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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 15 NOVEMBRE 1835 [p. 1-2]

DU DON JUAN DE MOZART

    On a donné hier soir Don Juan à l’Opéra. Je ne viens pas en faire l’analyse, Dieu m’en garde ! Trop de savans critiques, musiciens, poëtes, où à la fois poëtes et musiciens (comme Hoffman par exemple) se sont exercés sur ce vaste sujet, de manière à ne me rien laisser à glaner après eux. Je me bornerai à émettre quelques idées générales à propos de cette étonnante production toujours jeune, toujours forte, toujours à l’avant-garde de la civilisation musicale, lorsque tant d’autres, dont l’âge n’égale pas la moitié du sien, gisent déjà, cadavres oubliés, dans les fossés du chemin, ou mendient des suffrages d’une voix cassée qu’on écoute à peine. Quand Mozart l’écrivit, il n’ignorait pas que le succès d’une œuvre pareille serait lent, et que peut-être même il ne serait pas donné à l’auteur de le voir. Il disait souvent, en parlant de Don Juan :  « Je l’ai fait pour moi et quelques amis. » Mozart avait raison de n’espérer que l’admiration du petit nombre de musiciens avancés de son époque. La froideur de la masse du public devant le monument musical qu’il venait d’élever le prouva bien. Aujourd’hui même, si la supériorité de Mozart ne trouve pas en France de contradicteurs, c’est moins dans un sentiment réel du peuple dilettante qu’il en faut voir la cause, que dans l’influence exercée sur lui par l’opinion constamment la même des artistes distingués de toutes les nations ; opinion qui a fini par passer dans l’esprit de la foule comme un dogme religieux sur lequel la controverse n’est point permise, et dont il serait criminel de douter. Pourtant le succès de Don Juan à l’Opéra, succès d’argent s’il en fut, peut être regardé comme la manifestation d’un progrès sensible dans notre éducation musicale. Il prouve avec évidence qu’une bonne partie du public peut déjà goûter sans ennui une musique fortement pensée, consciencieusement écrite, instrumentée avec goût et dignité, toujours expressive, dramatique, vraie ; une musique libre et fière, qui ne se courbe pas servilement devant le parterre et préfère l’approbation de quelques esprits élevés (suivant l’expression de Shakspeare) aux applaudissemens d’une salle pleine de spectateurs vulgaires. Oui, le nombre des initiés est devenu assez grand aujourd’hui pour qu’un homme de génie ne soit plus obligé de mutiler son œuvre en le rapetissant à la taille de ses auditeurs. La majorité des habitués de nos théâtres lyriques est encore, il est vrai, sous l’influence d’idées bien étroites, mais ces idées mêmes perdent peu à peu de leur empire et, dans l’incertitude causée par la chute successive de leurs illusions, les traînards finissent par s’en rapporter aveuglément à la parole de ceux qui les ont devancés dans la voie du progrès et s’applaudissent chaque jour de les avoir suivis, en faisant sur leur pas de merveilleuses découvertes. Certaines parties des grandes compositions demeureront bien encore quelque temps voilées pour la multitude ; mais au moins n’en est-elle plus à refuser à ces hiéroglyphes une signification, et ne désespère-t-elle pas d’en pénétrer le sens. On commence à comprendre qu’il y à un style en musique, comme en poésie ; qu’il y a par conséquent une musicalité de bas étage, comme une littérature d’antichambre ; des opéras de grisettes et de soldats, comme des romans de cuisinières et de palefreniers. Par induction, on concevra peu à peu qu’il ne suffit pas qu’un morceau de musique soit d’un agréable effet sur l’organe de l’ouïe mais qu’il doit remplir en outre d’autres conditions sur lesquelles l’art musical ne s’élèverait pas beaucoup au dessus de l’art des Carêmes et des Vatels. On comprendra que, s’il est ridicule de vouloir exclure de l’orchestre le moindre de ses instrumens, puisqu’ils peuvent tous produire des effets intéressans employés à propos et avec sagacité, il l’est cent fois davantage de jouer de l’orchestre comme d’un piano dont on a levé les étouffoirs ; d’entendre tous les sons confondus sans distinction de caractère, sans égard pour la mélodie qui disparaît, pour l’harmonie qui devient confuse, pour les convenances dramatiques blessées et pour les oreilles sensibles offensées. On verra bien qu’il est monstrueux d’accueillir l’entrée en scène de Mlle Taglioni avec les beuglemens de l’ophicleïde et un feu roulant de coups de tampon ; que cette instrumentation barbare qui conviendrait à des évolutions de cyclopes devient un stupide contre-sens appliquée à la danse de la plus gracieuse des sylphides ; qu’il n’est pas moins singulier d’entendre la petite flûte doubler à la triple octave le chant d’une voix de basse, ou un accompagnement de violons, a punta d’arco, égayer un hymne de prêtres inclinés sur un tombeau. On apercevra enfin les déplorables conséquences de ce système de musique saltimbanque. En effet, comment voulez-vous ainsi produire des contrastes puissans ? Où le compositeur consciencieux pourra-t-il trouver les moyens de faire ressortir certaines nuances sans lesquelles il n’y a pas de musique ? Veut-il tirer de son orchestre une voix effrayante, grandiose, terrible ? Les trombones, l’ophicleïde, les trompettes et les cors sont là ; il les met en action……. Ils ne produisent cependant pas sur l’auditoire l’impression qu’il espérait ; le bruit de cette masse d’instrumens de cuivre n’est ni effrayant ni grandiose. Le public en entend tous les jours de semblables dans l’accompagnement d’un duo d’amour ou d’un chant d’hyménée ; il y est accoutumé, et l’éclat sur lequel comptait le musicien, n’ayant pour lui rien d’extraordinaire, ne le frappe en aucune façon. Si l’auteur a besoin, au contraire, d’une instrumentation douce et délicate, à moins que la situation dramatiquc ne soit saisissante au dernier point, soyez sûr qu’un auditoire, habitué à voir ses conversations couvertes par le fracas d’un orchestre possédé, ne prêtera pas le degré d’attention nécessaire pour l’apprécier. Voilà pourquoi je pense qu’avant l’apparition de Robert-le-Diable et celle du second acte de Guillaume Tell, c’eût été folie d’espérer un brillant succès pour la partition de Don Juan à l’Opéra. La sensibilité du public était engourdie ; c’est grâce à 1’heureuse influence exercée par ces deux modèles dans l’art de dispenser les trésors de l’instrumentation, que nous devons de l’avoir vue se réveiller. Enfin Mozart est venu à point.

    Malheureusement, on a cru devoir introduire dans Don Juan des airs de danse formés de lambeaux arrachés çà et là aux autres œuvres de Mozart, étendus, tronques, disloqués et instrumentés selon la méthode qui me paraît si contraire au sens musical et aux intérêts de l’art ; sans cela, le style si constamment pur de la sublime partition, en rompant sans ménagemens les habitudes que le public avait prises depuis huit ou dix ans, eût achevé cette révolution importante. Et notez bien que Mozart seul pouvait prendre la responsabilité d’une pareille tentative. On n’a pas encore osé dire que son orchestre fût pauvre, ni que son style mélodique eût vieilli ; ce nom a conservé sur les savans comme sur les ignorans, sur les jeunes compositeurs comme sur les anciens maîtres, tout son prestige. On pouvait donc, sans crainte de s’attirer le reproche de ressusciter des vieilleries, remonter un opéra dont l’ensemble et les détails sont une critique sanglante des procédés adoptés par une école musicale moderne. Tentative qui eût été souverainement imprudente, au contraire, dans un nouvel ouvrage. « C’est une musique bien pâle, aurait-on dit de toutes parts, cet orchestre est bien pauvre, bien dépourvu d’éclat et de vigueur. » Tout cela, parce que la grosse caisse n’aurait pas tonné dans tous les morceaux, flanquée d’un tambour, d’une paire de timballes, des cimballes et du triangle, et accompagnée de toute la bruyante cohorte des instrumens de cuivre. Eh malheureux ! vous ne savez donc pas que Weber n’a jamais permis à la grosse caisse de s’introduire dans son orchestre ; que Beethoven, dont vous ne récuserez pas, j’espère, la puissance, ne l’a employée qu’une seule fois, et que dans le Barbier de Seville et quelques autres ouvrages de Rossini on n’en trouve pas une note ! Si donc tout orchestre dépourvu de ce grossier auxiliaire vous paraît faible et maigre, n’en accusez que ceux qui vous ont ainsi blasés par l’abus des moyens violens, prêtez plus d’attention au compositeur assez clairvoyant sur les causes réelles du pouvoir de son art, pour n’avoir recours au bruit qu’en des occasions rares et exceptionnelles.

    C’est ce qu’on fait aujourd’hui pour Mozart ; je n’en citerai pour preuve que le silence religieux avec lequel on écoute à l’Opéra la scène de la statue, dont l’entrée, au Théâtre-Italien, est ordinairement le signal de l’évacuation de la salle. Il n’y a plus là de prima donna ou de ténor à la voix séduisante, pour donner une leçon de chant aux élégantes des premières loges ; il ne s’agit point d’un duo à la mode, dans lequel les deux virtuoses font assaut de talent et d’inspiration ; ce n’est qu’un chant mortuaire, une sorte de récitatif, mais sublime de vérité et de grandeur. Et comme l’instrumentation des actes précédens a été traitée avec discernement et modération, il s’ensuit qu’à l’apparition du spectre, le son des trombones qu’on n’a pas entendus depuis long-temps, vous glace d’épouvante, et qu’un simple coup de timballe, frappé de temps en temps sous une harmonie sinistre, semble ébranler toute la salle. Cette scène est si extraordinaire, le musicien a réalisé là de tels prodiges, qu’elle écrase toujours l’acteur chargé du rôle du commandeur ; l’imagination devient d’une exigence excessive ; et dix voix de Lablache unies lui paraîtraient à peine suffisantes pour de tels accens. Il n’en est pas de même des cris forcenés de Don Juan, se débattant sous les étreintes glacées du colosse de marbre. Comme l’impie séducteur de donna Anna n’est rien de plus qu’une créature humaine, l’esprit ne lui demande que des accens humains, et c’est peut-être même de toutes les parties de ce rôle varié celle que l’acteur rend ordinairement le mieux. Au moins cela nous a-t-il semblé tel pour Garcia, Nourrit et Tamburini.

    Le rôle d’Ottavio est devenu presque inabordable par la perfection désespérante avec laquelle Rubini chante l’air fameux : Il mio tesoro. Je cite cet air seulement parce qu’il est impossible de reconnaître la même supériorité dans la manière dont il exécute tout le reste du rôle. Dans les morceaux d’ensemble, dans le duo du premier acte, Rubini semble chercher à s’effacer complètement ; le grand nombre de phrases écrites dans le bas, ou tout au moins dans le medium, doivent en effet présenter un obstacle réel au développement de cette voix admirable, destinée à planer toujours sur les autres au lieu de les accompagner. Il en résulte que le duo, dont il est ici question, produit ordinairement beaucoup plus d’effet à l’Opéra qu’au Théâtre-Italien. Disons aussi que Mlle Falcon est pour beaucoup dans cette différence. Mlle Grisi n’aime guère Mozart, et ne joue donna Anna qu’à contre-cœur ; ce n’est pas en Italie, où jamais Don Giovanni n’obtint droit de cité, qu’elle pouvait apprendre à goûter cette musique. Mlle Falcon, au contraire, la chante avec amour, avec passion ; on s’en aperçoit à l’émotion qui la tourmente, au tremblement de sa voix dans certains passages touchans, à l’énergie avec laquelle elle lance certaines notes, à l’habileté qu’elle met à faire ressortir plusieurs coins du tableau que la plupart de ses rivales laissent dans l’ombre. Je n’ai pas entendu Mlle Sontag dans donna Anna, mais de toutes les autres cantatrices que j’ai vues s’essayer dans ce rôle difficile, Mlle Falcon me paraît incontestablement la meilleure sous tous les rapports. Je lui reprocherai seulement le mode de vocalisation qu’elle a adopté, pour les phrases formées de grupetti diatoniques où les notes se lient de deux en deux, comme celle qui se trouve dans son duo avec Ottavio au premier acte. En pareil cas Mlle Falcon accentue tellement fort la première note de chaque grupetto que la seconde en est presque effacée, et qu’à un certain éloignement il résulte de cette inégalité un effet tout autre que celui qu’en attend probablement la cantatrice, et assez analogue à la phraséologie des cors, lorsqu’ils emploient alternativement un son ouvert et un son bouché. Ainsi rendu, le trait que je viens de désigner dans le duo de Don Juan, perd beaucoup de sa force, au lieu d’en acquérir. Si on ne le lui dit pas, il est impossible que Mlle Falcon s’en aperçoive, l’effet n’étant plus le même de près.

    Je ne saurais passer sous silence l’exécution foudroyante du grand final aux premières représentations. Le soin avec lequel les répétitions générales en avaient été faites, et l’assurance qu’une étude minutieuse et bien dirigée de sa partie avait donnée à chaque choriste, ne sont pas les seules causes de ce résultat. Tous les acteurs de l’Opéra, qui n’avaient pas de rôle dans la pièce, ayant demandé à figurer comme choristes dans le final, cette augmentation inusitée du nombre des voix, l’exécution chaleureuse de ces chanteurs auxiliaires, l’enthousiasme réel éprouvé par quelques-uns et se communiquant à la masse, tout concourut à faire de ce morceau le prodige de l’exécution chorale à l’Opéra. Comme d’ailleurs l’orchestre de Mozart malgré tout ce qu’il a de richesse et de force n’écrase pas le chant, on a pu voir enfin de quoi était capable un pareil chœur ainsi exécuté. Voilà de la musique dramatique !!!

    M. Duponchel a sans doute été frappé comme nous de la nécessité de produire moins rarement à l’Opéra de pareils effets, et sans avoir recours à la voix des acteurs en disponibilité, ce qui du reste est assez dispendieux à cause des feux auxquels ils ont droit, pour chacune des représentations où ils figurent. Il s’est donc occupé, dès les premiers jours de sa direction, de perfectionner et d’enrichir l’exécution vocale. Il a porté à cent le nombre des choristes, et nommé des inspecteurs chargés de veiller à ce que chacun fît son devoir devant le public ; ce qui n’arrivait pas toujours auparavant, plusieurs artistes des chœurs, soit par paresse, soit par défaut de mémoire, s’abstenant quelquefois tout-à-fait de chanter. De là la mollesse inexplicable des entrées des voix à certains jours, et la froideur glaciale qui en résultait dans les plus beaux morceaux.

    Les amis de l’art musical, qui se plaignaient avec raison pendant la dernière administration, de le voir sacrifié au luxe des décors et de la mise en scène, doivent regarder les premiers actes administratifs de M. Duponchel comme l’heureux augure d’une réaction toute en faveur de la musique, et comme un démenti formel donné aux appréhensions que la spécialité de ses travaux antérieurs avait fait concevoir. Secondant habilement les vues de M. Véron, il est parvenu à poétiser l’art des costumes, et grâce à ses savans efforts, la pompe du spectacle a atteint à l’Opéra un degré de splendeur inconnu avant lui. C’est un progrès, il est juste d’en tenir compte ; mais aux gens qui pensent que le système de M. Véron va être continué par son successeur, nous dirons : « M. Duponchel est artiste avant tout ; attiré en Italie par les mines inépuisables que cette riche terre ouvrait à ses investigations d’architecte et d’archéologue, il y a puisé cet amour pour le beau, cette haine pour le mesquin et le trivial, qu’on retrouve dans ses moindres productions. Les arts du dessin sont ceux qu’il préfère, mais il n’en est pas moins sensible à celui qui doit marcher le premier dans un théâtre d’opéra, et comme je viens de le dire, ses premiers actes le prouvent évidemment. D’ailleurs, M. Duponchel ne fût-il qu’un spéculateur (ce que tous ceux que le connaissent sont fort loin de croire), il a trop de tact, il connaît trop bien les mobiles qui élèvent ou abaissent les institutions théâtrales pour s’abuser sur la longévité d’un système poussé jusqu’à ses dernières conséquences par une application de cinq années. Il n’ignore pas que le plaisir des yeux est le plus futile, et celui de tous dont on se lasse le plus aisément ; il sait que le public de l’Opéra a été rassasié des plus éblouissans prestiges, qu’il reste beaucoup à faire pour l’intéresser au même degré par les seules forces de l’art musical, mais que réaliser un plan qui tendrait à donner à la musique la supériorité sur les autres arts sans faire ceux-ci déchoir du point où ils sont parvenus aujourd’hui, c’est à coup sûr atteindre en même temps à la gloire et à la fortune. Il le sait, et ce motif doit suffire pour rassurer ceux qui s’obstineraient encore à méconnaître ses intentions. »

H*****     

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er juillet 2014.

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