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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 15 JUILLET 1838 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Rentrée de Duprez.

    L’Opéra semblait être en vacances le mois dernier, et jamais peut-être les travaux n’y furent plus actifs. Sans compter les répétitions du nouvel opéra, Benvenuto Cellini, on a remonté Don Juan, où Mme Stoltz a chanté avec talent le rôle de Donna Anna, Gustave et le ballet de L’Ile des Pirates. Malgré tant d’efforts pour le retenir, le public n’en a pas moins pris un congé de quelques semaines, tout comme Duprez, qui enthousiasmait à Lyon la population dilettante de trois ou quatre départemens ; comme M. Duponchel qui allait à Londres sans la moindre envie de voir le couronnement, et qui ne l’a pas vu en effet, ce que je trouve, entre nous, de très bon goût ; comme Habeneck qui dirigeait à Lille un concert de six cents musiciens intelligens, énergiques et patiens (ils m’en ont donné la preuve) ; comme Serda enfin, qui passait ses journées, l’heureux vagabond, à parcourir les sites sauvages des Pyrénées, son parasol sous un bras, sa boîte à couleurs sous l’autre, pour enrichir son album déjà si riche de charmans paysages ; car Serda, son talent de chanteur à part, est un de nos meilleurs dessinateurs. Si vous en doutez, allez chez le marchand de gravures du passage de l’Opéra, galerie de l’Horloge, et demandez ses vues de la Bretagne, que l’éditeur Bouvenne vient de publier ; vous en jugerez.

    Mais enfin les voyageurs sont de retour: Duprez et Habeneck ont fait ensemble leur rentrée dans Guido et Ginevra, aux grands applaudissemens d’une foule que vingt-cinq degrés de chaleur n’avaient pas épouvantée, et devant une recette de neuf mille francs. Duprez semble avoir encore gagné en puissance de voix et en énergie dramatique pendant cette fatigante excursion départementale ; jamais on n’entendit rien de pareil aux accens passionnés qu’il a trouvés dans le bel air au tombeau de Ginevra, et ses notes de tête et de voix mixte dans la romance du premier acte, adorable mélodie dont on ne peut se lasser, avaient un caractère de force et de douceur vraiment archangélique, dont toute la salle s’est émue comme au premier jour de son apparition à l’Opéra. Serait-il vrai, comme Duprez le croit lui-même, que cette voix se développe et se perfectionne encore aujourd’hui par l’exercice !… Après la représentation Duprez et Mme Dorus-Gras, qui avait admirablement chanté et joué le rôle de Ginevra, ont été redemandés avec enthousiasme par le public.

Esmeralda. — La Partition.

    Avant de nous livrer à l’étude de cet ouvrage remarquable sous tant de rapports, il ne sera peut-être pas hors de propos de signaler la cause d’une foule de jugemens erronés, dont les musiciens plus que les autres artistes ont incontestablement à se plaindre. Cette cause est la prévention. Il n’est pas d’art, en effet, plus exposé que la musique à souffrir de ses injustes arrêts. Les peintres, les sculpteurs, les graveurs et les architectes, les poëtes et les prosateurs trouvent un avantage réel dans la fixité de leur œuvre qui, une fois sortie des mains de l’auteur, peut à tout instant repasser sous les yeux du critique, sans que la pensée en puisse être dénaturée, changée ou affaiblie en aucune façon. Un tableau, une statue, sont toujours les mêmes, et rien ne peut s’opposer à ce que le critique les puisse voir tels qu’ils sont et les connaître parfaitement. Si une première inspection ne suffit pas pour bien juger de l’ensemble et des détails, libre à lui de retourner le lendemain, le surlendemain, plusieurs jours de suite ; l’ouvrage est là qui l’attend, immobile et inaltérable. Une composition musicale écrite peut bien, jusqu’à un certain point, jouir des mêmes prérogatives ; mais le public, qui est le grand critique, ne lit pas de partitions, et pour cause ; il les écoute tant bien que mal et les apprécie sur une exécution plus ou moins fidèle, pendant laquelle la pensée du compositeur passe rapidement devant lui, sans qu’il soit possible de l’arrêter un instant pour l’examiner à loisir. D’ailleurs (je dois faire ici à ce sujet ma profession de foi ), bien que beaucoup de gens se vantent de lire dans une partition comme dans un livre, et prétendent l’apprécier parfaitement à la simple inspection, sans avoir besoin d’en entendre une note, une foule d’observations faites sur de très grands musiciens m’ont prouvé jusqu’à l’évidence que cette prétention était au moins fort exagérée. On distinguera à la lecture un style vulgaire d’un autre qui ne l’est pas ; on verra si l’harmonie est pure, riche, si l’instrumentation est traitée avec soin, si les voix sont bien écrites, si les mélodies ont un aspect nouveau, ou si l’ouvrage pèche par les défauts contraires : mais quant à en posséder une connaissance complète, quant à en être ému absolument comme on pourrait l’être à l’aide d’une bonne exécution, c’est ce que je nie formellement.

    La musique est l’art des sons, elle n’a d’action réelle que par eux, et dire que les yeux peuvent, rigoureusement parlant, remplacer l’oreille pour en transmettre les impressions, équivaut à confondre le récit d’un fait avec ce fait lui-même, ou l’idée avec la sensation. Bien plus, la lecture d’une partition (surtout dans l’état actuel de l’art) ne donne pas même l’idée juste de ce qu’elle contient ; on y voit souvent ce que l’exécution fait disparaître, et plus souvent encore le lecteur n’y aperçoit pas la cause de certains effets vraiment beaux et neufs, dont l’auditeur sera impressionné jusqu’à l’enthousiasme. Tellement, que des chefs d’orchestre très habiles s’étant trouvés dans le cas de faire exécuter en l’absence des auteurs, des compositions qu’ils avaient lues avec la plus grande attention, sur lesquelles ils avaient médité longuement et qu’ils pensaient posséder à fond, ont commis des erreurs assez graves pour dénaturer une foule de passages, en changer la couleur et détruire enfin la pensée fondamentale tout entière. Il est même arrivé que, préoccupés des accessoires placés en évidence dans la partition, ils ne se sont pas aperçus aux répétitions que le principal manquait ; de là d’horribles lacunes dans l’orchestre, que le hasard seul leur faisait apercevoir un peu plus tard, et qui n’eussent sans doute jamais existé, si l’ouvrage avait été préalablement entendu de l’artiste chargé de le monter.

    On voit que, même pour des musiciens d’un ordre élevé, la juste appréciation à la lecture d’une œuvre musicale de quelque importance est chose à peu près impossible. Mais si une exécution exacte, chaleureuse et colorée est absolument nécessaire au compositeur, il faut encore, pour que justice lui soit rendue, qu’aucune idée étrangère à l’art ne vienne agir sur ses auditeurs et les soustraire à son influence ; il faut que ses juges soient tout à fait exempts de prévention. Malheureusement il en est fort rarement ainsi : quelques exemples montreront jusqu’à quel point de ridicule cette fâcheuse disposition d’esprit peut entraîner les arbitres de l’art, quand elle n’amène pas les plus tristes conséquences pour les artistes.

    On sait par quelle charmante mystification Méhul obtint, sous le nom de Fioravanti, pour son Irato, les applaudissemens dont Napoléon ne croyait digne aucun compositeur français. Informé de sa méprise, le premier consul pardonna de bon cœur à l’artiste le démenti qu’il en avait reçu, et ne revint point sur son jugement. Mais cette loyauté, si naturelle en apparence, ne se rencontre guère plus souvent que les autres belles qualités de Napoléon. Un autre musicien français en eut la preuve peu de temps après. Les maîtrises de province étaient alors florissantes, et plusieurs étaient dirigées par des hommes d’un véritable talent. L’un d’eux, jaloux de se produire sur un des théâtres de la capitale, après avoir employé beaucoup de temps en démarches inutiles pour obtenir un livret d’opéra et le faire jouer, allait retourner triste et découragé dans sa petite ville, quand Lesueur, chez qui le caractère s’est toujours montré aussi haut que le talent, et dont les œuvres étaient alors en grande vogue, vint au secours du pauvre jeune homme ; il lui trouve un drame lyrique, et, de concert avec l’auteur des paroles, répand le bruit que lui, Lesueur, en faisait la musique. Quelques mois se passent ; la musique est terminée ; on présente la partition sous le nom de l’auteur de la Caverne ; elle est reçue et mise à l’étude presqu’aussitôt. La première épreuve publique lui est favorable ; aux seconde, troisième et quatrième représentations, le succès sa confirme et s’accroît ; à la cinquième, M. Lesueur, avouant sa pieuse ruse, découvre le nom du véritable auteur ; aussitôt grande colère des directeurs ; cette musique, excellente la veille, devient détestable en un moment ; les représentations sont arrêtées court, et peu s’en faut que l’administration ne demande à M. Lesueur des dommages et intérêts. La pièce n’a plus reparu ; elle avait pour titre Arabelle et Vascos. L’auteur, qui s’appelait Marc, si je ne me trompe, est mort misérable, à peu près inconnu.

    Un musicien d’un des grands théâtres de Paris s’est maintes fois donné le plaisir de faire exécuter par ses camarades de véritables quatuors de Beethoven, avec le nom de l’auteur en tête des parties manuscrites. Le résultat a toujours été le même ; on a trouvé les quatuors ridicules ; chacun des exécutans et des auditeurs étant persuadé que le nom de Beethoven en cachait un autre à eux bien connu. Il leur a donné ensuite, comme de lui, d’autres quatuors qu’ils ont attribués à Beethoven, et conséquemment trouvés admirables ; mais il a prouvé facilement la vérité de son dire, et des séances musicales si fécondes en méprises pareilles n’ont pas duré long-temps.

    Voici un exemple plus frappant encore que j’ai entendu citer par tant de personnes différentes et également désintéressées, que j’ai fini par y ajouter foi : Un professeur de composition, d’une sévérité extrême pour tous ses élèves, en avait pris un entre autres tout-à-fait en aversion. Rien de ce qu’écrivait ce malheureux n’était supportable ; aucun de ses essais ne décélait la moindre lueur d’inspiration, le plus léger symptôme de génie ; c’était, à en croire l’impitoyable maître, un mélange continuel de platitudes et de duretés. Profondément blessé d’une telle sévérité, l’élève, pour en tirer vengeance et prouver en même temps sans réplique la partialité révoltante dont il était victime, eut l’idée de copier, dans une ancienne partition, un air de caractère, et le présenta effrontément, comme le dernier essai de sa muse, au terrible professeur. Nouvel accès de colère : le manuscrit est jeté par la fenêtre ; le maître déclare que décidément l’auteur d’un pareil morceau n’a jamais eu la moindre disposition pour la musique, et qu’il doit se hâter d’en abandonner l’étude pour quelque métier plus convenable à ses obscures facultés, « Je suis obligé, cette fois, de vous démentir, dit l’élève triomphant; car mon air est…. de vous. » Le maître, en effet, avait oublié ce fragment d’une de ses compositions les plus chères, et c’était lui-même qu’il venait de condamner ainsi.

    Il serait aisé de prouver que le jugement porté sur Esmeralda par une partie du public de l’Opéra est à peu près de la même valeur que ceux que nous venons de citer. Les motifs de cette violente opposition ne sont pas de ceux qu’on découvre avec peine et dont la complication peut laisser quelques doutes sur leur nature. Loin de là, tout le monde sait parfaitement pourquoi, après l’accueil bienveillant, je dirai même brillant, fait tant de fois à de misérables platitudes, une œuvre largement conçue et exécutée savamment a été repoussée par ce même public qui cent fois de suite s’est empressé d’aller entendre la Lampe merveilleuse. Il est donc inutile de s’appesantir sur ce point, et le lecteur nous suivra plus volontiers sans doute dans l’examen rapide que nous allons faire des éminentes qualités qui assignent à la partition d’Esmeralda une place si honorable dans la hiérarchie musicale.

    Mlle Bertin a beaucoup lu, beaucoup écrit et plus réfléchi encore pour acquérir la connaissance complète de tout ce qui se rattache à la théorie de son art ; aussi est-elle parvenue fort loin sur la route épineuse qui mène aux compositions fortes et durables. Très habile dans les combinaisons harmoniques, même les plus ardues, douée d’un sentiment vrai de l’expression et des convenances dramatiques, portée naturellement à la pureté et à l’élévation du style mélodique, elle a de plus acquis par la méditation des œuvres de certains maîtres ce qu’une longue pratique suffit à peine à donner à d’autres, de l’adresse et de l’aisance dans l’emploi des masses, dans la conduite des morceaux de longue haleine, et dans l’usage de l’instrumentation. La crainte d’être accusée de faiblesse sous ce dernier rapport l’a peut-être entraînée quelquefois à tomber dans l’exagération de la force. Mais ce défaut même, eu égard aux habitudes de l’auditoire auquel Esmeralda était destinée, n’existait pour ainsi dire pas, grâce à tant de productions de l’école moderne qui nous ont accoutumés en ce genre à tous les excès imaginables. Un reproche plus sérieux qu’on pourrait lui faire, c’est de trop moduler pour le plaisir de moduler. Les modulations qui sont des accens, c’est-à-dire qui augmentent ou modifient l’expression du chant ou de l’harmonie, n’arrivent jamais mal à propos ; quelle que soit leur étrangeté, lorsqu’elle sont ménagées avec adresse, elles manquent rarement leur effet ; mais quand, dans un morceau à deux mouvemens, un andante en mi naturel, par exemple, est suivi presque sans transition d’un allegro en fa, sans que la scène indique clairement la raison d’un aussi brusque déplacement de la tonalité, l’oreille, avant d’adopter la nouvelle tonique, hésite et s’étonne long-temps ; pendant cette indécision, l’intérêt se rompt, l’émotion de l’auditeur se dissipe, il redevient froid, et tous les efforts du compositeur pour le réchauffer sont impuissans. Si Mlle Bertin a nui par ce moyen à quelques unes de ses plus belles idées, il est juste de dire aussi qu’en mainte occasion, elle a trouvé des modulations capables de relever les pensées les plus ordinaires. Alors aussi n’étaient-elles que des modulations accens, de la nature de celles que nous avons indiquées plus haut. Nous citerons entre autres le passage de l’accord du do majeur à celui de la septième dominante de la bémol présente sous son deuxième renversement, au vers de la ronde de nuit :

« Lorsque tout dort. »

il est d’un bonheur incroyable, dont l’intention dramatique, l’expression et l’effet purement musical se ressentent également. Notez que cette modulation est en soi une chose commune que le compositeur a réhabilitée et ennoblie ici par une disposition harmonique inattendue, celle du second accord. Mettez le mi bémol à la basse au lieu du si bémol, et la charmante surprise qu’on éprouve à ce passage, la couleur mystérieuse qu’il répand à l’improviste sur toute la scène, et l’accent dont il assombrit les paroles de Frollo, disparaîtront en même temps. C’est là de l’invention. Un exemple analogue se présente encore dans l’air de Quasimodo et donne à sa péroraison cet éclat et cette force que les plus acharnés ennemis de l’auteur ont été forcés d’applaudir ; c’est le brusque retour du ton de ré majeur au ton d’ut par l’entremise d’un accord du sol très court, presque imperceptible, pont fragile qui suffit cependant à franchir ce passage dangereux.

    Le thème, reparaissant alors, profite de tous les avantages qui viennent de naître de cette réinstallation de la tonique principale, et c’est pourquoi, malgré tous les hourras dont l’orchestre entier salue son retour, il vibre avec assez de force pour se dessiner au travers de la tonnante harmonie, et dominer sans effort trombones et timballes. Cet air, aujourd’hui populaire, est un chef-d’œuvre ; il restera acquis au répertoire des concerts. Aussi, ne pouvant en nier le mérite, a-t-on voulu en contester la propriété à Mlle Bertin. N’a-t-on pas dit long-temps auparavant que le Devin du village n’était pas de Rousseau, n’a-t-on pas accusé Gluck d’avoir volé Orphée à un musicien italien et Spontini sa Vestale à un Allemand ; il est singulier que les véritables auteurs aient toujours conservé un si modeste silence, un si complet incognito ; la Vestale et Orphée cependant valaient bien une réclamation. Mais passons.

    Parmi les beautés mélodiques d’Esmeralda, plusieurs sont d’un charme et d’une puissance d’expression extrêmement rares. On se souviendra long-temps à l’Opéra du chœur si gracieux et si plein de verve : Il enlevait une fille ! — du chant doux et triste qui précède au premier acte l’entrée de la Bohémienne ; — de sa romance au quatrième ; — et surtout de la belle et noble phrase du grand duo entre Frollo et Esmeralda : Par pitié, laissez-moi vite ! duo qui, parmi les inspirations profondément dramatiques de l’ouvrage, tient, à notre avis, le premier rang, tant pour la grandeur de la forme et la sombre majesté des idées, que pour la vérité avec laquelle les deux caractères sont tracés et soutenus. Eh bien ! là encore l’orchestre est trop chargé, et je me trompe fort ou le morceau gagnerait beaucoup à être dégagé des instrumens de cuivre qui écrasent les voix sans accroître l’effet.

    Dans le trio du troisième acte, l’auteur a su tirer un parti nouveau et saisissant d’un moyen dont Gluck semblait avoir à tout jamais interdit l’usage et épuisé les effets : celui des longues récitations de la parole sur une seule note grave, dominante ou tonique. Schubert dans son Lied intitulé la Jeune Fille et la Mort, n’a fait que copier le chœur des ombres d’Alceste ; Mlle Bertin a adroitement évité cet écueil, d’abord en n’accompagnant pas la pédale, ce qui l’eût infailliblement entraînée en de continuelles réminiscences harmoniques, puis en donnant à cette tenue grave des divisions rhythmiques marquées par des coups sourds de timballes, parfaitement motivés d’ailleurs par la situation et qui ne se trouvent ni dans Gluck ni dans ses imitateurs.

    Un morceau remarquable par un genre de mérite tout différent, c’est le chœur religieux qui précède la scène de l’amende honorable : Omnes fluctus fluminis. Il ne s’agit plus ici d’accens passionnés ni d’effets d’instrumentation, mais bien d’un morceau d’église en style fugué dont la couleur et le mouvement font frissonner par leur sombre uniformité. Je ne crois pas qu’il eût été possible de rencontrer mieux que ce chant funèbre pour l’hymne de la dernière heure d’une condamnée. Les parties en sont d’ailleurs habilement dessinées et les modulations des plus neuves. Après avoir exposé son thème en ut mineur, l’auteur le fait revenir en imitations serrées dans le ton tout-à-fait inattendu de mi naturel mineur, et, par une demi-cadence, établissant l’accord de si naturel majeur, dont la tierce et la quinte se taisent bientôt pour ne laisser à découvert que le si, note sensible enharmonique, la masse entière du chœur rentre avec une audace et un bonheur inconcevables dans le ton d’ut majeur qui fait éclater comme un cri de détresse l’exclamation du peuple : Quoi ! vive aujourd’hui, morte demain !

    Le trio avec chœur, qui suit : C’est mon Phœbus qui m’appelle ! est aussi d’une grande beauté d’accent et d’ordonnance harmonique ; la terrible solennité du fatal moment qui s’approche y est parfaitement rendue. Malheureusement son effet ne pouvait manquer d’être paralysé par la place qu’il occupe dans la partition. C’est un chant large, gémissant, en sons tenus et écrit en imitations canoniques ; et le chœur latin qui le précède se trouve précisément traité de la même manière. Or, si deux morceaux d’un caractère vif et d’un mouvement rapide peuvent se succéder sans trop d’inconvéniens, il n’en est pas de même de deux chants lents et lugubres ; l’attention de l’auditeur, très vive pour le premier, chancelle et tombe pour le second, et tous les efforts de l’art pour la ranimer deviennent à peu près inutiles. C’est un défaut commun à tous les opéras dont le dénouement tragique s’avance au milieu des scènes de larmes et de deuil.

    Le chœur : O rigueur inattendue ! succédant à l’allegro vivace : O destinée ! c’est le sonneur ! n’est plus dans le même cas. C’est celui-là cependant qui fut supprimé aux répetitions générales. Je suis bien aise de le retrouver dans la partition, car cette mélodie, aussi neuve qu’expressive, des premiers soprani, se développant au dessus d’un chœur syllabique en accords plaqués brefs, sans autre accompagnement que le sourd grondement que laisse échapper l’orchestre de temps en temps, m’avait toujours semblé une des choses les plus ingénieuses et les mieux senties qu’ait écrites Mlle Bertin. La partition d’Esmeralda, réduite pour le piano par Liszt, avec son habileté technique et sa rare intelligence, vient de paraître chez Troupenas, rue Neuve-Vivienne, 7. Si, parmi les juges qu’elle a trouvés à l’Opéra, beaucoup, en la parcourant, s’applaudissent d’avoir voté en sa faveur, plusieurs aussi sans doute qui lui furent hostiles de parti pris, en l’examinant avec plus de calme et d’attention, se reprocheront leur injuste sévérité : car, sans contredire ici ce que nous avons dit en commençant, bien qu’une composition lyrique de cette nature ne se puisse bien apprécier à la lecture, ni même au piano, au moins est-il certain que l’exécution incomplète du salon suffit pour les personnes qui ont déjà entendu l’ouvrage ; elle éveille la mémoire, et les souvenirs suppléant à ce qui manque font renaître l’idée de la représentation.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 août 2015.

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