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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 12 MARS 1837 [p. 1]

SOIRÉES DE MM. LISZT, BATTA ET URHAN.

TRIO ET SONATES DE BEETHOVEN.

    Il y a encore beaucoup de gens en France pour qui le nom de Beethoven n’éveille que les idées d’orchestre et de symphonies ; ils ignorent que dans tous les genres de musique, cet infatigable Titan a laissé des chefs-d’œuvre presque également admirables.

    Il a fait un opéra : Fidelio ; un ballet : Prométhée ; un mélodrame : Egmont ; des ouvertures de tragédies : celles de Coriolan et des Ruines d’Athènes ; six ou sept autres ouvertures sur des sujets indéterminés ; deux grand’ messes, un oratorio : le Christ au mont des Oliviers ; dix-huit quatuors pour deux violons, alto et basse ; plusieurs autres quatuors et quintetti pour trois ou quatre instruments à vent et piano ; une foule de trios pour piano, violon et basse ; un grand nombre de sonates pour le piano seul ou pour piano avec un instrument à cordes, basse ou violon ; un septuor pour quatre instruments à cordes et trois instrumens à vent ; un grand concerto de violon ; quatre ou cinq concertos de piano avec orchestre ; une fantaisie pour piano principal avec orchestre et chœurs ; une multitude d’airs variés pour divers instrumens ; des romances et des chansons avec accompagnement de piano ; un cahier de cantiques à une voix et à plusieurs voix ; une cantate ou scène lyrique avec orchestre ; des chœurs avec orchestre sur différentes poésies allemandes ; deux volumes d’études sur l’harmonie et le contrepoint ; et enfin, les dix [sic] fameuses symphonies que la société du Conservatoire a popularisées. La dernière (avec chœurs) seule, n’a pas encore été parfaitement sentie ni comprise ; nous en dirons plus tard la raison.

    Il ne faut pas croire que cette fécondité de Beethoven ait rien de commun avec celle des compositeurs italiens, qui ne comptent leurs opéras que par cinquantaines, témoins les cent soixante partitions de Paisiello. Non, certes ! une telle opinion serait souverainement injuste. Si nous en exceptons l’ouverture des Ruines d’Athènes, et peut-être deux ou trois autres fragmens vraiment indignes du grand nom de leur auteur, et qui sont tombés de sa plume dans ces rares instans de somnolence qu’Horace reproche, avec tant soit peu d’ironie, au bon Homère lui-même, tout le reste est de ce style noble, élevé, ferme, hardi, expressif, poétique et toujours neuf, qui font incontestablement de Beethoven la sentinelle avancée de la civilisation musicale. C’est tout au plus si, dans ce grand nombre de compositions, on peut découvrir quelques vagues ressemblances entre quelques unes des mille phrases qui en font la splendeur et la vie. Cette étonnante faculté d’être toujours nouveau sans sortir du vrai et du beau se conçoit jusqu’à un certain point dans les morceaux d’un mouvement vif ; la pensée alors, aidée par les puissances du rhythme peut, dans ses bonds capricieux, sortir plus aisément des routes battues ; mais où l’on cesse de la comprendre, c’est dans les adagios, c’est dans ces méditations extra-humaines où le génie panthéiste de Beethoven aime tant à se plonger. Là, plus de passions, plus de tableaux terrestres, plus d’hymnes à la joie, à l’amour, à la gloire, plus de chants enfantins, de doux propos, de saillies mordantes ou comiques, plus de ces terribles éclats de fureur, de ces accens de haine que les élancemens d’une souffrance secrète lui arrachent si souvent ; il n’a même plus de mépris dans le cœur, il n’est plus de notre espèce, il l’a oubliée, il est sorti de notre atmosphère ; calme et solitaire, il nage dans l’Ether ; comme ces aigles des Andes planant à des hauteurs au dessous desquelles les autres créatures ne trouvent déjà plus que l’asphyxie et la mort ; ses regards plongent dans l’espace, il vole à tous les soleils, chantant la nature infinie. Croirait-on que le génie de cet homme ait pu prendre un pareil essor, pour ainsi dire, quand il l’a voulu !... C’est ce dont on peut se convaincre cependant, par les preuves nombreuses qu’il nous en a laissées, moins encore dans ses symphonies que dans ses compositions de piano. Là, et seulement là, n’ayant plus en vue un auditoire nombreux, le public, la foule, il semble avoir écrit pour lui-même, avec ce majestueux abandon que la foule ne comprend pas, et que la nécessité d’arriver promptement à ce que nous appelons l’effet doit altérer inévitablement. Là aussi la tâche de l’exécutant devient écrasante, sinon par les difficultés de mécanisme, au moins par le profond sentiment, par la grande intelligence que de telles œuvres exigent de lui ; il faut de toute nécessité que le virtuose s’efface devant le compositeur comme fait l’orchestre dans les symphonies ; il doit y avoir absorption complète de l’un par l’autre ; mais c’est précisément en s’identifiant de la sorte avec la pensée qu’il nous transmet que l’interprète grandit de toute la hauteur de son modèle. Et voilà pourquoi nous répétons, après tant d’autres, que M. Liszt est le seul viruose connu qui rende cette musique absolument comme Beethoven eût pu faire, en lui supposant la puissance spéciale du pianiste au degré extraordinaire où la possède M. Liszt. On a pu voir déjà, par quatre soirées qu’il vient de donner, comment l’étude, la réflexion, et une irrésistible aspiration vers tout ce que l’art a de plus haut et de plus grand ont amené là ce talent extraordinaire que les vaines acclamations d’un monde faux et frivole avaient un instant détourné de sa voie. Je me suis trouvé fortuitement dans le cas d’apprécier d’une manière plus nette encore ce qu’il y a de frappant dans cette brillante transformation ; voici comment.

    Il y a une œuvre de Beethoven connue sous le nom de sonate en ut dièze mineur, dont l’adagio est une de ces poésies que le langage humain ne sait comment désigner ; ses moyens d’action sont fort simples : la main gauche étale doucement de larges accords d’un caractère solennellement triste, et dont la durée permet aux vibrations du piano de s’éteindre graduellement sur chacun d’eux ; au dessus, les doigts inférieurs de la main droite arpégent un dessin d’accompagnement obstiné dont la forme ne varie presque pas depuis la première mesure jusqu’à la dernière, pendant que les autres doigts font entendre une sorte de lamentation, efflorescence mélodique de cette sombre harmonie. Un jour, il y a sept ou huit ans, M. Liszt exécutant cet adagio devant un petit cercle dont je faisais partie, s’avisa de le dénaturer, suivant l’usage qu’il avait alors adopté pour se faire applaudir du public fashionable : au lieu de ces longues tenues des basses, au lieu de ces voix mourantes des dessus, au lieu de cette sévère uniformité de rhythme et de mouvement dont je viens de parler, il plaça des cadences, des tremoli, il pressa et ralentit la mesure, troublant ainsi par des accens passionnés le calme de cette tristesse, et faisant gronder le tonnerre dans ce ciel sans nuages qu’assombrit seulement le départ du soleil.…. Je souffris cruellement, je l’avoue, plus encore qu’il ne m’est jamais arrivé de souffrir en entendant nos malheureuses cantatrices broder le grand monologue du Freyschütz ; car à cette torture se joignait le chagrin de voir un tel artiste donner dans le travers où ne tombent d’ordinaire que des médiocrités. Mais qu’y faire ? M. Liszt était alors comme ces enfans qui, sans se plaindre, se relèvent eux-mêmes d’une chute qu’on feint de ne pas apercevoir, et qui crient si on leur tend la main. Il s’est fièrement relevé : aussi, depuis ces dernières années surtout, n’est-ce plus lui qui poursuivait le succès, mais bien le succès qui perd haleine à le suivre ; les rôles sont changés. Revenons à notre sonate. Dernièrement, un de ces hommes de cœur et d’esprit, que les artistes sont si heureux de rencontrer, avait réuni quelques amis ; j’étais du nombre. M. Liszt arriva dans la soirée, et, trouvant la discussion engagée sur la valeur d’un morceau de Weber, auquel le public, soit à cause de la médiocrité de l’exécution, soit pour toute autre raison, avait, dans un concert récent, fait un assez triste accueil, se mit au piano pour répondre à sa manière aux antagonistes de Weber. L’argument parut sans réplique, et on fut obligé d’avouer qu’une œuvre de génie avait été méconnue. Comme il venait de finir, la lampe qui éclairait l’appartement parut près de s’éteindre ; l’un de nous allait la ranimer. « N’en faites rien, lui dis-je ; s’il veut jouer l’adagio en ut dièze mineur de Beethoven, ce demi-jour ne gâtera rien. — Volontiers, dit M. Liszt, mais éteignez tout à fait la lumière, couvrez le feu, que l’obscurité soit complète. »

    Alors, au milieu de ces ténèbres, après un instant de recueillement, la grande élégie, la même qu’il avait autrefois si étrangement défigurée, s’éleva dans sa simplicité sublime ; pas une note, pas un accent ne furent ajoutés aux accens et aux notes de l’auteur. C’était l’ombre de Beethoven, évoquée par le virtuose, dont nous entendions la grande voix. Chacun de nous frissonnait en silence, écrasé de respect, de religieuse terreur, d’admiration, de douleur poétique ; et, sans les larmes bienfaisantes qui vinrent à notre aide, je crois que nous aurions étouffé.

    C’est dans ce style, le seul digne de lui, que M. Liszt, aux quatre concerts, qu’il vient de donner, a rendu les trios de Beethoven. Une bonne partie de son auditoire ignorait l’existence de ces œuvres merveilleuses ; certes, le trio en si bémol tout entier, l’adagio de celui en et la sonate en la avec violon ont dû leur prouver que l’illustre compositeur était loin d’avoir versé dans l’orchestre tous les trésors de son génie. Mais son dernier mot n’est pas là encore ; c’est dans les sonates pour piano seul qu’il faut le chercher. Le moment n’est pas loin peut-être où ces œuvres, qui laissent si loin derrière elles ce qu’il y a de plus avancé dans l’art, pourront être comprises, sinon de la foule, au moins d’un public d’élite. C’est une expérience à tenter ; si elle ne réussit pas, on la recommencera plus tard.

    Les grandes sonates de Beethoven serviront d’échelle métrique pour mesurer le développement de notre intelligence musicale. En attendant, M. Liszt, parfaitement secondé des deux artistes habiles, MM. Batta et Urhan, vient de faire pour les trios de Beethoven ce que firent, il y a quelques années, pour ses derniers quatuors, les frères Bohrer, MM. Baillot, Tilmant, et ce qu’avaient déjà fait auparavant pour ses symphonies M. Habcneck et l’orchestre du Conservatoire. Dans ces belles soirées, le rôle de M. Liszt ne s’est pas borné là ; c’est comme compositeur aussi qu’on a pu l’apprécier. Ses trois grands morceaux, la Walse, la Fantaisie, sur des thèmes de la Juive, et le Contrabandista, décèlent une originalité d’idées soutenue d’une puissance coordonnatrice que l’imagination, dans ses plus grands écarts, respecte constamment. Nous préférons le Contrabandista aux deux autres, bien que la Walse, chef-d’œuvre de verve et d’invention, ait été spécialement adoptée par le public. Cette grande scène, en effet, à part même la largeur de ses formes et le chaud coloris dont elles sont revêtues, nous paraît d’un ordre incomparablement plus élevé ; cela touche à plus d’idées et fait vibrer plus de cordes dans l’âme. Le chant religieux du milieu est un épisode parfaitement beau en lui-même, considéré isolément des éclats de joie sauvage qui lui servent de repoussoir. Et dans tout le reste, quel élan, quelle crépitation d’accords imprévus, de traits éblouissans, rapides et insaissisables météores, quelles ingénieuses transformations du thème, quelles audacieuses modulations ! L’auditoire de la dernière séance a demandé à grands cris à M. Liszt la walse dont nous avons parlé plus haut, et qui n’était pas promise par le programme. De telles manifestations sont bien rares et doivent paraître le plus bel éloge de l’œuvre qui en est l’objet ; celle-là, toutefois, n’a rien changé notre opinion, qui place le Contrabandista au-dessus de tout ce que M. Liszt a écrit jusqu’à ce jour.

    Parmi les artistes qui se sont fait entendre à côté du grand virtuose, nous devons citer M. Geraldi, dont la belle voix de basse et la méthode exquise ont merveilleusement fait valoir de beaux fragmens de M. Meyerbeer et de Schubert ; M. Urhan, qui, dans un solo de violon assez ingrat de Meyseder qu’il affectionne, trouve toujours le moyen d’enlever son succès ; et enfin l’excellent violoncelliste, M. Batta, dont le jeu, plein de grâce et d’expression, lui vaut de la part des dilettanti, des dames surtout, des applaudissemens qu’ils n’accordent en général qu’à leurs grandes cantatrices. Ces soirées ne seront pas sans influence sur les mœurs musicales des Parisiens ; elles feront époque.

H*****.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er janvier 2015.

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