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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 7 MARS 1838 [p. 1-2]

 THÉATRE DE L’OPÉRA.

Guido e Ginevra ou la Peste de Florence, opéra en cinq actes,
paroles de M. Scribe, musique de M. Halévy, ballets de M. Mazillier, décors de MM. Filastre [sic] et Cambon.

    Plusieurs accidens qu’on ne pouvait prévoir, tels que le départ de Mlle Falcon et les indispositions successives de Mme Stoltz et de Levasseur, avaient retardé jusqu’ici la représentation de cet ouvrage. Il faut tenir compte de ces obstacles à l’auteur de la musique, bien qu’il ait encouru le reproche fondé d’avoir mis à l’étude, il y a treize mois, un ouvrage dont la partition était à peine commencée. Un grand opéra en cinq actes n’est pas de ces œuvres qui se confectionnent en quelques semaines ; il faut beaucoup de temps, beaucoup de travail, beaucoup de réflexion, et la tâche que le compositeur s’était imposée cette fois, de composer et de faire répétér en même temps, est certes aussi pénible que dangereuse. Il faut féliciter M. Halévy de s’en être aussi bien acquitté.

    Le sujet de Ginevra est tiré d’une de ces ballades que chante le peuple en Italie tout comme en Irlande et en Ecosse. Parmi les traditions de l’histoire de la Toscane, il en est peu sans doute qu’on puisse comparer à celle-ci pour l’intérêt dramatique de l’ensemble et pour la naïveté des détails. Elle a déjà été traduite en allemand par M. Carl Spindler et en français par M. Delécluse. M. Scribe, en ajoutant quelques personnages à ceux de la légende italienne, n’a fait que se conformer aux exigences de la scène de l’Opéra.

    Au lever de la toile, ces paysans, précédés de joueurs de zampogna, viennent faire leurs dévotions à la Madone de l’Arc. Nous sommes dans un village à quelques lieues de Florence, au milieu d’une affluence d’artistes, de seigneurs, de dames, de paysans, d’ouvriers, de condottieri qu’attire la fête de la Madone. Ce sont le duc de Ferrare, Manfredi, que Ricciarda, la cantatrice à la mode, se plaît à tourmenter ; Guido, jeune statuaire, amant fidèle autant que désolé d’une belle inconnue ; Forte-Bracchio, chef de condottieri, frère jumeau des brigands de Stradella qui poignarde, étrangle, empoisonne avec un égal succès à juste prix, et jouit en considération de ce triple talent, de toute la faveur du duc de Ferrare ; c’est enfin Ginevra, la charmante fille de Cosme de Médicis, qui vient déguisée en bergère se mêler à la fête villageoise.

    C’est pour elle, on le devine, que soupire le jeune sculpteur. Il la vit l’an dernier, elle lui promit de revenir à la fête prochaine, elle tient parole. Ginevra s’amuse un instant des déclarations passionnées de son obscur adorateur ; mais son bon cœur l’emporte, elle va, en avouant sa naissance et son déguisement, faire évanouir les espérances amoureuses dont Guido s’enivrait, quand Forte-Bracchio et ses bravi qui l’ont reconnue et qui espèrent tirer d’elle une bonne rançon, se jettent sur Guido et enlèvent Ginevra. Le malheureux artiste blessé d’un coup de poignard, parvient cependant à se faire entendre des gens d’une ferme voisine ; les paysans et les valets de Ginevra accourent à ses cris, on cerne les brigands, Forte-Bracchio est pris, et la fille de Cosme, entraînée par les gens de sa suite, s’éloigne en jetant un tendre regard sur celui dont le sang vient de couler pour sa défense.

    Le second acte est presque exclusivement rempli par une fête nuptiale. Le grand-duc a choisi pour gendre ce même Manfredi que la cantatrice Ricciarda tourmentait naguère par ses caprices et son dédain. Ginevra, en fille soumise autant que timide a consenti à lui donner sa main. On danse beaucoup ; c’est trop juste. Cependant la Ricciarda se trouve doublement offensée du mariage de Manfredi et de l’indifférence de Guido. Ginevra est une rivale dont il faut se débarrasser. Forte-Bracchio, que le crédit du duc de Ferrare a sauvé de la potence, servira d’instrument à l’accomplissement de son projet. Déjà un bruit effrayant a épouvanté les Florentins ; on parle d’une invasion de la peste. Forte-Bracchio n’a donc qu’à trouver le moyen de mêler parmi les présens de noces destinés à Ginevra un voile empoisonné, et la mort de l’innocente fiancée est aussi certaine que l’impunité de ses assassins. Ginevra sera comptée parmi les premières victimes de

      Ce mal qui répand la terreur,
      Mal que le ciel en sa furenr 
Inventa pour punir les crimes de la terre.

    Le marché se conclut dans un duo qui rendait inévitable le souvenir du trio des bandits de Stradella. Cependant on entend la marche du cortège nuptial qui revient de l’église ; Forte-Bracchio sort en indiquant à Ricciarda qu’il va exécuter ses ordres. Ginevra, donnant la main à Manfredi et à son père, va s’asseoir sur une estrade ; et là, entourée de toute la cour, elle assiste à la fête donnée pour son mariage. On danse encore beaucoup.

    Depuis que nous avons quitté Guido, son talent a appelé sur lui l’attention et les faveurs du grand-duc ; le palais des Médicis lui est ouvert. Il connaît Ginevra maintenant ; il peut apprécier la témérité de ses vœux et l’étendue de son malheur : mais son amour est aussi dévoué que profond ; et au moment de s’éloigner pour jamais de la cour, il croit devoir prévenir le grand-duc des dangers qui menacent Ginevra.

« J’allais quitter ces murs !…. près de vous me rappelle
      Le soin de vos jours précieux !
      Je viens de voir un malheureux,
Tombant frappé soudain d’une atteinte mortelle !
Et l’on dit qu’un navire, arrivé d’Orient,
Apporta dans Livourne un fléau redoutable.
Dont le souffle fatal jusqu’en nos murs s’étend ! »

    Cosme envoie son gendre Manfredi s’informer de la vérité et recommande à Guido le silence. La fête continue donc. En ce moment paraît Forte-Bracchio vêtu de la livrée du duc de Ferrare ; il est suivi de plusieurs pages et d’une esclave noire portant les corbeilles et les présens de noce. Ginevra admire le voile qu’on lui présente. Les femmes qui l’entourent le lui attachent sur la tête. — Elle se rassied sur l’estrade à coté de Médicis qui est revenu près d’elle. Guido a disparu, confondu dans la foule. Les danses deviennent plus animées. Plusieurs fois, pendant le ballet, Ginevra a porté la main à son front et laissé voir des signes d’une souffrance qu’elle cherche en vain à réprimer…. Mais la douleur l’emporte et elle pousse un cri perçant. A ce cri, le bal est interrompu ; Médicis effrayé serre sa fille dans ses bras, quand l’intendant du palais accourant, vient annoncer l’horrible vérité.

             Le fléau se déclare,
   Le désespoir de tous les cœurs s’empare ;
Le désordre et l’horreur régnent dans la cité  !
   Tout tombe et meurt !… On fuit épouvanté.

    Tous de s’éloigner alors avec effroi de Ginevra. Guido seul s’élance et la soutient dans ses bras.

    Au troisième acte le théâtre représente la cathédrale de Florence. Au dessous les caveaux de l’église, où le corps de Ginevra vient d’être déposé sur un lit de parade. Médicis et les principaux habitans de Florence sont à genoux dans la nef, tendue de blanc. Au moment où le rideau se lève, on achève la cérémonie funèbre. Les assistans sortent lentement ; Forte-Bracchio, qui s’était mêlé à la foule avec ses condottieri, les retient au moment où ils allaient quitter l’église :

Restez auprès de moi ; Satan qui nous guida
M’inspire un saint projet qui nous enrichira.

    Il s’agit de piller le riche tombeau de Ginevra ; mais Teobaldo, le sacristain, surveille les bandits, et s’adressant à leur chef :

Va piller nos palais, dévastés sans pitié,
    Et, semblable aux vautours avides,
    Va dépouiller les cadavres livides
Frappés par ce fléau votre digne allié… ;
Mais ne viens pas ici, d’une main sacrilège,
Enlever des trésors que Dieu même protège !
Ou du peuple sur vous, appelant les fureurs,
Je vous livre à l’instant à leurs poignards vengeurs !

FORTE-BRACCHIO.

Le sacristain se fâche !… et sa sainte colère
Défend l’or du couvent, et les vases sacrés.
Mais j’ai d’autres moyens qui, cette nuit, j’espère, 
Réussiront !… Venez… vous m’accompagnerez.

    Pendant cette scène Guido, errant dans la cathédrale, s’aperçoit que la pierre qui doit fermer le tombeau n’est pas encore scellée ; il descend lentement l’escalier, et vient en sanglotant s’agenouiller auprès du corps de Ginevra que recouvre un long voile blanc. Le sacristain et les moines qui l’accompagnent respectent la douleur du malheureux amant, mais l’engagent à sortir cependant ; il faut fermer le caveau, et Guido ne peut y rester plus long-temps. Il y a là une scène de supplications d’un pathétique achevé. Guido au désespoir est entraîné mourant par les moines, et la tombe se ferme derrière eux. Nous allons assister à la scène immortelle de Roméo et Juliette, variée d’une façon aussi ingénieuse que dramatique. Ginevra revient à elle peu à peu ; le froid et l’humidité l’ont ranimée ; elle parcourt le caveau, s’effraie du silence et de l’obscurité qui l’environnent, appelle à son secours, et reconnaissant enfin le lieu où elle est enfermée et l’inutilité de ses cris, succombe à l’horreur de sa situation, et tombe évanouie. Alors les bandits, conduits par Forte-Bracchio, parviennent à s’introduire de nouveau dans l’église, et soulevant la pierre sépulcrale ils descendent en répétant à voix basse :

A Dieu son âme, à nous ses diamans.

    Mais la pierre est à peine enlevée, que l’air extérieur pénétrant dans le caveau, Ginevra commence à reprendre ses sens ; elle entend du bruit autour d’elle, et se relève ; les brigands tombent la face contre terre ; et pendant qu’ils conjurent l’ombre redoutable en se frappant la poitrine à coups redoublés, Ginevra sans proférer une parole traverse lentement le souterrain, monte dans l’église, se prosterne en passant devant l’autel, sort par la porte que les bandits ont laissée entr’ouverte, et disparaît. Ce tombeau vide, dont les dalles sont couvertes de corps hideux, frémissans et accroupis ; cette demi-obscurité de l’église encore revêtue de son funèbre appareil, au milieu duquel une blanche apparition, aux formes sveltes et gracieuses semble un esprit pur des sombres tableaux de Martin reprenant son vol vers les cieux, tout concourt à faire de cette scène l’une des plus neuves et des plus poétiques dont nous ayons jamais été témoins. Cette savante et belle combinaison fait honneur à l’imagination autant qu’à l’habileté de M. Scribe. Il n’est pas possible de mieux concevoir un final de grand opéra.

    Au début de l’acte quatrième, nous retrouvons Manfredi qui déjà se console d’être veuf sans avoir été époux, en s’enivrant de compagnie avec de jeunes seigneurs et Ricciarda sa maîtresse. Quelques coups frappés à la porte interrompent de leur bruit sinistre les chants de l’orgie.

Qui frappe ainsi la nuit ?

    s’écrie Manfredi en se dirigeant vers le balcon.

GINEVRA (en dehors et d’une voix affaiblie).
                    C’est moi !… c’est votre femme Ginevra !

MANFREDI (étonné et lâchant la main de Ricciarda).
                     Juste ciel !

RICCIARDA (tombant à genoux).
                      C’est elle !….c’est son âme
Que ce festin impie irrite contre nous !

MANFREDI.

Ombre de Ginevra, de moi que voulez-vous ?

GINEVRA.

Asile !

MANFREDI.

         Et de quel droit ? Qui t’amène sur terre
N’as-tu pas eu de nous l’eau sainte et la prière ?
Va-t-en !…Dans nos cités c’est assez de fléaux,
Sans que les morts encor sortent de leurs tombeaux !
Et si trop généreux, l’enfer lâche sa proie,
Ombre ou spectre va-t-en !… Vers lui je te renvoie !

    Il saisit une arquebuse au trophée d’armes qui est près du balcon, le coup part, et l’on entend au dehors un cri plaintif. Cette action paraîtrait moins étrange, si Manfredi avait laissé voir quelques symptômes d’ivresse, et si l’on pouvait croire que le vin et la peur ont égaré sa raison.

    Malheureusement il n’en est pas ainsi ; et, faute de l’avoir préparée par un crescendo de désordre mieux observé dans le mouvement de l’orgie, une telle scène étonne le spectateur sans l’émouvoir beaucoup. Le fantôme ainsi brutalement chassé, les convives se remettent à table, et le festin prend alors le caractère qu’il aurait mieux valu lui donner un peu plus tôt. Le prince entend sa maîtresse et ses amis, attendris par le vin, lui prodiguer les sermens d’une affection et d’un dévouement à toute épreuve. Ils comptent sans la peste, cet hôte impitoyable qui déjà s’est emparé de Manfredi. En le voyant pâlir et chanceler, tous prennent la fuite, et Ricciarda va les suivre, quand son amant, exaspéré de douleur et de rage, se lève du canapé sur lequel il était tombé, court à elle, l’enlace de ses bras dans une étreinte borrible, et crie, en se laissant entraîner par la malheureuse :

Ah ! ne crois pas qu’ici je t’abandonne,
   Toujours unis jusqu’à la mort !
   Pour toi l’heure dernière sonne
   Et tu partageras mon sort.

    Le théâtre change et représente la place du vieux palais de Florence. Il fait nuit ; la neige tombe et couvre les principaux édifices. Forte-Bracchio paraît avec ses compagnons, les uns portent de riches habits, des vases d’or, des manteaux de pourpre. D’autres tiennent des flacons de vin, de belles armures qu’ils viennent de piller dans les palais voisins.

               Vive la peste.
        Pour ceux qui ne l’ont pas !
             Debout je reste,
      Et brave le trépas !
A nous trésors et richesses
A nous les palais !…. A nous
Les couronnes, les duchesses 
Et les armes de leurs époux !

    Ils allument des torches, et se ruent en tumulte sur les maisons voisines. Qui vient, à la lueur de l’incendie, frapper à la porte du palais Médicis ? C’est Ginevra, blessée, exténuée de froid et de fatigue. Sa main débile a peine à soulever le lourd marteau de bronze ; il retombe, et personne ne répond ; le palais est vide. Son père n’est plus sans doute, il eût entendu la voix de son enfant. Avec sa dernière espérance, les forces qui restaient à la suppliante lui manquent enfin ; étendue sur la neige qui couvre le seuil paternel, elle va mourir, quand Guido se présente, la reconnaît, la rappelle à la vie et l’emporte en délirant d’anxiété et de joie. Il a bien gagné son trésor, le pauvre amant ; aussi l’intérêt qu’il inspire est-il des plus vifs quand nous le retrouvons, au cinquième acte, heureux enfin de l’amour que lui a voué Ginevra, amour candide et romanesque dont il savoure les délices dans une ferme isolée des Apennins. Cet intérêt redouble lorsque Médicis, vieux et désolé, conduit par le hasard dans ces montagnes, rencontre sa fille qu’il croyait morte et veut l’enlever à son libérateur. Ginevra ne peut plus hésiter entre Guido et son père, et le grand-duc lui-même, bientôt attendri, accorde à l’artiste éperdu sa noble récompense. Le ciel pardonne aussi ; le fléau destructeur a disparu. L’air retentit de chants d’actions de grâces ; et au moment où le vieux duc embrasse en pleurant ses enfans, on voit s’avancer une procession de camaldules portant la châsse de Saint-Romuald. De jeunes filles vêtues de blanc l’accompagnent en jetant des fleurs, et de tous les points de la montagne les paysans agitent des rameaux ou se mettent à genoux devant la sainte relique. La toile tombe sur ce tableau.

    M. Scribe n’a jamais, à mon avis, trouvé de sujet plus favorable à une musique dramatique, pittoresque, religieuse, passionnée, tendre et violente à la fois ; les situations que son livret présente au compositeur sont d’une grande richesse et constamment variées.

    Quelques scènes auraient pu, je crois, être développées d’une façon plus avantageuse à l’emploi des masses vocales ; mais ce sont des exceptions qui n’ôtent presque rien à la valeur de l’ouvrage, valeur très grande je le répète, et que les musiciens apprécieront mieux que personne.

    La partition de M. Halévy contient aussi de bien belles choses, dans les troisième et quatrième actes surtout ; nous ne pourrons en faire qu’une énumération rapide, faute d’avoir une connaissance assez approfondie des détails. Ce sont : la romance du premier acte, morceau charmant supérieurement écrit d’ailleurs pour la voix de Duprez, l’introduction des Condottieri, l’air de Guido au tombeau de Ginevra, précédé d’une ritournelle de trombonne-alto à pistons, dans laquelle M. Schiltz s’est fait chaudement applaudir ; le chœur Vive la peste, morceau très bien fait, largement conçu, d’un style vigoureux et franc. Je me rappelle encore un récitatif mesuré très remarquable au deuxième acte, où, pendant une progression de tierces et de secondes alternatives, murmurées dans le medium par les deux clarinettes seules, Forte-Bracchio dit les vers suivans sur une pédale de dominante :

      Il est de rapides poisons
Qui servent bien la haine et trompent les soupçons ;
Une fleur… une écharpe…. une riche parure,
        Peuvent donner la mort….

    Ceci appartient en propre à M. Halévy, c’est neuf autant que dramatique. En général, le rôle de Forte-Bracchio est un des plus soignés de cette vaste partition, et il faut rendre à Massol la justice de dire qu’il l’a supérieurement rendu, comme chanteur et comme acteur. Cette voix mordante fait merveille dans la vaste salle de l’Opéra ; les compositeurs n’auront garde sans doute, à l’avenir, de n’en pas tirer parti. Mais il faudrait en varier l’emploi, et ne pas toujours faire de Massol un brigand, comme dans Ali-Baba, dans Stradella et dans Ginevra. L’artiste et les auteurs ont tout à gagner à sortir de cette ornière. Levasseur était plein de dignité dans le rôle fort court de Cosme de Médicis ; sa physionomie autant que ses attitudes et son chant exprimaient à merveille la douleur d’un vieillard et d’un père. Dérivis a mis de la chaleur dans la scène assez froide en elle-même de l’orgie. Le rôle de Ricciarda, qui n’avait pas été destiné à Mme Stoltz, lui a fourni cependant plus d’une occasion de succès ; son jeu est toujours énergique, et sa voix a des notes d’une grande pureté, sonores et puissantes.

    Mme Dorus-Gras a remporté une victoire en créant ce rôle tragique de Ginevra. Jusqu’à présent elle n’avait guère représenté que des personnages peu agissans, tels que la reine Marguerite dans les Huguenots, la princesse Eudoxie dans la Juive, ou Mathilde dans Guillaume Tell. Elle vient, cette fois, d’aborder de front le véritable drame, et l’épreuve lui a été favorable de tout point. A la vocalisation savante que chacun lui connaît, elle a joint des qualités de chant plus solides et plus rares, la largeur, la pureté du style et la vérité d’expression. Sa pantomime est sobre, mais élégante, et toujours distinguée.

    Quant à Duprez dont je n’ai rien dit encore, les termes manquent pour en donner une idée. Amour, rêverie, mélancolie, désespoir, fureur, noble fierté, tout est réuni dans cette exécution merveilleuse. Il a eu des élans dans le récitatif, dont la salle a frissonné tout entière. Celui-ci par exemple :

     Elle m’a dit : « A la fête prochaine ! »
            Vous voyez maintenant si je peux,
Même pour un trésor, m’éloigner de ce lieux !

    Dans la scène de la tombe et le duo du quatrième acte, il a été le plus beau, le plus déchirant Roméo qui se puisse voir et entendre. Mais rien n’égale, à mon sens, les prodiges de passion qu’il a réalisés dans son dernier morceau :

   Je l’ai ravie à la tombe ;
   Par le ciel ! elle est à moi.
   Elle vint, pâle et glacée,
   Supplier son noble époux ;
   Lâchement il l’a chassée :
   Elle tomba sous ses coups.
   Moi, j’ai recueilli son âme
   Et Manfredi verrait le jour,
   Que je dirais à cet infâme :
« Viens l’arracher à mon amour ! »

    Le rôle de Guido est un des chefs-d’œuvre de Duprez : il suffirait à lui seul pour assurer le succès de la partition. Je n’ai pas besoin de dire que la mise en scène et les costumes (sauf peut-être le costume de Levasseur, qui n’est pas heureux) sont dignes de ce qu’on a fait de plus riche et de plus brillant à l’Opéra. MM. Filastre [Philastre] et Cambon ont fait preuve d’un talent réel dans la peinture de l’intérieur de la cathédrale et du salon du palais de Manfredi. Ces deux belles décorations méritent une mention toute particulière ; les autres ont paru en général faibles et d’une couleur peu harmonieuse.

    Je trouve moi qu’il y a beaucoup de danse dans le nouvel ouvrage ; d’excellens critiques spéciaux disaient au contraire, à la première représentation, qu’il n’y en a pas assez. Quoi qu’il en soit, et pour rendre pleine justice à chacun, n’oublions pas de citer Mlles Fitz-James qui se sont distinguées l’une et l’autre dans un charmant pas de cinq dessiné par Mazillier. A cet ensemble a succédé une assez pâle contrefaçon du pas styrien, dansée par l’auteur et Mme A. Dupont. Le talent si plein de verve et de correction des exécutans ne pouvait suffire pour le succès d’une danse à la fois dépourvue de caractère et d’originalité. Mazillier fera bien aux prochaines représentations de supprimer les grelots de son costume ; ils rappellent trop le bruit favori d’un célèbre postillon.

    Les chœurs et l’orchestre se sont acquittés mieux encore que de coutume de la tâche difficile, mais brillante, que leur a confiée M. Halévy. Le succès a été complet.

H. BERLIOZ     

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er juillet 2015.

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