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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 23 SEPTEMBRE 1843 [p. 1-3]

VOYAGE MUSICAL EN ALLEMAGNE. (1)

(Sixième Lettre.)

A HENRI HEINE.

Brunswick. — Hambourg.

     Il m’est arrivé toutes sortes de bonheurs dans cette excellente ville de Brunswick ; aussi ai-je d’abord eu l’idée de régaler de ce récit quelqu’un de mes ennemis intimes, cela lui aurait fait plaisir !... tandis, qu’à vous, mon cher Heine, le tableau de cette fête harmonique fera peut-être de la peine. Les immoralistes prétendent que dans tout ce qu’il nous arrive d’heureux il y a quelque chose de désagréable pour nos meilleurs amis ; mais je n’en crois rien ! C’est une calomnie infâme, et je puis jurer que des fortunes inattendues autant que brillantes étant survenues à quelques-uns de mes amis, cela ne m’a rien fait du tout !

     Assez ! n’entrons pas dans le champ épineux de l’ironie, où fleurissent l’absinthe et l’euphorbe à l’ombre des orties arborescentes, où vipères et crapauds sifflent et coassent, où l’eau des lacs bouillonne, où la terre tremble, où le vent du soir brûle, où les nuages du couchant dardent des éclairs silencieux ! car à quoi bon se mordre la lèvre, dérober sous des paupières mal closes de verdâtres prunelles, grincer tout doucement des dents, présenter à son interlocuteur un siége armé d’un dard perfide ou couvert d’un glutineux enduit, quand, loin d’avoir dans l’âme quelque chose d’amer, les rians souvenirs encombrent la pensée, quand on sent son cœur plein de reconnaissance et de naïve joie, quand on voudrait avoir cent renommées aux trompettes immenses pour dire à tout ce qui nous est cher : Je fus heureux un jour. C’est un petit mouvement de vanité puérile qui m’avait porté à commencer ainsi ; je cherchais, sans m’en apercevoir, à vous imiter, vous l’inimitable ironiste. Cela ne m’arrivera plus. J’ai trop souvent regretté, dans notre conversation, de ne pouvoir vous obliger au style sérieux, ni arrêter le mouvement convulsif de vos griffes dans les momens mêmes où vous croyez le mieux faire patte de velours, chat-tigre que vous êtes, leo quaerens quem devoret.  Et pourtant que de sensibilité, que d’imagination sans fiel, répandues dans vos œuvres ! Comme vous chantez, quand il vous plaît, dans le mode majeur ! Comme votre enthousiasme se précipite et coule à pleins bords quand l’admiration vous saisit à l’improviste et que vous vous oubliez ! Quelle tendresse infinie respire dans un des plis secrets de votre cœur pour ce pays que vous avez tant raillé, pour cette terre féconde en poëtes, pour la patrie des génies rêveurs, pour cette Allemagne enfin que vous appelez votre vieille grand’mère et qui vous aime tant, malgré tout !

     Je l’ai bien vu à l’accent tristement attendri qu’elle a mis à me parler de vous pendant mon voyage ; oui, elle vous aime ! elle a concentré en vous toutes ses affections. Ses fils aînés sont morts, ses grands fils, ses grands hommes, elle ne compte plus que sur vous, qu’elle appelle en souriant son méchant enfant. C’est elle, ce sont les chants graves et romantiques dont elle a bercé vos premiers ans, qui vous ont inspiré un sentiment pur et élevé de l’art musical ; et c’est quand vous l’avez quittée, c’est en courant le monde, c’est après avoir souffert que vous êtes devenu impitoyable et railleur.

     Il vous serait aisé, je le sais, de faire une énorme caricature du récit que je vais entreprendre de mon passage à Brunswick, et pourtant, voyez quelle confiance j’ai dans votre amitié, ou comme la crainte de l’ironie s’en va, c’est précisément à vous que je l’adresse :

     ..... Au moment de quitter Leipzig, je reçus une lettre de Meyerbeer m’annonçant qu’on ne pourrait pas, avant un mois, s’occuper à Berlin de mes concerts. Le grand maître m’engageait à utiliser ce retard en allant à Brunswick, où je trouverais, disait-il, un orchestre d’honneur. Je suivis ce conseil, sans me douter cependant que j’aurais tant à me louer de l’avoir suivi. Je ne connaissais personne à Brunswick, j’ignorais complétement et les dispositions des artistes à mon égard, et le goût du public. Mais l’idée seule que les frères Müller étaient à la tête de la chapelle aurait suffi pour me donner toute confiance, indépendamment de l’opinion si encourageante de Meyerbeer. Je les avais entendus à leur dernier voyage à Paris, et je regardais l’exécution des quatuors de Beethoven, par ces quatre virtuoses, comme l’un des prodiges les plus extraordinaires de l’art moderne.

     La famille Müller, en effet, représente l’idéal du quatuor de Beethoven, comme la famille Bohrer l’idéal du trio. On n’a jamais encore, en aucun lieu du monde, porté à ce point la perfection de l’ensemble, l’unité du sentiment, la profondeur de l’expression, la pureté du style, la grandeur, la force, la verve et la passion. Une telle interprétation de ces œuvres sublimes nous donne, je le crois, l’idée la plus exacte de ce que pensait et sentait Beethoven en les écrivant. C’est l’écho de l’inspiration créatrice ! c’est le contre-coup du génie !

     Cette famille musicale des Müller est d’ailleurs plus nombreuse que je ne croyais ; j’ai compté sept artistes de ce nom, frères, fils et neveux, dans l’orchestre de Brunswick.  Georges Müller est maître de chapelle ; son frère aîné, Charles, n’est que premier maître de concert, mais on voit, à la déférence de chacun à l’écouter quand il fait une observation, qu’on respecte en lui le chef du fameux quatuor. Le second concert-meister est M. Freudenthal, violoniste et compositeur de mérite. J’avais prévenu Charles Müller de mon arrivée ; en descendant de voiture, à Brunswick, je fus abordé par un très aimable jeune homme, M. Zinkeisen, l’un des premiers violons de l’orchestre, parlant français comme vous et moi, qui m’attendait à la poste pour me conduire chez le capell-meister, au débotté. Cette attention et cet empressement me parurent de bon augure. M. Zinkeisen m’avait vu quelquefois à Paris et me reconnut, malgré l’état pitoyable où j’étais réduit par le froid ; car j’avais passé la nuit dans un coupé à peu près ouvert à tout vent, pour éviter l’odeur et la fumée de six horribles pipes fonctionnant sans relâche dans l’intérieur. J’admire les règlemens de police établis en Allemagne : il est expressément défendu, sous peine d’amende, de fumer dans les rues ou sur les places publiques, où cet aimable exercice ne peut incommoder personne ; mais si vous allez au café, on y fume ; à table d’hôte, on y fume ; si vous voyages en chemin de fer, on y fume ; en poste, on y fume ; partout enfin l’infernale pipe vous poursuit. — Vous êtes Allemand, Heine, et vous ne fumez pas ! ce n’est pas là, croyez-moi, le moindre de vos mérites ; la postérité ne vous en tiendra pas compte, il est vrai, mais bien des contemporains et toutes les contemporaines vous en sauront gré.

     Charles Müller me reçut avec cet air sérieux et calme qui m’a quelquefois effrayé en Allemagne, croyant y trouver l’indice de l’indifférence et de la froideur ; il n’y a pourtant pas à s’en méfier autant que de nos démonstrations françaises, si pleines de sourires et de belles paroles, quand nous accueillons un étranger à qui nous ne pensons plus cinq minutes après. Loin de là : le concert-meister, après m’avoir demandé de quelle façon je voulais composer mon orchestre, alla immédiatement s’entendre avec son frère pour aviser aux moyens de réunir la masse d’instrumens à cordes que j’avais jugée nécessaire, et faire un appel aux amateurs et aux artistes indépendans de la chapelle ducale, et dignes de se réunir à elle. Dès le lendemain ils m’avaient formé un bel orchestre, un peu plus nombreux que celui de l’Opéra de Paris, et composé de musiciens non seulement très habiles, mais encore animés d’un zèle et d’une ardeur incomparables. La question de la harpe, de l’ophicléide et du cor anglais se présenta de nouveau, comme elle s’était présentée à Weimar, à Leipzig et à Dresde. (Je vous parle de tous ces détails pour vous faire une réputation de musicien.) L’un des violoncellistes de l’orchestre, M. Leibrock, excellent artiste, très versé dans la littérature musicale, s’était depuis un an seulement appliqué à l’étude de la harpe, et redoutait fort, en conséquence, l’épreuve où l’allait mettre ma deuxième symphonie. Il n’a d’ailleurs qu’une harpe ancienne, dont les pédales à simple mouvement ne permettent pas l’exécution de tout ce qu’on écrit aujourd’hui pour cet instrument. Heureusement la partie de harpe d’Harold est d’une extrême simplicité, et M. Leibrock travailla tellement pendant cinq à six jours, qu’il en vint à son honneur... à la répétition générale. Mais le soir du concert, saisi d’une terreur panique au moment important, il s’arrêta court et laissa jouer seul Charles Müller qui exécutait la partie d’alto principal.

     Ce fut le seul accident que nous eûmes à regretter, accident dont au reste le public ne s’aperçut point, et que M. Leibrock se reprochait encore amèrement plusieurs jours après, malgré mes efforts pour le lui faire oublier. Quant à l’ophicléide, il n’y en avait d’aucune espèce dans Brunswick ; on me présenta successivement, pour le remplacer, un bass-tuba (magnifique instrument grave dont j’aurai à parler au sujet des bandes militaires de Berlin) ; mais le jeune homme qui le jouait ne me paraissait pas en posséder très bien le mécanisme, il en ignorait même la véritable étendue ; puis un basson russe que l’exécutant appelait un contre-basson. J’eus beaucoup de peine à le désabuser sur la nature et le nom de son instrument, dont le son sort tel qu’il est écrit et qui se joue avec une embouchure comme l’ophicléide ; tandis que le contre-basson, instrument transpositeur à anche, n’est autre qu’un grand basson, qui reproduit la gamme du basson à l’octave inférieure. Quoi qu’il en soit, le basson russe fut adopté pour tenir lieu tant bien que mal de l’ophicléide. Il n’y avait pas de cor anglais, on arrangea ses solos pour un hautbois, et nous commençâmes les répétitions d’orchestre pendant que le chœur étudiait dans une autre salle. Je dois dire ici que jamais jusqu’à ce jour, en France, en Belgique ni en Allemagne, je n’ai vu une collection d’artistes éminens à ce point dévoués, attentifs et passionnés pour la tâche qu’ils avaient entreprise. Après la première répétition, où ils avaient pu se faire une idée des principales difficultés de mes symphonies, le mot d’ordre fut donné pour les répétitions suivantes ; on convint de me tromper sur l’heure à laquelle elles étaient censées devoir commencer, et chaque matin (je ne l’ai su qu’après) l’orchestre se réunissait une heure avant mon arrivée, pour exercer les traits et les rhythmes les plus dangereux. Aussi allais-je d’étonnemens en étonnemens, en voyant les transformations rapides que l’exécution subissait chaque jour, et l’assurance impétueuse avec laquelle la masse entière se ruait sur des difficultés que mon orchestre du Conservatoire, cette jeune garde de la grande-armée, n’a longtemps abordées qu’avec certaines précautions. Un seul morceau inquiétait beaucoup Charles Müller, c’était le scherzo de Roméo et Juliette (la Reine Mab). Cédant aux sollicitations de M. Zinkeisen, qui avait entendu ce scherzo à Paris, j’avais osé, pour la première fois depuis mon arrivée en Allemagne, le placer dans le programme du concert.

     « Nous travaillerons tant, m’avait-il dit, que nous en viendrons à bout ! » Il ne présumait pas trop, en effet, de la force de l’orchestre, et la reine Mab, dans son char microscopique, conduite par l’insecte bourdonnant des nuits d’été, et lancée au triple galop de ses chevaux atomes, a pu montrer au public de Brunswick sa vive espièglerie et les mille caprices de ses évolutions. Mais vous comprendrez nos inquiétudes à son sujet, vous, le poëte des fées et des willis ; vous, le frère naturel de ces gracieuses et malicieuses petites créatures ; vous savez trop de quel fil délié est tissue la gaze de leur voile, et de quelle sérénité le ciel doit être pour que leur essaim diapré puisse se jouer librement dans le pâle rayon de l’astre des nuits. Eh bien ! malgré nos craintes, l’orchestre, s’identifiant complétement avec la ravissante fantaisie de Shakspeare, s’est fait si petit, si agile, si fin et si doux, que jamais, je crois, la reine imperceptible n’a couru plus heureuse parmi de plus silencieuses harmonies.

     Dans le finale d’Harold, au contraire, dans cette furibonde orgie où concertent ensemble les ivresses du vin, du sang, de la joie et de la rage, où le rhythme paraît tantôt trébucher, tantôt courir avec furie, où des bouches de cuivre semblent vomir des imprécations et répondre par le blasphème à des voix suppliantes, où l’on rit, boit, frappe, brise, tue et viole, où l’on s’amuse, enfin ; dans cette scène de brigands, l’orchestre était devenu un véritable pandæmonium ; il y avait quelque chose de surnaturel et d’effrayant dans la frénésie de sa verve ; tout chantait, bondissait, rugissait avec un ordre et un accord diaboliques, violons, basses, trombones, timbales et cymbales ; pendant que l’alto solo, le rêveur Harold, fuyant épouvanté, faisait encore entendre au loin quelques notes tremblantes de son hymne du soir. Ah ! quel roulement de cœur ! quels frémissemens sauvages en conduisant alors cet étonnant orchestre, où je croyais trouver plus ardens que jamais tous mes jeunes lions de Paris !!! Vous ne connaissez rien de pareil, vous autres poëtes, vous n’êtes jamais emportés par de tels ouragans de vie ! J’aurais voulu embrasser toute la chapelle à la fois, et je ne pouvais que m’écrier, en français, il est vrai, mais l’accent devait me faire comprendre : « Sublimes ! prodigieux ! je vous remercie, Messieurs, et je vous admire ! vous êtes des brigands parfaits ! »

     Les mêmes qualités violentes se firent remarquer dans l’exécution de l’ouverture de Benvenuto, et pourtant, dans le style opposé, l’introduction d’Harold, la Marche des Pèlerins et la Sérénade ne furent jamais rendues avec plus de grandeur calme et de religieuse sérénité. Pour le morceau de Roméo (la Fête chez Capulet), il rentre un peu par son caractère dans le genre tourbillonnant ; il fut donc aussi, selon notre expression parisienne, véritablement enlevé.

     Il fallait voir, dans les haltes des répétitions, l’aspect enflammé de tous ces visages... L’un des musiciens, Schmidt (la foudroyante contrebasse), s’était arraché la peau de l’index de la main droite au commencement du passage pizzicato de l’orgie ; mais, sans songer à s’arrêter pour si peu et malgré le sang qu’il répandait, il avait continué en se contentant de changer de doigt. C’est ce qui s’appelle, en termes militaires, ne pas bouder au feu.

     Pendant que nous nous livrions à ces délassemens, le chœur, de son côté, étudiait à grand’peine aussi, mais avec des résultats différens, les fragmens de mon Requiem. L’Offertoire et le Quærens me avaient fini par marcher ; pour le Sanctus, dont le solo devait être chanté par Schmetzer, le premier ténor du théâtre, homme d’esprit et excellent musicien, il y avait un obstacle insurmontable. L’andante de ce morceau, écrit à trois voix de femmes, présente quelques modulations enharmoniques que les choristes de Dresde avaient fort bien comprises, mais qui dépassent, à ce qu’il paraît, l’intelligence musicale de celles de Brunswick. En conséquence, après avoir inutilement essayé pendant trois jours d’en saisir le sens et les intonations, ces pauvres désespérées m’envoyèrent une députation pour me conjurer de ne pas les exposer à un affront en public, et obtenir que le terrible Sanctus fût rayé de l’affiche. Je dus y consentir, mais avec regret, surtout à cause de Schmetzer, dont le ténor très haut convient parfaitement à cet hymne séraphique, et qui se faisait en outre un plaisir de le chanter.

     Maintenant tout est prêt, et malgré les terreurs de Ch. Müller au sujet du scherzo, qu’il voudrait répéter encore, nous allons au concert étudier les impressions qui vont naître de cette musique. Il faut vous dire auparavant que, d’après le conseil du maître de chapelle, j’avais invité aux répétitions une vingtaine de personnes formant la tête de colonne des amateurs de Brunswick. Or c’était chaque jour une réclame vivante qui, se répandant par la ville, excitait au plus haut degré la curiosité du public ; de là l’intérêt singulier que les gens du peuple même prenaient aux préparatifs du concert et les questions qu’ils adressaient aux exécutans et aux auditeurs privilégiés : — « Comment est allée la répétition de ce matin ?... Est-il content ?... Il est donc Français ?... Mais les Français ne composent pourtant que des opéras-comiques !... Les choristes le trouvent bien méchant !... Il a dit que les femmes chantaient comme des danseuses !... Il savait donc que les soprani du chœur sortent du corps de ballet ?... Est-il vrai qu’au milieu d’un morceau il a salué les trombones ?... Le garçon d’orchestre assure qu’à la répétition d’hier, il a bu deux bouteilles d’eau, une bouteille de vin blanc et trois verres d’eau-de-vie ? Pourquoi donc dit-il si souvent au concert-meister : — César ! César ! (c’est ça, c’est ça !), etc. »

     Tant il y a que, longtemps avant l’heure fixée, le théâtre était plein jusqu’aux combles d’une foule impatiente et prévenue déjà en ma faveur. Maintenant, mon cher Heine, retirez tout-à-fait vos griffes, car c’est ici que vous pourriez céder à la tentation de me les faire sentir. L’heure arrivée, l’orchestre étant en place, j’entre en scène ; et, traversant les rangs des violons, je m’approche du pupitre-chef. Jugez de mon effroi en le voyant entouré du haut en bas d’une grande girandole de feuillage. « Ce sont les musiciens, me dis-je, qui m’auront compromis. Quelle imprudence ! vendre ainsi la peau de l’ours avant de l’avoir mis à terre ! Et si le public n’est pas de leur avis, me voilà dans de beaux draps ! Cette manifestation suffirait à perdre vingt fois un artiste à Paris. » Pourtant de grandes acclamations accueillent l’ouverture ; on fait répéter la Marche des Pèlerins, l’Orgie enfièvre toute la salle, l’Offertoire avec son chœur sur deux notes et le Quærens me paraissent toucher beaucoup les âmes religieuses. Ch. Müller se fait applaudir dans la romance de violon ; la Reine Mab cause une surprise extrême ; un lied avec orchestre est redemandé, et la Fête chez Capulet termine chaleureusement la soirée. A peine le dernier accord était-il frappé, qu’un bruit terrible ébranla toute la salle ; le public en masse criait au parterre, dans les loges, partout ; les trompettes, cors et trombones, à l’orchestre, sonnaient qui dans un ton, qui dans un autre, de discordantes fanfares accompagnées de tous les fracas possibles par les archets sur le bois des violons et des basses et par les instrumens à percussion.

     Il y a un nom dans la langue allemande pour désigner cette singulière manière d’applaudir ; en l’entendant à l’improviste, ma première impression fut de la colère et de l’horreur ; on me gâtait ainsi l’effet musical que je venais d’éprouver, et j’en voulais presque aux artistes de me témoigner leur satisfaction par un tel tintamarre. Mais le moyen de n’être pas profondément ému de leur hommage, quand le maître de chapelle Georges Müller, s’avançant chargé de fleurs, me dit en français :  « Permettez-moi, Monsieur, de vous offrir ces couronnes au nom de la chapelle ducale, et souffrez que je les dépose sur vos partitions ! » A ces mots, le public de redoubler de cris, l’orchestre de recommencer ses fanfares... le bâton de mesure me tomba des mains, je ne savais plus où j’en étais.

     Riez donc un peu, voyons, ne vous gênez pas. Cela vous fera du bien et ne peut me faire du mal ; d’ailleurs je n’ai pas encore fini, et il vous en coûterait trop d’entendre, sans m’égratigner, mon dithyrambe jusqu’au bout... Allons, vous n’êtes pas trop méchant aujourd’hui ; je continue :

     A peine sorti du théâtre, suant et fumant comme si je venais d’être trempé dans le Styx, étourdi et ravi, ne sachant auquel entendre au milieu de tous ces féliciteurs, on m’avertit qu’un souper de cent cinquante couverts, commandé à mon hôtel, m’était offert par une société d’amateurs et d’artistes. Il fallait bien s’y rendre. Nouveaux applaudissemens, nouvelles acclamations à mon arrivée ; les toasts, les discours français et allemands se succèdent ; je réplique de mon mieux à ceux que je comprends, et, à chaque santé portée, cent cinquante voix répondent par un hourra en chœur du plus bel effet. Les basses les premières commencent sur la note , les ténors entrent sur le la, et les dames, entonnant ensuite le fa dièze, établissent l’accord de ré majeur, bientôt après suivi des quatre accords de sous-dominante, tonique, dominante et tonique, dont l’enchaînement forme ainsi cadence plagale et cadence parfaite successivement. Cette salve d’harmonie, dans son mouvement large, éclate avec pompe et majesté ; c’est très beau: : ceci, au moins, est vraiment digne d’un peuple musical.

     Que vous dirai-je, mon cher Heine ? Dussiez-vous me trouver naïf et primitif au superlatif, je dois avouer que toutes ces manifestations bienveillantes, toutes ces rumeurs sympathiques me rendaient extrêmement heureux. Ce bonheur-là, sans doute, n’approche pas, pour le compositeur, de celui de diriger un magnifique orchestre exécutant avec inspiration une de ses œuvres chéries ; mais l’un va bien avec l’autre, et après un tel concert, une veillée pareille ne gâte rien. Je suis très redevable, vous le voyez, envers les artistes et les amateurs de Brunswick ; je dois beaucoup aussi à son premier critique musical M. Robert Griepenkerl, qui, dans une brochure savante écrite à mon sujet, a engagé une véhémente polémique avec une gazette de Leipzig, et donné une idée juste, je crois, de la force et de la direction du courant musical qui m’entraîne.

     Donnez-moi donc la main, et chantons un grand hourra pour Brunswick sur ses accords favoris !

hourra

Vivent les villes artistes !

     J’en suis fâché, mon cher poëte, mais vous voilà compromis comme musicien.

     C’est maintenant le tour de votre ville natale, de Hambourg, de cette cité désolée comme l’antique Pompéia, mais qui renaît puissante de ses cendres et panse ses blessures courageusement !... Certes, je n’ai qu’à m’en louer aussi. Hambourg a de grandes ressources musicales ; sociétés de chant, sociétés philharmoniques, bandes militaires, etc. L’orchestre du théâtre a été réduit, par économie, à des proportions ultra-mesquines, il est vrai ; mais j’avais fait d’avance mes conditions avec le directeur, et on me présenta un orchestre tout-à-fait beau sous les rapports du nombre et du talent des artistes, grâce à un riche supplément d’instrumens à cordes et au congé que j’obtins pour deux ou trois invalides presque centenaires, à qui le théâtre est attaché. Chose étrange, que je signale tout de suite, il y a à Hambourg un excellent harpiste, armé d’un très bon instrument !! Je commençais à désespérer de revoir ni l’un ni l’autre en Allemagne. J’y ai trouvé aussi un vigoureux ophicléide, mais il a fallu se passer du cor anglais.

     La première flûte (Cantal) et le premier violon (Lindenau) sont deux virtuoses de première force. Le maître de chapelle (Krebbs) remplit ses fonctions avec talent et avec une sévérité que j’aime à trouver chez les chefs d’orchestre. Il m’a très amicalement assisté pendant nos longues répétitions. La troupe chantante du théâtre était, à l’époque de mon passage, assez bien composée ; elle possédait trois artistes de mérite ; un ténor doué, sinon d’une voix exceptionnelle, au moins de goût et de méthode ; un soprano agile, Mademoiselle..... Mademoiselle..... Ma foi, j’ai oublié son nom (cette jeune divinité m’aurait fait l’honneur de chanter à mon concert, si j’eusse été plus connu. — Hosanna in excelsis !) ; et enfin Reichel, la formidable basse qui, avec un volume de voix énorme et un timbre magnifique, possède une étendue de deux octaves et demie ! Reichel est de plus un homme superbe : il représente à merveille les personnages tels que Zarastro, Moïse et Bertram. Mme Cornet, femme du directeur, musicienne achevée et dont le soprano d’une grande étendue a dû avoir un éclat peu commun, n’était point engagée ; elle figurait dans quelques représentations seulement où sa présence était nécessaire. Je l’ai applaudie dans la Reine de la Nuit, de la Flûte enchantée, rôle difficile, écrit dans des limites qu’elle seule pouvait atteindre.

     Le chœur, assez faible et peu nombreux, se tira bien cependant des morceaux que je lui avais confiés.

     La salle de l’Opéra de Hambourg est très vaste ; j’en redoutais les dimensions, l’ayant trouvée vide trois fois de suite aux représentations de la Flûte enchantée, de Moïse et de Linda de Chamouny. Aussi éprouvai-je une délicieuse surprise en la voyant pleine le jour où je me presentai devant le public hambourgeois.

     Une exécution excellente, un auditoire nombreux, intelligent et très chaud firent de ce concert un des meilleurs que j’aie donnés en Allemagne. Harold et la cantate du Cinq mai, chantée avec un profond sentiment par Reichel, en eurent les honneurs. Après ce morceau, deux musiciens, voisins de mon pupitre, m’adressèrent à voix basse, en français, ces simples paroles, qui me touchèrent beaucoup : « Ah ! Monsieur ! notre respect ! notre respect !... » Ils n’en savaient pas dire davantage. En somme, l’orchestre de Hambourg est resté fort de mes amis, ce dont je ne suis pas médiocrement fier, je vous jure. Krebbs seul a mis dans son suffrage une singulière réticence : « Mon cher, me disait-il, dans quelques années votre musique fera le tour de l’Allemagne ; elle y deviendra populaire, et ce sera un grand malheur ! Quelles imitations elle amènera ! quel style ! quelles folies ! il vaudrait mieux pour l’art que vous ne fussiez jamais né ! » Espérons pourtant que ces pauvres symphonies ne sont pas aussi contagieuses qu’il veut bien le dire, et qu’il n’en sortira jamais ni fièvre jaune ni choléra-morbus.

     Maintenant, Heine, Henri Heine, célèbre banquier d’idées, neveu de M. Salomon Heine, l’auteur de tant de précieux poëmes en lingots, je n’ai plus rien à vous dire, et je vous... salue. 

H. BERLIOZ.

(1) La reproduction du Voyage musical en Allemagne est formellement interdite.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er février 2015.

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