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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 31 MARS 1837 [p. 1]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Représentation au bénéfice de Levasseur.

    Rien de plus commun que les représentations à bénéfice, rien de plus rare que celles dont le public et le bénéficiaire sortent également satisfaits. Il faut réunir en pareil cas tant d’élémens pour justifier l’emphase de l’affiche et l’augmentation du prix des places, qu’après trois semaines de courses, de sollicitations, de fatigue et d’embarras, on ne parvient pas toujours à faire tenir ensemble jusqu’à la fin les diverses pièces mal cousues de cet habit d’arlequin qu’on appelle le programme. Le public cependant, malgré les innombrables déceptions dont ces prétendues solennités de l’art l’ont rendu victime, est comme les lapins de la fable, toujours prêt à s’y exposer de nouveau. Les Anglais sont plus prudens, et un exemple récent vient de prouver que, pour les attirer aujourd’hui au théâtre, leurs artistes dramatiques doivent avoir recours à des moyens auxquels les plus ingénieux d’entre les nôtres n’ont pas encore songé. Un M. Skerrett, acteur du théâtre de Sheffield, après avoir à grand’peine composé le spectacle le plus bizarre pour son bénéfice, voyant que la caisse demeurait vide, s’avisa enfin d’un expédient admirable, qui lui réussit à souhait.

    Il annonça que les personnes qui voudraient bien honorer sa représentation de leur présence recevraient, avec leurs billets, des numéros d’une loterie qui devait être tirée sur le théâtre dans un entr’acte, et dont l’enjeu consistait, devinez un peu…. dans une magnifique édition des œuvres de Shakspeare, peut-être ?…. ou le manuscrit autogaphe d’Hamlet ? ou tout au moins dans un souvenir de quelque autre poëte, tel que la houlette de Burns, le couteau de chasse de Walter Scott, le yatagan de Byron ?…. mieux que ça, mieux que ça ; il s’agissait de deux superbes, deux magnifiques, deux énormes porcs, que le gagnant trouverait attachés à la porte d’entrée des acteurs, et qu’il pourrait emmener avant même la fin de la représentation : clause importante et qu’il n’a eu garde d’oublier. Ceci est du nouveau, de l’imprévu, j’espère, en fait d’intérêt dramatique. Parlez-moi de faire de l’art dans ce pays-là.

    Mais nous voilà furieusement loin de la soirée donnée à l’Opéra par Levasseur ; soirée d’autant plus brillante que le programme en avait été composé avec un tact plus rare et un goût plus fin et plus délicat. Il n’y avait rien d’extraordinaire, en effet, que le talent des artistes accourus de la meilleure grâce du monde à l’appel de l’habile chanteur, leur émule. C’était tout simplement, comme on va le voir, la réunion des illustrations de la scène, rapprochées sans charlatanisme, et agissant sans embarras, chacune dans sa sphère, pour la plus grande joie de leurs admirateurs.

    Mlle Falcon, Nourrit et le bénéficiaire, ouvraient la séance dans le cinquième acte de Robert. L’exécution de l’immortel trio n’avait jamais été plus entraînante et plus irréprochable malgré l’enrouement de Nourrit, dont, à vrai dire, personne ne s’est aperçu. Levasseur trouverait difficilement un morceau où toutes les belles qualités de son chant et de son jeu fussent mieux en évidence que dans ce fragment du rôle de Bertram. Sa voix forte et mordante, mais souple cependant, y fait merveilles, et c’est là aussi qu’on peut juger comment avec son sang-froid apparent et son jeu réservé, il arrive, par une animation lente et continue à produire sur son auditoire la plus vive impression. A la fin du trio surtout, au moment où Robert paraît sur le point de céder à la sainte influence des avis de sa mère, Bertram redoublant d’instances se rapproche de son fils et passant son bras gauche autour de son cou le presse d’une étreinte convulsive sur sa poitrine de père et de damné sans que ce geste hardi ôte rien à la beauté terrible de son attitude. Ce mouvement est admirable et d’un très grand effet. Avant le trio, le chœur à l’unisson des moines avait été assez bien rendu sous le rapport musical ; mais de quelle pantomime étrange il était accompagné ! Qu’est-ce donc que ces trois pénitens encapuchonnés qui viennent les pieds en dehors, les hanches saillantes, et en sautillant s’agenouiller devant les moines ? des danseurs sans doute ; mais est-ce là l’humble allure de pécheurs repentans, et, à part même le caractère de leurs rôles, des danseurs ne sauraient-ils au moins marcher comme des hommes ? Ces détails de la mise en scène méritent l’attention de M. Duponchel ; rien, d’ordinaire, n’est traité légèrement à l’Opéra ; nous lui signalons cette pantomime, que nous avions plusieurs fois remarquée comme quelque chose de choquant et de ridicule.

    Au dernier acte de Robert succédait un fragment du Barbiere di Siviglia, ce chef-d’œuvre de Rossini qu’on entend toujours avec plaisir. Mlle Grisi et Tamburini, dans le duo de la Lettre, ont eu les honneurs du bis ; il faut l’avouer, c’était bien mérité. Rien n’égale la fraîcheur, la grâce et le fini de la vocalisation de Mlle Grisi ; et loin de faire à la belle cantatrice un reproche de ses mille coquetteries de gosiers, nous lui dirons cette fois qu’elles étaient d’autant plus ravissantes que le caractère de Rosine et le style général de l’ouvrage n’en souffrent en aucune façon. Tamburini est un Figaro bien spirituel et un excellent chanteur ; pourtant il a un défaut dont il faut, je crois, l’avertir. Au rebours des autres virtuoses italiens, il est sans cesse préoccupé, surtout dans les rôles bouffes, de l’accentuation et de la prononciation des paroles ; on dirait qu’il veut produire un effet sur chaque mot ; de là une oscillation continuelle dans le mouvement, une variation fatigante dans la durée de la mesure et un tiraillement entre la marche régulière de l’orchestre et l’allure plus libre mais moins musicale du chanteur. Le sens ou seulement la sonorité d’un mot motivent suffisamment pour lui ce dérangement de l’harmonie rhythmique. Il prend son temps pour lancer une syllabe, en donnant au fragment de mesure qu’elle occupe plus de valeur qu’elle n’en doit avoir, ou bien il précipite brusquement la phrase, laissant en arrière les accompagnateurs dont toute l’habileté ne peut suffire à deviner d’aussi imprévoyables caprices et à s’y conformer.

    C’est un double malheur, car en rompant l’équilibre des phrases et l’union indispensable de l’orchestre et de la voix, on ne regagne pas en expression dramatique, ce qu’il y a de détruit dans l’effet musical ; loin de là, en outrant ainsi les accens on sort du vrai, et l’harmonie, la mélodie, le rhythme et le sentiment y perdent également. Nous admirons sincèrement Tamburini pour sa voix, sa méthode et sa verve brillante ; mais nous croyons lui donner une preuve de vive sympathie en insistant sur ce que son talent offre de défectueux. Loin d’être le résultat d’un système, comme on pourrait le croire à tort, ces observations ne sont que le résultat d’impressions naïvement reçues. Nous écoutons toujours Tamburini avec une prévention favorable, car il nous émeut souvent ; mais quand il manque son but, c’est constamment par la même raison ; le défaut de tenue musicale que nous venons de lui reprocher en est la seule cause, et il serait déplorable de l’y voir persister.

    Lablache, musicien consommé, bouffe sans pareil, doit une grande partie de son succès aux qualités contraires. Non seulement il ne trouble pas l’équilibre des masses, mais il suffirait presque seul à le maintenir : tellement que si le chef d’orchestre venait par hasard à se dérouter un instant, il n’y aurait pas de guide plus sûr que la voix tonnante de Lablache pour le tirer d’embarras. Aussi, comme on est à l’aise avec lui ; comme les phrases de chant sortent nettes et franches de sa vaste poitrine ; quel aplomb il conserve au milieu de toutes ses saillies humoristiques ; quel admirable bon sens musical ! Dans cette joyeuse farce de la Prova, où pendant une heure ses lazzis français-italiens ont fait rire aux larmes la salle entière de l’Opéra, sans en excepter l’orchestre, il a jeté à Mlle Grisi ce mot plein de vérité dont bien des chanteurs et cantatrices devraient faire leur profit : « affetto (passion) ressemble à effetto (effet), comme poisson ressemble à poison. » Il n’a pas manqué non plus dans la scène finale d’ajouter à la liste des cors, trombones, cloches et grosses caisses du maestro Campanone, les deux instrumens célèbres de l’orchestre de Musard, le pistolet et la chaise à casser. On avait introduit dans la Prova une barcarolle de Donizetti pour Ivanoff et la polonaise des Puritani pour Mlle Grisi. Le premier de ces deux morceaux a de la fraîcheur et de la grâce, Ivanoff l’a bien chanté. Pour la cavatine minaudière des Puritains, elle m’a toujours paru une des plus faibles parties du dernier ouvrage de Bellini, malgré l’engouement dont elle a été l’objet dès son apparition : le talent de la cantatrice ne s’y déploie pas même avec autant d’avantage qu’en maint autre endroit de le même partition, et plusieurs notes hautes sur lesquelles elle fait, non pas une cadence, mais un véritable chevrotement, sont de l’effet le plus disgracieux. Dans tout le reste du rôle de la prima donna, elle a été ravissante ; le timbre si caressant de sa voix prenait de temps en temps dans les accès de colère une force et une aigreur comiques dont on ne l’aurait pas cru susceptible.

    De la voix de Mlle Grisi à celle de Mlle Mars la transition est toute naturelle. Il ne s’agit pas de chant, il est vrai, pour la première de nos actrices, mais bien d’un parler plein de douceur, aussi rare tout au moins que la plus exquise vocalisation. La spirituelle comédie de Mme de Bawr, la Suite d’un Bal Masqué, a pu sans doute quelquefois être mieux jouée dans son ensemble ; le rôle principal du moins n’a jamais été rendu par Mlle Mars avec une plus désespérante perfection. C’est l’idéal de la finesse et de la grâce ; mais n’épuisons pas le vocabulaire admiratif ; il nous reste à parler de Mlle Taglioni. Ce n’est pas que j’aime prodigieusement les ballets, ni même les pantomimes ; je dois avouer au contraire que ce genre de spectacle, dans lequel les gestes sans paroles sont les seuls interprètes de la pensée (quand pensée il y a) m’a toujours paru à peu près aussi absurde qu’un drame parlé ou chanté d’où les gestes seraient exclus. Car pourquoi de gaité de cœur enlever à l’art scénique un de ses plus puissans moyens d’action, quand on devrait au contraire chercher à lui en donner de nouveaux ? Je ne le vois pas trop. Et quel charme si grand peut-on trouver à voir de malheureux mimes se disloquer les bras, s’exposer à des luxations de la colonne vertébrale, se défigurer à force de roulement d’yeux et de contorsions ridicules, pour nous faire comprendre quelque lieu commun dramatique ? Y parviennent-ils au moins ? Tant de pénibles efforts sont-ils couronnés de succès ? Si peu que toutes les fois qu’il s’agit d’exprimer une idée d’où dépend l’intelligence générale de la pièce, on se voit forcé de l’écrire en toutes lettres sur quelque tableau placé bien en évidence, où les spectateurs peuvent lire, comme dans la Belle au bois dormant : « Elle dormira cent ans. » Le talent de Mlle Taglioni vient presque à l’appui de notre opinion ; car le mérite principal qu’on lui trouve généralement est de ne point ressembler à ce qu’on appelait avant elle la danse ; elle ne gesticule pas, elle ne saute pas, elle se balance comme ces fleurs des champs, dont la tête gracieuse s’incline mollement aux tièdes haleines du printemps ; une telle danse est certainement de l’art. Celle de Mlle Fanny Elssler dans un genre opposé, mais plus varié peut-être, est, selon nous, la seule dont on puisse en dire autant.

    Levasseur a dû être satisfait de sa représentation ; tout s’y est passé à merveille, on n’a regretté que l’absence de Rubini, auquel un enrouement réel a subitement interdit de compléter cette réunion des premiers talens de l’Europe. La recette s’est élevée, dit-on, à 23,072 fr.

H*****.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er février 2015.

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