie puérile soient précisément ceux qui doivent occuper l’âme de Valentine en un pareil moment.

     Quant au chant de Mme Devrient, je l’ai déjà dit, il manque souvent de justesse et de goût. Les points d’orgue et les changemens nombreux qu’elle introduit maintenant dans ses rôles sont d’un mauvais style et maladroitement amenés. Mais je ne connais rien de comparable à ses interjections parlées. Mme Devrient ne chante jamais les mots : Dieu ! ô mon Dieu ! Oui ! non ! est-il vrai ! est-il possible ! etc. Tout cela est parlé ou crié à pleine voix. Je ne saurais dire l’aversion que j’éprouve pour ce genre anti-musical de déclamation. A mon sens, il est cent fois pis de parler l’opéra que de chanter la tragédie.

     Les notes désignées dans certaines partitions par ces mots : Canto parlato, ne sont point destinées à être lancées de la sorte par les chanteurs ; dans le genre sérieux, le timbre de voix qu’elles exigent doit toujours se rattacher à la tonalité ; cela ne sort pas de la musique. Qui ne se souvient de la manière dont Mlle Falcon savait dire, en chant parlé, les mots de la fin de ce duo : Raoul ! ils te tueront ! Certes, cela était à la fois naturel et musical, et produisait un effet immense. Loin de là, quand, répondant aux supplications de Raoul, Mme Devrient parle et crie par trois fois avec un crescendo de force, nein ! nein ! nein ! je crois entendre Mme Dorval ou Mlle George dans un mélodrame, et je me demande pourquoi l’orchestre continue de jouer, puisque l’opéra est fini. Ceci est d’un ridicule monstrueux. Je n’ai pas entendu le cinquième acte, furieux que j’étais d’avoir vu le chef-d’œuvre du quatrième défiguré de cette façon. Est-ce vous calomnier, mon cher Habeneck, d’affirmer que vous en eussiez fait autant ? J’ai peine à le croire. Je connais votre manière de sentir en musique : quand l’exécution d’un bel ouvrage est tout-à-fait mauvaise, vous en prenez bravement votre parti ; et même alors, plus c’est détestable et plus vous êtes courageux ! Mais qu’à une seule exception près tout marche à souhait au contraire, oh ! alors cette exception vous irrite, vous crispe, vous exaspère ; vous entrez dans une de ces rages indignées qui vous feraient voir de sang-froid, avec joie même, l’extermination de l’individu discordant, et pendant que les bourgeois s’étonnent de votre colère, les vrais artistes la partagent, et je grince avec vous de toutes mes dents. 

     Mme Devrient a certes des qualités éminentes : ce sont la chaleur, l’entraînement ; mais ces qualités fussent-elles suffisantes, ne m’ont pas d’ailleurs toujours semblé contenues dans les limites que leur assignent la nature et le caractère de certains rôles. Valentine, par exemple, même en mettant à part les observations que j’ai faites plus haut, Valentine, la jeune mariée de la veille, le cœur fort, mais timide, la noble épouse de Nevers, l’amante chaste et réservée qui n’avoue son amour à Raoul que pour l’arracher à la mort, s’accommode mieux d’une passion modeste, d’un jeu décent et d’un chant expressif que de toutes les bordées à triple charge de Mme Devrient et de son personnalisme endiablé. 

     Quelques jours après les Huguenots, j’ai vu jouer Armide. La reprise de cet ouvrage célèbre avait été faite avec tout le soin et le respect qui lui sont dus ; la mise en scène était magnifique, éblouissante, et le public s’est montré digne de la faveur qu’on lui accordait. C’est que de tous les anciens compositeurs, Gluck est celui dont la puissance me paraît avoir le moins à redouter des révolutions incessantes de l’art. Jamais il ne sacrifia ni aux caprices des chanteurs, ni aux exigences de la mode, ni aux habitudes invétérées qu’il eut à combattre en arrivant en France, encore fatigué de la lutte qu’il venait de soutenir contre celles des théâtres d’Italie. Sans doute cette guerre avec les dilettanti de Milan, de Naples et de Parme, au lieu de l’affaiblir, avait doublé ses forces en lui en révélant l’étendue ; car, en dépit du fanatisme qui était alors dans nos mœurs françaises en matière d’art, ce fut presque en se jouant qu’il brisa et foula aux pieds les misérables entraves qu’on lui opposait. Les criailleries des encyclopédistes parvinrent une fois à lui arracher un mouvement d’impatience ; mais cet accès de colère, qui lui fit commettre l’imprudence de leur répondre, fut le seul qu’il eut à se reprocher ; et depuis lors, comme auparavant, il marcha silencieusement droit à son but. Vous savez quel était celui qu’il voulait atteindre, et s’il a jamais été donné à un homme d’y parvenir mieux que lui. Avec moins de conviction ou moins de fermeté, il est probable que, malgré le génie dont la nature l’avait doué, ses œuvres abâtardies n’auraient pas survécu de beaucoup à celles de ses médiocres rivaux, aujourd’hui si complétement oubliées. Mais la vérité d’expression, qui entraîne avec elle la pureté du style et la grandeur des formes, est de tous les temps ; les belles pages de Gluck resteront toujours belles. Victor Hugo a raison : « Le cœur n’a pas de rides. » 

     Mlle Marx, dans Armide, m’a semblé noble et passionnée, mais un peu accablée cependant de son fardeau épique. Il ne suffit pas en effet de posséder un vrai talent pour représenter les femmes de Gluck ; comme pour les femmes de Shakspeare, il faut de si hautes qualités d’âme, de cœur, de voix, de physionomie, d’attitudes, qu’il n’y a point exagération à affirmer que ces rôles exigent en outre de la beauté et... du génie.

     Quelle heureuse soirée me fit passer cette représentation d’Armide, dirigée par Meyerbeer ! Je ne l’oublierai jamais ! L’orchestre et les chœurs, inspirés à la fois par deux maîtres illustres, l’auteur et le directeur, se montrèrent dignes de l’un et de l’autre. Le fameux finale : Poursuivons jusqu’au trépas, produisit une véritable explosion. L’acte de la haine, avec les admirables pantomimes composées, si je ne me trompe, par Paul Taglioni, maître des ballets du grand théâtre de Berlin, ne me parut pas moins remarquable par une verve en apparence désordonnée, mais dont tous les élans cependant étaient pleins d’une infernale harmonie. On avait supprimé l’air de danse à 6/8 en la majeur que nous exécutons ici, et rétabli, en revanche, la grande chacone en si bémol, qu’on n’entend jamais à Paris. Ce morceau très développé a beaucoup d’éclat et de chaleur. Quelle conception que cet acte de la haine ! Je ne l’avais jamais à ce point compris et admiré. J’ai frissonné à ce passage de l’évocation :

Sauvez-moi de l’amour,
Rien n’est si redoutable !

    Au premier hémistiche, les deux hautbois font entendre une cruelle dissonnance de septième majeure, cri féminin où se décèlent la terreur et ses plus vives angoisses. Mais au vers suivant :

Contre un ennemi trop aimable,

comme ces deux mêmes voix, s’unissant en tierces, gémissent tendrement ! quels regrets dans ce peu de notes ! et comme on sent que l’amour ainsi regretté sera le plus fort ! En effet, à peine la Haine, accourue avec son affreux cortége, a-t-elle commencé son œuvre, qu’Armide l’interrompt et refuse son secours. De là le chœur :

Suis l’amour, puisque tu le veux, 
Infortunée Armide, 
Suis l’amour qui te guide 
Dans un abîme affreux !

    Dans le poëme de Quinault, l’acte finissait là ; Armide sortait avec le chœur sans rien dire. Ce dénoûment paraissant vulgaire et peu naturel à Gluck, il voulut que la magicienne, demeurée seule un instant, sortît ensuite en rêvant à ce qu’elle vient d’entendre ; et un jour, après une répétition, il improvisa, paroles et musique, à l’Opéra, cette scène dont voici les vers :

    Ô ciel ! quelle horrible menace !
     Je frémis ! tout mon sang se glace !
Amour, puissant amour, viens calmer mon effroi,
Et prends pitié d’un cœur qui s’abandonne à toi !

     La musique en est belle de mélodie, d’harmonie, de vague inquiétude, de tendre langueur, de tout ce que l’inspiration dramatique et musicale peut avoir de plus beau. Entre chacune des exclamations des deux premiers vers, sous une sorte de tremolo intermittent des seconds violons, les basses déroulent une longue phrase chromatique qui gronde et menace jusqu’au premier mot du troisième vers : « Amour », où la plus suave mélodie, s’épanouissant lente et rêveuse, dissipe, par sa tendre clarté, la demi-obscurité des mesures précédentes. Puis tout s’éteint..... Armide s’éloigne les yeux baissés, pendant que les seconds violons, abandonnés du reste de l’orchestre, murmurent encore leur tremolo isolé. Immense, immense est le génie créateur d’une pareille scène !!!... 

     Parbleu ! je suis vraiment naïf avec mon analyse admirative ! n’ai-je pas l’air de vous initier, vous Habeneck, aux beautés de la partition de Gluck ? Mais, vous le savez, c’est involontaire ! Je vous parle ici comme nous faisons quelquefois sur les boulevards, en sortant des concerts du Conservatoire, et que notre enthousiasme veut s’exhaler absolument.

     Je ferai une observation sur la mise en scène à Berlin de ce morceau sublime : l’une est de blâme, elle porte sur la mise en scène ; l’autre est élogieuse, elle a trait à une petite innovation introduite dans l’orchestre de Gluck par Meyerbeer.

     Je reproche d’abord au machiniste de faire tomber la toile trop tôt ; il doit attendre que la dernière mesure de la ritournelle finale se soit fait entendre ; sans cela on ne peut voir Armide s’éloigner à pas lents jusqu’au fond du théâtre pendant les palpitations et les soupirs de plus en plus faibles de l’orchestre. Cet effet était fort beau à l’Opéra de Paris, où, à l’époque des représentations d’Armide, la toile ne se baissait jamais.

    En revanche, bien que je ne sois pas, vous le savez, partisan des modifications quelconques apportées par le chef d’orchestre dans la musique qui n’est pas la sienne, et dont il doit seulement rechercher la bonne exécution, je complimenterai cependant Meyerbeer sur l’heureuse idée qu’il a eue relativement au tremolo intermittent dont je parlais tout à l’heure. Ce passage des seconds violons est, comme vous savez, sur le bas, Meyerbeer, pour le faire remarquer davantage, l’a fait jouer sur deux cordes à l’unisson (le à vide et le sur la 4me corde). Il semble naturellement alors que le nombre des seconds violons soit subitement doublé, et de ces deux cordes d’ailleurs résulte une résonance particulière qui produit ici le plus heureux effet. Tant qu’on ne fera à Gluck que des corrections de cette nature, il sera permis d’y applaudir.

    C’est comme votre idée de faire jouer près du chevalet, en écrasant la corde, le fameux tremolo continu de l’oracle d’Alceste ; Gluck ne l’a pas exprimée, il est vrai, mais il a l’avoir.

     Sous le rapport du sentiment exquis de l’expression, je trouvais encore supérieure à tout le reste l’exécution des scènes du Jardin des Plaisirs. C’était une sorte de langueur voluptueuse, de morbidesse fascinatrice, qui me transportait dans ce palais de l’Amour rêvé par les deux poëtes (Gluck et Tasso), et semblait me le donner, à moi aussi, pour demeure enchantée. Je fermais les yeux, et en entendant cette divine gavotte avec sa mélodie si caressante, et le murmure doucement monotone de son harmonie, et ce chœur : Jamais dans ces beaux lieux, dont le bonheur s’épanche avec tant de grâce, je voyais autour de moi s’enlacer des bras charmans, se croiser d’adorables pieds, se dérouler d’odorantes chevelures, briller des yeux-diamans et rayonner mille enivrans sourires. La fleur du plaisir, mollement agitée par la brise mélodique, s’épanouissait, et de sa corolle ravissante s’échappait un concert de sons, de couleurs et de parfums. Et c’est Gluck, le musicien terrible, qui chanta toutes les douleurs, qui fit rugir le Tartare, qui peignit la plage désolée de la Tauride et les sauvages mœurs de ses habitans, c’est lui qui sut ainsi reproduire en musique cette étrange idéalité de la volupté rêveuse, du calme dans l’amour !... Pourquoi non ? n’avait-il pas déjà auparavant ouvert les Champs-Élyséens ?... N’est-ce pas lui qui trouva ce chœur immortel des ombres heureuses :

Torna, o bella, al tuo consorte
Che non vuol che più diviso
Sia di te, pietoso il ciel !

     Et n’est-ce pas d’ordinaire, comme l’a dit aussi notre grand poëte moderne, « les forts qui sont les plus doux ? »

     Mais je m’aperçois que le plaisir de causer avec vous de toutes ces belles choses m’a entraîné trop loin, et que je ne pourrai pas encore aujourd’hui parler des institutions musicales non dramatiques florissant à Berlin. Elles seront donc le sujet d’une nouvelle lettre, et me serviront de prétexte pour ennuyer quelque autre que vous de mon infatigable verbiage.

     Vous ne m’en voulez pas trop de celle-ci, n’est-ce pas ?...

     En tout cas, adieu ! 

H. BERLIOZ.

(1) La reproduction du Voyage musical en Allemagne est formellement interdite.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mars 2015.

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