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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 22 MARS 1839 [p. 1-2]

ADOLPHE NOURRIT.

    La triste fin d’Adolphe Nourrit a rempli de deuil et d’effroi tout notre monde artiste ; et c’est la troisième catastrophe de cette nature qu’il a à déplorer depuis quelques années. Mais si la mort de L. Robert et celle de Gros furent de lamentables exemples du despotisme que peut exercer l’imagination sur les caractères faibles et rêveurs, le suicide de notre célèbre chanteur vient de montrer aussi comment le plus noble et le plus juste amour-propre peut devenir fatal, quand il s’est développé, quand il a grandi sans blessure, jusqu’au moment où l’égide qui le couvrait vient à lui être enlevée. Nourrit était entré dans la carrière sans subir aucune des épreuves de l’initiation ; épreuves si dures et si longues pour tant d’autres. Il lui était réservé de les connaître cependant, mais trop tard, et quand son âme aurait perdu le ressort moral qui fait qu’on leur résiste et qu’on en peut sortir plus agile et plus fort. Malheureusement il se rendait parfaitement compte à lui-même des dangers de sa position ; de là une argumentation dont les effets désastreux pouvaient être prédits et calculés d’avance. Un homme faible qui connaît sa faiblesse l’accroît encore en y réfléchissant ; dès qu’il sait qu’il peut avoir peur, il a peur de la peur, et au premier orage la raison l’abandonne. Ce défaut d’énergie a été la seule cause du départ de Nourrit. Il me l’a lui-même avoué et très bien expliqué.

    Ce fut le soir de sa représentation de retraite ; m’étant enfermé avec lui dans sa loge pendant un entr’acte pour essayer une dernière fois de combattre sa résolution, je lui mis sous les yeux l’exemple de tous les artistes obligés de subir dans le cours de leur carrière les conditions qu’il voulait à tout prix éviter pour la sienne. Je lui déroulai l’interminable liste des obstacles de toute nature que chacun de nous doit nécessairement rencontrer ; je lui rappelai les innombrables marques d’affection, d’estime et d’admiration que le public lui donnait chaque jour et dont il venait à l’instant même de recevoir un si éclatant témoignage. Nourrit pleura beaucoup…. puis retrouvant la parole pour m’interrompre : « Tenez, mon cher, tout ce que vous dites est parfaitement vrai en général, mais ne saurait m’être applicable. Je ne suis pas né pour une pareille existence. Entré fort jeune au théâtre pendant que mon père y occupait encore une des premières places, j’ai trouvé, grâce à un concours de circonstances heureuses, et à la sollicitude paternelle, toutes les portes ouvertes, toutes les voies déblayées, toutes les difficultés aplanies. Mon pauvre père mort, je suis resté au premier rang à l’Opéra, j’ai pris la trop douce habitude de faire ici à peu près ce que je veux, comme je le veux. A présent tout va changer. Un talent nouveau se présente avec des qualités nouvelles ; le public est inconstant et souvent injuste ; je serais obligé pour conserver ma position de lutter chaque jour, à toute heure… je sens que l’idée seule d’un pareil combat paralyserait mes efforts… je suis absolument incapable, non seulement de le soutenir, mais même de l’accepter. Il faut que je parte… je partirai, n’en parlons plus. »

    Arrivé en Italie sans un plan de conduite bien arrêté et avec une méfiance mal fondée de ses propres forces, il ne se détermina pas sans peine à reparaître en public. Les instances les plus vives de Rossini et de Barbaja suffirent à peine pour l’y faire consentir. Il eût mieux valu pour lui, sans doute, de persister dans ses refus ; car, s’il avait brusquement interrompu sa brillante carrière à Paris pour éviter une lutte, il allait s’engager à Naples dans une autre d’autant plus dangereuse qu’elle était plus inattendue. Il allait chanter devant un peuple blasé sur toutes les merveilles de l’art du chant, et qui ne lui tiendrait pas compte des qualités dramatiques qui donnaient pour nous tant de prix à son exécution ; il allait trouver un parterre qui n’applaudit guère que les tours de force de vocalisation, et qui n’applaudit pas du tout quand le roi paraît aux représentations, ce qui arrive fort souvent ; il allait trouver une censure méticuleuse, intolérante, pour empêcher la mise en scène de plusieurs ouvrages sur lesquels il devait fonder de brillantes espérances, et dont l’idée-mère avait ses plus chères sympathies. Peut-être enfin ne considérait-il son séjour à Naples que comme un exil momentané, qui devait bientôt amener sa rentrée triomphale sur le théâtre de ses premiers succès, quand un affaiblissement, de jour en jour plus sensible de sa voix, vint lui donner de vives inquiétudes et le persuader qu’il caressait une chimère. S’il en est ainsi, ce désespoir, cet affreux suicide s’expliquent parfaitement chez un artiste impressionnable et faible comme Nourrit.

    Le pitoyable incident amené par la représentation de la Norma n’a fait en ce cas que hâter un dénouement inévitable. Les idées religieuses de Nourrit ne pouvaient être pour lui un contre-poids plus fort que pour tant d’autres qui ont fini aussi tristement. Son ardeur sur ce point le poussait au prosélytisme. Il projetait un enseignement religieux, une réforme religieuse pour le théâtre ; il voulait exposer son système dans un ouvrage dont il m’a parlé et dont peut-être il avait déjà esquissé la rédaction. Sa préoccupation de cette espèce de philosophie théologique était telle, qu’à tout instant sa conversation la trahissait. Il se laissait entraîner à des discussions sans issue et sans but, avec ceux même de ses amis dont il connaissait le mieux le peu de foi et les antipathies. Un jour je fus obligé de lui dire : « Pourquoi nous engager sur un pareil terrain, où tout le désavantage est de votre côté, puisque je vous écoute de sang-froid, comme j’écouterais les songes d’un malade, tandis que chacune de mes réponses vous fait un mal affreux. » — « Oui, j’en conviens, me dit-il, elles me font souffrir. » Nourrit, dont il ne faut pas juger l’éducation littéraire sur quelques vers qu’on connaît de lui, avait une grande intelligence de l’art dans la plus vaste acception de ce mot, et il s’appliquait sans cesse à la développer.

    Il ne comprenait pas toujours de prime-abord ce qui s’éloignait de ses habitudes ; mais en lui donnant le temps de ruminer la nouvelle idée, il l’appréciait ensuite et en jugeait la portée avec une sagacité rare. Ainsi la première lecture de l’Hamlet de Shakspeare ne lui laissa que l’impression d’une œuvre bizarre, sans ordre ni clarté. « Je conçois bien Macbeth et la grande leçon que donne son ambition croissante, disait-it, mais Hamlet ne m’émeut point, car tout est ténèbres pour moi là dedans. » Un an après, Hamlet était pour lui l’objet d’un culte ; il le lisait sans cesse et le regardait comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Ses affections musicales étaient un peu trop larges, à mon sens ; les premières furent pour Gluck, et je n’ai pas bien pu m’expliquer comment il en vint plus tard, sans rien perdre de son respect pour ce vaste et puissant génie, à se passionner presque pour des œuvres qui auraient dû lui faire horreur et pitié s’il se fût, aussi bien qu’auparavant, rendu raison des motifs de son admiration pour l’auteur d’Alceste. Quoiqu’il en soit, jamais Gluck n’eut de plus fidèle interprète. Les trois rôles de Renaud, de Pylade et d’Orphée, qu’il a joués souvent, donnent une idée de ce qu’il aurait fait de ceux d’Achille et d’Admète qu’il n’a point essayés, je ne sais pourquoi. La ravissante langueur de son chant dans la fameuse description d’Armide : Plus j’observe ces lieux ; dans le duo du même ouvrage : Aimons-nous ; dans l’air d’Iphigénie en Tauride : Unis dès la plus tendre enfance, et dans la romance du premier acte d’Orphée, faisaient mieux ressortir encore l’énergie, le bouillant enthousiasme, la fierté et l’agitation tragique qu’il mettait dans les autres parties des trois rôles que je viens de citer. Il lançait surtout avec un éclat incroyable le début de cet air de Renaud, J’aime la liberté, rien ne m’a pu contraindre à m’engager jusqu’à ce jour. Les habitués de l’Opéra n’ont pas oublié non plus l’exaltation héroïque qui l’enivrait dans l’air de Pylade, Divinité des grandes âmes, ni la façon aussi ingénieuse que nouvelle dont il rendait le morceau d’Echo et Narcisse ajouté par lui à la fin du premier acte d’Orphée : O transport ! ô désordre extrême ! Quant aux rôles nombreux qu’il a créés dans le répertoire moderne avec tant de bonheur, on les a trop présens à la pensée pour qu’il faille montrer tout ce que lui doivent les compositeurs.

    Mais c’est encore à Nourrit que revient l’honneur de la popularisation de Schubert en France ; sans lui, sans ses efforts soutenus, sans son affection chaleureuse et communicative pour ces Lieder admirables, sans les traductions qu’il en a faites, sans la sensibilité exquise, l’intelligence profonde avec lesquelles il les chantait, nos éditeurs n’eussent pas osé publier les recueils de Schubert qui ne seraient probablement encore à cette heure appréciés que par quelques artistes, et de vives jouissances seraient interdites au public. Ah ! c’est un grand malheur pour Nourrit, fixant obstinément ses regards sur un présent pénible, de n’avoir pas songé à l’avenir qui aurait pu lui rendre en France une position plus belle encore que celle qu’il avait perdue ! Ses connaissances en tout ce qui touche la musique dramatique, son activité, sa probité étaient appréciées ; et qui sait si, dans peu d’années, on ne lui aurait pas confié quelque grande tâche digne de son ambition, et dont l’accomplissement eût tourné à sa gloire autant qu’à la gloire et aux progrès de l’art qu’il chérissait !…. C’est un grand malheur aussi pour ceux des artistes français qui s’étaient laissé aller à cette flatteuse espérance ; car ils voient aujourd’hui les conséquences du mariage de l’art et de l’industrie ; et l’expérience leur prouve, d’une assez brutale façon, que les enfans qui en naissent, grâce à la domination de l’épouse dans cet étrange ménage, ne tardent pas à dépérir.

    On nous communique à l’instant la lettre suivante :

« Naples, le 11 mars.

    « La mort de notre ami a causé une consternation générale dans Naples, car il était déjà universellement aimé. Nous en avons acquis une preuve bien convaincante à la triste cérémonie de ses funérailles.

    » Aussitôt après le fatal événement, les restes du pauvre Adolphe avaient été transportés à la petite église de Saint-Francesco, attenant à l’hospice du même nom. Je ne sais, Monsieur, si vous connaissez Naples, mais les lois y sont excessivement rigoureuses dans un cas semblable à celui que nous avons à déplorer. Cependant, grâce aux démarches qui ont été faites avec activité, grâce surtout à l’estime dont jouissait Adolphe Nourrit, et à la vénération, j’ose le dire, qu’on avait pour ses vertus, toutes les difficultés ont été aplanies ; on n’avait besoin que de prononcer le nom de celui pour qui on sollicitait, et toutes les permissions étaient accordées par les fonctionnaires qui avaient les larmes aux yeux.

    » C’est le lendemain, 9 mars, qu’a eu lieu la cérémonie funèbre. Quoiqu’on n’eût point envoyé de lettres de faire part, quoique les journaux n’eussent point annoncé l’heure où le cortége devait se mettre en marche, une foule immense accompagnait le char qui portait au champ du repos la dépouille mortelle de notre malheureux ami. Français, Anglais, Italiens, tous voulaient rendre les derniers devoirs à celui qu’ils admiraient et qu’ils aimaient autant comme homme que comme artiste. La chapelle où s’est fait le service était remplie de monde ; il est d’usage ici de placer les morts dans un riche cénotaphe ; ce n’est qu’au moment où l’on sort de l’église pour se rendre au cimetière, qu’on les en retire pour les enfermer dans le cercueil.

    » Quand on a procédé à cette triste opération, tous les assistans ont voulu voir encore une fois les traits du grand et vertueux artiste qu’ils pleuraient ; bien plus, on a voulu avoir quelque chose de lui, et ses cheveux ont été distribués et reçus avec transport et avec une sainte émotion par tous ceux qui ont été assez heureux pour en avoir.

    » La cérémonie avait duré fort long-temps à l’église, le cortége défilait fort lentement, de sorte qu’il a fallu beaucoup de temps pour arriver au cimetière de la Madona del Pianto, qui est près de la ville.

    » La nuit était arrivée, le ciel était pur et serein ; il régnait dans la belle campagne qui entoure la colline où se trouve placé le cimetière un calme et un silence religieux : là, on est descendu de voiture ; des cierges et des torches ont été allumés, et l’on s’est mis à gravir la colline. Le char marchait en tête, escorté par les artistes camarades d’Adolphe au théâtre de Saint-Charles ; puis venait le clergé récitant les prières des morts ; enfin suivait une foule immense de gens en deuil, la plupart portant des cierges allumés. Une chose qui m’a excessivement touché, c’est un vieil ecclésiastique qui, perdu dans cette foule silencieuse et recueillie, a suivi le cortége à pied, priant avec ferveur pour le repos de l’âme de celui qu’il accompagnait à sa dernière demeure. Ce digne prêtre ne connaissait point Adolphe personnellement, j’ai pris des informations ; on ignore son nom.

    » Sans entrer dans de plus amples détails, vous devinez le reste, Monsieur. Arrivés sur le sommet de la colline, nous avons déposé les restes de notre ami dans la tombe qui lui était destinée ; le terrain avait été acheté dès la veille. On doit y ériger un monument. Français et Italiens veulent participer à cette œuvre pieuse. Après-demain jeudi on doit célébrer en l’honneur d’Adolphe une grande messe de Requiem ; elle sera exécutée par tous les artistes du théâtre Saint-Charles et par l’orchestre du même théâtre.

    » Voilà, Monsieur, les détails que je désirais vous donner ; ils sont tristes, mais consolans, si toutefois quelque chose peut consoler d’une perte semblable à celle que nous avons faite. »

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation du Planteur, opéra-comique en deux actes, de MM. Saint-Georges et H. Monpou.

    M. Saint-Georges a fait un plaidoyer en faveur de l’humanité et de la simplicité de mœurs des colons. Son planteur est un excellent homme au cœur prodigieusement sensible, bien que de manières un peu brusques et d’un aspect assez bourru. Sir Jackson, c’est le nom de ce patriarche, aime miss Mackensie, sa voisine et la fille d’un ancien ami qui, à son lit de mort, l’a prié de veiller sur elle.

    Cet amour n’a guère de chances d’être partagé ; miss Mackensie l’ignore ; puis elle aime ailleurs, et de plus le gros planteur Jackson lui inspire une véritable aversion. Cependant, d’un coté, le cousin Arthur, jeune dandy, objet des préférences de la belle et son fiancé, ne se montre pas très empressé de la conduire à l’autel, la danseuse Arabelle dont il est l’amant, le menaçant de sa vengeance ; de l’autre, les affaires de miss Mackensie sont en fort mauvais état, et l’orpheline va bientôt porter la peine de l’inconduite et des extravagances de son père. Déjà ses créanciers ont obtenu contre elle un arrêt d’expropriation ; l’un d’eux, prouvant que sa mère n’était pas de condition libre, et que son père est mort insolvable, en vient même jusqu’à user du droit que lui donne la loi, en la réclamant pour son esclave. Heureusement le gros planteur, immensément riche, est là pour tout racheter, terres, maison et jeune fille ; puis, au moment où l’infidélité d’Arthur est découverte, offrant à la fois la fortune, la liberté, son cœur et sa main à la nouvelle esclave, il est assez heureux pour que celle-ci daigne les accepter. Telle est la pièce pour laquelle M. H. Monpou a écrit une partition riche de motifs agréables, mais d’une couleur un peu uniforme, que le public a parfaitement accueillie. Le chœur des créanciers surtout, morceau bien en scène, et la jolie chanson du Bengali, que Mme Jenny Colon dit d’une si gracieuse façon, ont été vivement et justement applaudis. Le succès du Planteur égalera probablement ceux des Deux Reines et du Luthier de Vienne, qui ont si rapidement répandu le nom de M. Monpou.

    Le théâtre de la Renaissance a été moins heureux avec Mademoiselle de Fontanges, vaudeville avec airs nouveaux, au dire de l’affiche. Mais la reprise de Ruy-Blas a bien vite consolé le directeur de ce magnifique théâtre, que les grands drames et la grande poésie soutiendront, en dépit de la petite musique et des petits couplets.

CONCERTS.

    Nous avons à enregistrer un nombre respectable de soirées, de matinées, de solennités musicales. Géraldi d’abord, cet habile chanteur dont on regrette de voir nos théâtres privés, a donné son concert avec éclat dans la salle de M. Herz. Une fort belle personne, que l’Angteterre nous a, dit-on, déjà enlevée, Mlle de Rivière, a fait ce jour-là, devant un auditoire nombreux et sévère, un début qui fait espérer pour l’artiste la continuation des succès que l’amateur avait jusqu’à présent obtenus. Mlle Lambert, autre débutante, a fait connaître dans les salons de M. Pleyel, son beau talent sur le piano ; Artôt, ce violoniste passionné et original, jouait le même soir ; c’est-à-dire que l’auditoire a été violemment remué. M. Neukirchner, premier basson de la chapelle de Stuttgardt, a montré ce qu’on peut tirer de son instrument, encore imparfait sous quelques rapports, mais si expressif dans les mélodies lentes. Après lui, un rival de Brod, de Vogt et de Vinit (ce délicieux hautbois qu’on entend trop rarement), M. Reuter, de la chapelle du grand-duc de Bade, a obtenu un succès très prononcé et de bon aloi. Mlles Marx et Zerr, chargées de la partie vocale, nous ont fait regretter que la langue française ne leur soit pas assez familière pour leur permettre d’entrer à l’Opéra. Ces deux jeunes personnes possèdent, l’une un soprano d’une pureté et d’une étendue rares, et l’autre un mezzo soprano dont certaines cordes ont beaucoup de mordant. Elles ont exécuté dans un beau style large et calme, une des Soirées musicales de Rossini.

    Il faudrait parler encore de Mlle Drouart, élégante cantatrice qui se destine au théâtre, dit-on, et qui ne peut manquer d’y réussir ; de Mme Laty, ce profond et magnifique contralto, qui prête tant de charmes aux compositions de M. Alary, jeune maestro de grande espérance ; de Mlle Emilie Poussèze, gentille enfant de onze à douze ans, qui joue du piano de manière à faire espérer une nouvelle Clara Wieck ; de M. Osborne, le virtuose irlandais, collaborateur de Bériot, et qui est de moitié dans ses triomphes. M. Osborne vient de composer, en société avec le célèbre violoniste, un duo ravissant, qu’on ne se lasse pas de leur redemander en toute occasion.

    Mais nous devons une mention toute spéciale au concert de M. Alexandre Batta. Jamais les salons de M. Erard n’avaient été encombrés d’une foule plus élégante ni plus attentive. La fleur du dilettantisme parisien s’y était donné rendez-vous. On pense bien que les honneurs de la soirée ont été pour le bénéficiaire, dont le violoncelle tire des pleurs parce qu’il pleure et parce qu’il chante toujours ; ce talent là est bien certainement un des plus complets que nous connaissions ; il joint à l’art d’exprimer les sentimens tendres et mélancoliques une habileté de mécanisme incontestable, une sûreté d’archet, une justesse d’intonation qui ne lui font jamais défaut dans ses plus grandes hardiesses, et une aptitude remarquable à se prêter aux allures les plus opposées du style des grands maîtres. Aussi comme il a joué la partie de basse dans le sublime trio en si bémol de Beethoven ! Il a été, il faut le dire aussi, parfaitement secondé par son jeune frère qui, en exécutant la partie de piano, a conjuré autant qu’il était possible de le faire, les souvenirs laissés par Liszt dans l’interprétation de cette merveilleuse musique, et par M. Seghers aîné, qui jouait le premier violon. Massol, dans la même séance, a chanté une scène du Jugement Dernier, de M. Vogel ; il a bien fait ressortir ce qu’il y a de grandeur et d’apreté énergique dans cette composition. Nous ignorons si M. Vogel est parent de l’auteur de Démophon, mais il est tout-à-fait digne de porter son nom, auquel il fait honneur. Alizard a reçu ses applaudissemens ordinaires dans la scène du Caron, de Lully ; malheureusement les enfans chargés de chanter les ombres ont laissé échapper quelques sons faux qui ont un peu nui à l’effet général de cet intéressant morceau de musique ancienne. Puis Mme Stoltz, avec sa belle voix vibrante et ce sentiment artiste qu’on lui connaît, est venue chanter la Captive, de M. Victor Hugo. Elle a mis un charme extrême dans cette strophe délicieuse :

Mais surtout quand la brise
Me touche en voltigeant,
La nuit j’aime être assise,
Etre assise en songeant,
L’œil sur la mer profonde,
Tandis que pâle et blonde,
La lune ouvre dans l’onde
Son éventail d’argent.

    Il ne fallait rien moins que des vers comme ceux-là pour rendre un peu de fraîcheur à l’auditoire suant et à demi étouffé. De Bériot a fait voler son archet dans le Tremolo, morceau brillant que nous ne préférons pas cependant au duo dont nous avons parlé plus haut. Doëhler enfin aurait terminé la séance au milieu des bravos furieux que l’originalité, la délicatesse et la verve intarissable de son exécution soulevaient de toutes parts, si quelques dilettanti ne s’étaient avisés de demander à Batta la Romanesca, vieil air de danse d’une expression naïve qu’il comprend à merveille et qu’il exécute, dans le style qui lui convient, comme un vrai ménestrel. Au milieu de l’agitation causée ces jours-ci par la mort de Nourrit, on s’inquiétait beaucoup au sujet de Paganini ; mais, d’après la lettre qu’il vient de m’écrire de Marseille, je puis dire que si son état n’a pas subi d’amélioration très sensible, au moins il ne s’est point aggravé.

HECTOR BERLIOZ.   

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 septembre 2015.

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