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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 18 OCTOBRE 1840 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation de Jeanne de Naples, opéra en trois actes, de MM. Leuven et Brunswick, musique de MM. Bordèze et Monpou.

    Il faut avoir bon courage pour faire de l’art à cette heure, pour chanter au milieu de tant de sinistres rumeurs, malgré les bruits de guerre, malgré les furibondes déclarations de ceux-ci, les cris de rage de ceux-là, les hideuses tentatives de régicide, au centre d’une société distraite par mille intérêts, mille passions qui la font s’agiter violemment en divers sens. Quand tout craque et flamboie, si les artistes produisent encore, s’ils restent fermes au milieu de l’ébranlement général, c’est qu’un irrésistible instinct les soutient, les guide et les oblige pour ainsi dire fatalement, à rapporter à l’art toutes leurs pensées, comme les abeilles sauvages, un instant alarmées par les vapeurs ardentes qui obscurcissent l’horizon, retournent cependant toujours, chargées du butin précieux amassé sur les fleurs, vers la ruche élevée au sein d’une forêt que dévore l’incendie. C’est aussi que l’art est immortel, c’est que l’art est roi, et que pour lui comme pour les rois sans doute Shakspeare a dit :

There’s such divinity doth hedge a king,
That treason can but peep to what it would,
Acts little of his will.

    N’ayons donc pas trop de honte de venir au sein des graves préoccupations qui absorbent l’intérêt général, parler d’un opéra-comique ; rien n’est absolument indifférent aux artistes en fait de productions nouvelles, et les critiques ont pour tâche spéciale d’enregistrer scrupuleusement tous les nouveaux nés, fussent-ils aveugles, bossus, bancroches, scrophuleux et même morts. A plus forte raison quand ils ont un bel œil, quand leur colonne vertébrale est à peu près droite, et qu’ils ne sont paralysés que d’un côté, comme la partition dont il s’agit.

    Cette reine Jeanne avait beaucoup d’amans ; ceux qu’elle tolérait, ceux qu’elle aimait, et ceux qu’elle adorait. Parmi ces derniers, voici le prince de Tarente, bel homme timide, qui adore aussi la reine et ignore son bonheur. Il n’a pas même obtenu de Jeanne le bouquet qu’il porte précieusement caché dans son sein ; il le lui déroba à la faveur du tumulte d’une fête. Le peuple napolitain, peu satisfait apparemment de la conduite de sa reine, s’avise, bien qu’il soit peu moral de son naturel, de se révolter. La déchéance de Jeanne est prononcée en conseil sous la présidence de l’ambitieux Durazzo. La reine, informée que les factieux se proposent de marcher sur le château d’Aversa, dernier asile de ses partisans, ose, déguisée en pélerine, s’introduire dans l’assemblée des factieux. Grande est sa surprise de trouver parmi eux le prince de Tarente ; elle l’accable de son indignation et de son mépris. Le pauvre adorateur cependant n’a pris part à la révolte que pour la fourvoyer et parvenir ainsi à sauver celle qu’il aime. Il vient à bout de le faire comprendre à Jeanne, qui ne tarde pas à deviner aussi l’amour qu’elle a inspiré. Se croyant forte d’un pareil appui, la reine se découvre et harangue hardiment les révoltés ; mais le flot des lazzaroni pénètre dans le palais qu’ébranle la clameur populaire ; Jeanne parvient à grand’peine à s’échapper, suivie du prince de Tarente.

    Au deuxième acte nous faisons connaissance avec une espèce de bourgeois demi-lazzarone, ambitieux bouffon qui s’est accroché au manteau du comte Durazzo, et espère, en se dévouant aveuglément à servir ses projets, parvenir au moins jusqu’au second rang, quand il aura poussé son patron jusqu’au premier. Lillo, c’est son nom, est fort lié avec un improvisateur qui charme en ce moment les loisirs du peuple napolitain, et fort amoureux de sa sœur Teresa la devineresse. Celle-ci cherche pourtant à le détacher du parti de Durazzo qu’elle lui représente comme un fourbe. D’ailleurs pourquoi ramper à la suite de cet homme, quand une si brillante destinée attend sans partage le jeune Lillo ? Teresa a lu dans sa main, et son œil divinateur y a suivi des lignes qui toutes aboutissent au trône. « Lillo, tu seras roi ! » s’est-elle écriée ; et le nouveau Macbeth n’a rien de plus pressé, en apprenant sa fortune, que d’offrir son cœur et sa main à la belle sorcière. On échange un anneau devant la chapelle de Saint-Janvier ; Teresa est liée pour la vie dans l’opinion de Lillo ; un pareil engagement aux yeux des lazzaroni étant irrévocable. Là-dessus, Lillo, éperdu de joie et suivant le conseil de sa prétendue épouse, propose au peuple, qui n’a plus de reine, de couronner la ravissante Bohémienne à la place de Jeanne, la despote fugitive. De cette façon, Teresa devenant reine, lui, son mari, sera nécessairement roi. Le peuple applaudit. « La sorcière ! la sorcière ! oui ! oui ! c’est une fille charmante, qui danse la tarentelle, joue du tambour de basque comme une vraie Napolitaine, et doit infailliblement faire le bonheur des vrais Napolitains. Eh viva Teresa ! Nous avons découronné la reine, couronnons la Gitana ! » Aussitôt dit, aussitôt fait ; Teresa est conduite au palais en grande pompe, au milieu des applaudissemens du peuple, qui ne peut assez admirer l’aisance et la grâce de la sorcière à porter le manteau royal.

    Lillo n’a garde de la quitter d’un pas. Une fois installé, et la nuit venue, le gaillard veut être roi et maître de tout. Effroi et résistance de la reine qui se voit obligée, pour se conserver pure (vieux style), d’avouer qu’elle est l’ex-reine Jeanne, et de plus amante aimée du prince de Tarente, le faux improvisateur. Un instant déconcerté par cette nouvelle, Lillo a pourtant l’esprit de prendre son parti, et enthousiasmant derechef pour Jeanne les sujets de Teresa, il épouse, pour en finir, une fille d’auberge qui lui tombe sous la main.

    La musique du premier acte et celle d’une partie du troisième, sont de M. Bordèze. La couleur en a semble généralement peu variée ; c’est là le défaut du style de Bellini dont on retrouve dans l’œuvre du jeune compositeur de fréquentes imitations. Voilà pourquoi, malgré des qualités réelles, un sentiment assez vrai de l’expression, et une connaissance incontestable de l’art d’écrire pour les voix, le musicien n’a pu parvenir à émouvoir son public. Il y aurait bien aussi à reprocher à M. Bordèze la facilité avec laquelle il se laisse aller à employer les grands moyens de l’instrumentation pour de simples accompagnemens ; cela fatigue l’auditeur, le décourage, et son attention une fois lassée aboutit à une complète indifférence. Les trombonnes ne sont pas faits pour doubler les seconds violons.

    L’acte de M. Monpou est incontestablement et de beaucoup supérieur à l’œuvre de son collaborateur. Les mélodies en sont choisies, souvent gracieuses, bien accompagnées et heureusement ramenées. Le trio surtout est d’un charmant effet ; plusieurs phrases sont coupées d’une façon piquante, sans recherche cependant et sans affectation. J’ai cru retrouver dans l’une d’elles une réminiscence un peu trop prononcée du chant « Adieu mon beau navire » qui fit la fortune du premier opéra de M. Monpou.

    La scène du marché est manquée de tout point, et le souvenir du marché de la Muette, cette heureuse et vivace inspiration de M. Auber, l’écrase complètement. La barcarolle, ou ronde, ou chanson de Teresa est peu saillante. On a remarqué un duo au troisième acte et un petit air que la fille d’auberge chante de manière à faire bien voir qu’elle n’a pas été élevée au Conservatoire della Pietà. Mocker a joué avec verve et intelligence le rôle de Lillo ; Botelli est un chanteur habile qui rappelle un peu Tamburini par sa méthode et son baryton, dont les notes graves cependant ont peu de sonorité. Mme Eugénie Garcia paraissait fatiguée et souffrante. Malgré tous ses efforts et l’art extrême qu’elle met à conduire et à faire valoir sa voix, il a bien fallu reconnaître un affaiblissement sensible dans tout le registre du medium, et la presque extinction des sons de contralto qu’elle avait si beaux lors de ses débuts à l’Opéra-Comique. Que de voix se perdent ainsi depuis quelques années ! Hélas ! décidément les dieux s’en vont. Si vous voulez savoir pourquoi, lisez l’intéressant ouvrage de M. Stephen de La Madeleine intitulé Physiologie du Chant ; il est impossible d’expliquer, mieux que l’a fait l’auteur, les causes de la grandeur et de la décadence de certains virtuoses. Il en parle en savant et en artiste.

    La Méthode de Chant de Lablache est également de très bon conseil. Le sujet y est traité avec toute la lucidité et la rectitude de jugement qu’on pouvait attendre d’un pareil maître.

    Mais puisque j’en suis a recommander aux amateurs les productions qui dans ces derniers temps m’ont paru le plus dignes de leurs suffrages, je citerai la Grammaire musicale de M. Kastner, ouvrage à mettre entre les mains de tous les commençans et même des élèves qui ne se croient plus des commençans ; une jolie collection de ballades et de romances publiée par M. Vogel, l’auteur de l’Ange déchu, cette cantate pour voix de basse tant applaudie dans les salons de Paris l’hiver dernier ; les romantiques mélodies dont M. A. Bureau a revêtu les beaux vers de M. T. Gauthier, entre autres celle intitulée la Blanche Tombe. Nous l’avons entendu chanter dernièrement d’une façon tout-à-fait remarquable, par le ténor Revial, qui revient d’Italie sans avoir rien perdu de son vif sentiment de l’expression, ni de la distinction de son style, et avec une méthode de vocalisation qu’il n’avait pas auparavant. J’ai bien là sous mes yeux les lieders [sic pour Lieder] que M. Schumann a écrits sur les poésies de Heine, cet Allemand demi-Français, dont la prose étincelle et foudroie comme une machine électrique, et dont les vers sont populaires en Allemagne autant, pour le moins, que ceux de Béranger parmi nous ; mais je me réserve de parler plus à loisir de M. Schumann, dont je ne connais encore qu’un petit nombre d’ouvrages qui m’ont inspiré tout d’abord pour leur auteur une profonde sympathie. Seulement il me fournit l’occasion de dire aux chanteurs de lieders qui font leurs délices de Schubert, que ces petits poëmes, traduits par M. Emile Deschamps aussi bien qu’il est possible de traduire dans notre langue une si capricieuse et insaisissable poésie, sont de Henri Heine et que Schubert leur doit à coup sûr ses plus magnifiques élans, ses plus touchantes mélodies.

    Wartel, qui s’est livré corps et âme à l’étude de Schubert, va le remettre en vogue cet hiver.

    J’ai encore à constater le succès obtenu à Anvers par M. Bessems, compositeur et violoniste belge, que ses compatriotes avaient choisi pour écrire l’hymne d’inauguration de la statue de Rubens. Ce morceau, exécuté devant un concours immense d’auditeurs, par deux cents voix et un bon nombre d’instrumens de cuivre, a produit tout l’effet qu’on peut espérer en plein air, et acquis à l’auteur de précieux suffrages.

    Je finis par la cantate de M. Bazin, morceau récemment couronné par l’Académie des Beaux-Arts, et que M. Léon Pillet a eu le bon esprit de faire exécuter à l’Opéra. C’est là une excellente idée, dont on aurait dû s’aviser plus tôt, et qui ne peut exercer que la plus heureuse influence sur les travaux des aspirans au prix de Rome, comme aussi sur l’avenir des lauréats. Les paroles de cette cantate, dues à la collaboration toujours heureuse de MM. Emile Deschamps et E. Paccini, étaient si dramatiquement disposées qu’il n’a fallu y apporter que de très légères modifications pour la mettre en scène. Quelques longueurs s’y faisaient remarquer encore, mais c’était au musicien de les éviter en ne reproduisant pas certains passages dont le mouvement naturel des passions interdit évidemment la répétition. Dans le personnage de Loyse de Montfort, Mme Stoltz a eu de beaux momens, et sa voix vibrante, dont les ressources avaient été habilement employées par le compositeur, a fait merveille dans le récitatif surtout. Le jour de la distribution des prix à l’Institut, on a également entendu une ouverture écrite pour la cérémonie par M. Boisselot. Il y a plusieurs parties très intéressantes dans cette composition ; l’auteur a trouvé chemin faisant, et sans avoir l’air de les chercher, divers effets d’instrumentation neufs et piquans. Son style tend toujours à s’élever ; mais, en somme, il faudrait lui reprocher de manquer de netteté dans le dessin, de précision dans la forme et de réserve dans les développemens, si l’on ignorait que M. Boisselot a été obligé d’esquisser précipitamment cette ouverture très peu de jours avant la séance académique où elle devait figurer. Il faut avoir le temps d’être bref.

    Quand je comparais, en commençant, les artistes aux abeilles, j’aurais bien pu leur adjoindre les critiques. Je suis revenu aujourd’hui à la ruche du feuilleton avec une telle proie, que je m’arrête en la déposant, tout essoufflé du fardeau. Et tenez, je reçois encore à l’instant des vers sur Palestrina, improvisés avant-hier par M. Antoni Deschamps à une répétition du madrigal Alla riva del Tebro, que nous allons bientôt entendre au festival de l’Opéra. Certes cette fois le poëte a compris la musicien. Nous ne résistons pas au plaisir d’en faire juges les nombreux admirateurs de l’ancienne et grande école d’Italie. Les voici :

PALESTRINA.

Divin Palestrina, comme une douce aurore
Qui lorsque le soleil sur les monts vient d’éclore,
Avançant peu à peu, de son feu matinal
Colore lentement le ciel oriental.
De la sainte harmonie, ô maître ! ta merveille
Envahit doucement notre âme et notre oreille,
Et tout notre art moderne imiterait en vain
Ses sons entrelacés comme un collier divin.
C’est d’abord un oiseau qui chante sur la rive,
Puis, en chantant aussi, son compagnon arrive,
Puis bientôt un troisième, et puis tous à la fois ;
C’est un puissant concert formé de mille voix ;
C’est le grand Océan alors qu’il est paisible.
Et te louer ici serait chose impossible !
C’est comme le soleil à l’heure de midi.
Ainsi que le soleil l’harmonie a grandi,
Et de l’astre brûlant suivant la destinée,
Elle meurt lentement ainsi que la journée,
Et poussant vers le ciel un dernier chant d’amour,
Son soupir, tendre et long, finit comme un beau jour
Qui s’éteint peu à peu sous le ciel diaphane
Dans les paisibles flots du divin lac d’Albane.
Et l’auditeur ravi de ce qui s’est passé,
Ecoute encore après que le charme a cessé.
Tant ta douce harmonie avait jeté de calme
Et de sérénité dans le fond de son âme.

    Les ressources variées, les trésors secrets, le charme vague et indéfinissable de l’harmonie ont-ils été jamais mieux sentis ? Qu’en disent les maîtres?….

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mars 2016.

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