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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 25 AVRIL 1838 [p. 1]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Représentation au bénéfice de Mme Damoreau. – Concerts. – Musique religieuse.

    Il y avait foule, on peut le croire, à cette brillante représentation. La simple annonce de la réapparition de Mme Damoreau à l’Opéra avait suffi pour mettre en émoi tout notre public dilettante, comme s’il se fût agi d’une rentrée de la célèbre cantatrice après une longue absence. Elle ne vient cependant ni de Saint-Pétersbourg, comme Mme Taglioni, ni de Milan où va débuter incessamment, dit-on, son ancien camarade Ad. Nourrit, ni de Vienne où retourne Thalberg, ni de Londres qui va nous enlever les sœurs Elssler ; le lieu de son exil n’est éloigné de la rue Lepelletier que de la distance qui sépare le genre opéra-comique du genre lyrique proprement dit, ce qui compte bien pour quelque chose, je suis obligé d’en convenir. C’était donc presque un début, avec toutes ses péripéties. Mais le talent de Mme Damoreau est trop complet, et repose sur des bases trop solides, pour qu’il pût rien avoir à redouter de cette solennité, où certains esprits moroses avaient l’impertinence de voir pour elle une épreuve. Mme Damoreau, en chantant à l’Opéra-Comique les rôles légers et gracieux, écrits par M. Auber, celui de tous les compositeurs existans dont le sentiment musical sympathise le plus avec le sien, et dont le style mélodique est le plus propre peut-être à faire valoir la rare agilité et l’exquise délicatesse d’une telle vocalisation. Mme Damoreau, dis-je, ne sortait pas, en réalité, de son élément ; et son retour à l’Opéra, dans ce rôle d’Elvire de la Muette, qu’elle a créé, et dans celui de Lucrezia d’Actéon, emprunté au répertoire du théâtre de la Bourse, ne pouvait offrir à la critique malicieuse d’autres questions à poser que celles-ci : « Mme Damoreau n’a-t-elle pas perdu quelque peu de sa voix ? Cet organe d’un timbre si pur paraîtra-t-il suffisant aujourd’hui pour remplir l’enceinte du plus grand de nos théâtres ? » Question oiseuse, du reste, puisqu’on ne parlait pas de la rengager à l’Opéra.

    Cette voix, pour nous, est toujours la même ; elle n’a rien acquis en vigueur ; il ne lui manque rien aussi de son velouté, de sa souplesse, de sa justesse, ni de son étendue. Sans contredit ce n’est pas là l’artiste qui pourrait rendre, même approximativement, des rôles tels que ceux des grands drames de Gluck ; le genre pathétique n’est pas le sien. Mais elle s’est montrée dans la cavatine de la Muette aussi habile, aussi sûre d’elle-même, aussi irréprochable que jamais. Beaucoup d’instrumentistes ont la prétention d’imiter la voix humaine ; Mme Damoreau, sans y viser le moins du monde, imite certains instrumens ; souvent, en l’écoutant, on croit entendre une flûte et quelquefois un piano : telles sont la rapidité, la précision de ses traits, et la netteté prodigieuse de ses broderies.

    Duprez remplissait le rôle de Mazaniello, et dans le célèbre duo du second acte, il a été si bien secondé par Massol, que les applaudissemens ont couvert les voix et l’orchestre à plusieurs reprises long-temps avant la fin. Massol avait en outre obtenu la veille un beau succès au concert donné chez M. Erard par les artistes du Palais-Royal.

    Mme Léontine-Volnys a représenté avec une rare intelligence cette Fenella, l’ardente Napolitaine, dont la pantomime éloquente de Mlle Elssler a fait depuis peu un rôle si poétique et si beau. Le pas-galop de Mabille et Mlle Fitzjames, ainsi que la Mazurka dansée par Mazillier et Mlle Maria, ont plu beaucoup aussi aux amateurs de la danse de caractère. Ensuite, M. Lafont s’est présenté pour exécuter une fantaisie sur des thèmes de M. Auber. Ces mélodies se prêtent à merveille aux développemens que le virtuose a voulu leur donner, mais ce sont précisément les plus saillantes des deux premiers actes de la Muette qu’on venait d’entendre, et M. Lafont aurait dû penser que, malgré tout le prestige de son savant archet, il résulterait nécessairement une fâcheuse monotonie de cette brusque reproduction d’une musique devenue d’ailleurs depuis si long-temps populaire. Les œuvres de M. Auber faisaient en grande partie les frais de la soirée. Après la Muette et la fantaisie de M. Lafont, est venu Actéon, un drôle de petit opéra que je ne connaissais pas, dans lequel la bénéficiaire a voulu faire figurer auprès d’elle des artistes appartenant aux trois théâtres où l’on chante le français : c’étaient Dérivis, Couderc et Mlle Plessy ; et les sœurs Elssler, qui plus est, devaient paraître en nymphes de Diane.

    La pièce est en effet conçue de manière à rendre facile une pareille mosaïque d’acteurs. Voici comment : un prince Aldobrandi est marié, amoureux, jaloux et ridicule au point d’enfermer sa jeune femme dans une maison de campagne, où d’après l’ordre du prince, aucun homme ne peut être admis. Il y a bien une demi-douzaine de jeunes filles assez gentilles, une petite cousine et même un page, qui font de leur mieux pour distraire la belle récluse ; mais ni les unes ni l’autre ne peuvent y parvenir. Pour se désennuyer, la princesse se livre sans réserve à son goût pour les arts ; elle peint, elle a commencé un magnifique tableau représentant la Chaste Diane entourée de ses nymphes, surprises par Actéon…

……..Dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher…. au bain.

    Il ne manque plus qu’un personnage, celui du jeune chasseur. Le modèle a fait défaut jusqu’ici, par l’obstination d’Aldobrandi à ne laisser entrer aucun homme au château. Le prince pensant sans doute que l’idée pourrait bien venir à sa femme de faire poser le page pour son Actéon, s’avise de congédier notre Chérubino en lui annonçant qu’il doit partir ce soir même pour Naples. Mme la princesse est un peu contrariée, car elle avait une idée qu’elle tenait à mettre à exécution. Le page est bien plus triste, son idée à lui étant encore plus arrêtée que celle de sa protectrice. Pendant qu’ils consultent pour conjurer l’orage qui menace l’existence d’Actéon, un autre événement vient faire diversion à leur inquiétude. J’ai dit en commençant qu’il y avait une cousine de la princesse. Cette jeune et intéressante personne est aimée du comte Leoni, le voisin de campagne d’Aldobrandi ; mais la défense du prince est si formelle que notre malheureux soupirant ne trouve pas d’autre expédient pour entrer au château que de se déguiser en aveugle, et de venir chanter sous les fenêtres de celle qu’il adore. On l’introduit, en faveur de sa cécité, et grâce à l’aveuglement d’Aldobrandi qui ne se doute pas le moins du monde de la supercherie.

    Après que notre aveugle a chanté une foule de chansons avec accompagnement de flageolet (c’est-à-dire, entendons-nous, le flageolet ne joue qu’avant et après le chant ; le comte Leoni ne possède pas le secret des pasteurs de l’antiquité qui, au dire de mon professeur de troisième, chantaient et jouaient la flûte en même temps) ; après donc que l’aveagle amant a joué une foule de solos de flageolet, accompagnés de chansons, ne voilà-t-il pas la princesse qui s’avise de le demander pour modèle de son Actéon. Il n’y voit pas ; sa présence ne saurait donc effaroucher la pudeur de la chaste Diane, ni celle de ses nymphes. En effet Leoni dépose son galoubet et vient entre deux touffes de roses offrir sa tête encore désarmée aux pinceaux de la princesse ; mais Diane, c’est la jeune cousine qu’aime Leoni, elle est aussi bien que ses nymphes dans le simple appareil, et vous concevez quels regards notre aveugle doit jeter sur les charmes de sa maîtresse, ainsi présentés à son admiration sans l’intermédiaire d’aucun voile jaloux… Pendant le temps que Leoni emploie de la sorte, le pauvre page qui doit partir le soir même a trouvé le moyen de se glisser au salon de peinture pour faire à la princesse ses adieux ; il se cache également derrière une touffe de roses. L’aveugle l’aperçoit, et furieux qu’un autre homme ait l’audace de porter les yeux sur une scène où sa bien-aimée joue un tel rôle, il oublie le sien et s’écrie « Gare au page ! » le page croyant découvrir un rival, replique par : « Gare à l’aveugle ! » Les nymphes éperdues ne savent où se cacher ; Aldobrandi accourt aux cris de ces colombes pudibondes : il tire son poignard pour en frapper Leoni ; mais celui-ci, qui a aussi bon bras que bon œil, le désarme sans peine. On s’explique ; il ne s’agit pas de la princesse ; Leoni ne fait la cour qu’à la jeune cousine, dont il demande la main incontinent.

    Aldobrandi, trop heureux d’en être quitte pour la peur, consent à tout : on s’embrasse, et cela finit. Seulement, avant de finir, Leoni, jaloux sans doute de mettre le plus tôt possible de bons exemples sous les yeux de sa fiancée, invite le beau page au bal qu’il donnera le soir, en lui faisant entendre que c’est une consolation qu’il lui réserve, et qu’il pourra facilement, au milieu du tumulte de la fête, faire à la princesse ses adieux.

    Il y a de jolis morceaux, bien roses, bien frais, bien coquets dans cette partition ; pourtant, avant et après l’époque où il l’écrivit, M. Auber a été plus heureux. Mme Damoreau a mis une finesse charmante dans son air : Souvent un amant ment ; Dérivis, qui jouait pour la première fois un rôle mêlé de dialogue, a fait preuve d’aisance et de bon goût ; les honneurs de la pièce ont toutefois été pour les demoiselles Elssler qui ont dansé comme on ne dansa jamais dans les bois sacrés de Diane, ni même dans les bosquets parfumés d’Idalie.

    La scène avec chœurs de Lucia di Lammermoor venait ensuite. Sur cet instant de la représentation se concentraient le plus vif intérêt des admirateurs de Duprez et la curiosité des indifférens. On savait que Donizetti écrivit pour lui le rôle d’Edgard, et l’impatience était grande de comparer sa manière de le rendre à celle de Rubini. N’ayant jamais entendu dans cette pièce le célèbre ténor italien, nous ne pouvons nous prononcer entre l’un et l’autre. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Duprez ne s’est jamais montré plus touchant ni plus noble. Dans la péroraison de cette cavatine dont le caractère d’ailleurs est fort beau en soi, il a eu des accens vraiment déchirans et au moment où la toile se baissait, les choristes du Théâtre-Italien, qui avaient figuré dans ce fragment de leur répertoire, ont, de la coulisse, mêlé leurs acclamations à celles dont le public, de l’autre côté de la rampe, faisait retentir la salle. La soirée s’est terminée par le Carnaval de Venise. La reprise de cet ancien ballet, rajeuni par quelques pas nouveaux, a été bien accueillie.

    — On avait entendu quelque temps auparavant à l’Opéra les deux célèbres pianistes Doëlher et Thalberg. Peu de jours après, M. Doëlher a convié le public à une nouvelle fête dans la salle Ventadour, où son succès s’est décidé avec plus d’éclat encore. Thalberg y jouait cependant, et l’adagio qu’il avait choisi pour faire le pendant des brillantes fantaisies de son émule et ami est d’un effet irrésistible ; mais l’inconcevable habileté de M. de Doëlher, la nouveauté de la plupart de ses procédés, la grâce infinie de ses traits et de ses ornemens ne pouvaient manquer d’entraîner l’auditoire.

    Les artistes les plus difficiles ont dû joindre leurs suffrages à ceux des amateurs ; en conséquence, M. Doëhler demeure atteint et convaincu d’être un pianiste prodigieux, et de plus un excellent harmoniste. Dans le même concert Lafont, de l’Opéra, a chanté avec âme et simplicité deux romances charmantes qu’on eût volontiers redemandées. Alizard, cette voix de basse si franche, si naturelle et d’une si belle sonorité, avait, au commencement de la séance, fait valoir également bien des stances sur la charité, dont l’auteur a eu tort de garder l’anonyme. Alizard est en bon chemin s’il peut seulement acquérir, non pas de la souplesse, son puissant organe n’en est pas dépourvu, mais un peu d’agilité dans le mouvement général de son exécution, nul doute qu’il n’arrive bientôt, malgré l’exiguïté de sa taille, à une place des plus honorables parmi les chanteurs du genre dramatique sérieux. Il s’est fait entendre en outre, ainsi que Duprez et Wartel, dans les solos d’une messe solennelle de M. Dietch, qui a été exécutée à Saint-Eustache, au milieu d’une affluence immense, le jour de Pâques. Cette composition, montée avec un luxe inusité dans les églises de Paris, a fait sensation parmi les musiciens. C’est réellement l’œuvre d’un artiste fort distingué et savant, dans le sens le plus honorable du mot. Le Gloria, où se trouve une double fugue vocale et instrumentale parfaitement claire et bien conduite, le Benedictus, morceau charmant auquel on ne pourrait reprocher qu’un peu d’actualité dramatique dans le style, et surtout le Credo, dont la forme, sans être bien neuve, est grande cependant et richement colorée, décèlent un compositeur dont les études ont été fortes et dirigées de manière à ne rien ôter de sa vivacité ni de sa fraîcheur à l’imagination dont la nature l’a doué.

    On a également exécuté au Conservatoire, le même jour, un Benedictus de M. Schwenke, compositeur allemand trop peu connu, dont on fait les plus grands éloges. C’est tout ce que nous pouvons en dire, ne l’ayant pas entendu. On voit que la musique religieuse reprend faveur : c’est d’un bon augure.

H. BERLIOZ.   

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er août 2015.

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