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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 18 AVRIL 1835 [p. 1-2]

SIXIÈME CONCERT DU CONSERVATOIRE.

    La symphonie en ut mineur, le chef-d’œuvre de Beethoven peut-être, avait été réservée pour cette séance. Après tout ce que nous avons dit des autres, il devient extrêmement difficile de parler de celle-ci. « Ah ! Bon Dieu ! encore un hymne, va s’écrier le lecteur ; ce Monsieur nous assomme avec son enthousiasme. Il ne saurait parler musique sans tomber en extase. Beethoven est un dieu pour lui ; à la simple audition de son nom, il se prosterne. Rien n’égale, à l’en croire, les œuvres de Beethoven ; c’est toujours beau, toujours grand, original, énergique, rêveur, tendre, touchant, sentimental, passionné, fougueux, entraînant ; c’est le point culminant de la poésie, c’est le ciel de l’art. En verité, on n’est pas plus insupportable. » Voilà ce que diront beaucoup de gens. Pourtant est-ce notre faute à nous si Beethoven est…. Beethoven ? si ses œuvres consternent d’admiration, confondent, écrasent ? D’ailleurs on ne saurait, sans injustice, nous accuser de fermer les yeux sur les imperfections par lesquelles son génie se rattache à l’humanité. N’avons nous pas, plus d’une fois, déploré l’existencc de certaines compositions prétendues religieuses, dont l’effet était, hélas ! bien différent de celui que nous avons à constater quand il s’agit de ses symphonies ? Aujourd’hui encore, ne devons-nous pas signaler comme un fait triste, mais remarquable dans les annales de l’art, la révolte ouverte de la salle entière contre le Credo de sa messe solennelle ? Morceau dont quelques passages grandioses ne sauraient suffire à racheter le défaut de clarté, l’absence de véritable inspiration, plusieurs duretés d’harmonie et une disposition vocale des plus désavantageuses. Quant au reproche de ne savoir parler musique, sans tomber en extase, pardieu il ne me serait pas difficile d’y répondre ! Si l’occasion se présentait d’analyser certaines productions qui reçoivent aussi le nom de musique en langage ordinaire, peut-être bien le vocabulaire admiratif serait-it remplacé par des épithètes d’une étrange sonorité à l’oreille des auteurs…..

    Mais revenons à Beethoven, et parlons de son chef-d’œuvre avec le plus de calme et de sang-froid qu’il nous sera possible. Le premier morceau de la symphome en ut mineur qui ouvrait le concert, est consacré à la peinture des sentimens désordonnés qui bouleversent une grande âme en proie au désespoir ; non ce désespoir concentré, calme, qui emprunte les apparences de la résignation ; non pas cette douleur sombre et muette de Roméo apprenant la mort de Juliette, mais bien la fureur terrible d’Othello recevant de la bouche d’Iago les calomnies empoisonnées qui le persuadent du crime de Desdemona. C’est tantôt un délire frénétique qui éclate en cris effrayans ; tantôt un abattement excessif qui n’a que des accens de regret et se prend en pitié lui-même ; tantôt un débordement d’imprécations, une rage inouïe qui va jusqu’aux convulsions, à l’évanouissement. Ce dernier mot va faire rire bien des gens, à coup sûr ; comment peindre un évanouissement en musique ? — A la vérité je ne saurais ici vous donner la recette, le procédé, la règle, aux moyens desquels on obtient ce résultat. Tout ce que je sais c’est que ces hoquets de l’orchestre, ces accords dialogués entre les instrumens à vent qui vont et viennent en s’affaiblissant toujours comme la respiration pénible d’un mourant, puis font place à une phrase pleine de violence où l’orchestre semble se relever ranimé par un éclair de colère, m’ont impressionné musicalement, à peu près comme pourrait le faire la représentation dramatique d’une scène de cette nature. Pendant les cinq ou six premières exécutions de ce morceau, le public ne parut pas sentir une émotion bien vive aux cris de l’artiste échevelé ; il ne comprenait pas encore ; ce style passionné était trop en dehors de ses habitudes de musique instrumentale ; mais déja l’an passé on put remarquer un progrès sensible dans son éducation ; et cette dernière fois le frémissement du parterre était tel, qu’au moment de la péroraison, quand les seconds violons se joignant aux premiers dans un unisson foudroyant, semblent s’élever au-dessus de la masse instrumentale pour retomber plus loin sur elle de tout leur poids, comme ces roches enflammées que lancent les volcans, l’auditoire se contenait à peine et le silence n’existait déjà plus.

    L’adagio est un thème varié tel qu’un homme comme Beethoven pouvait en faire. C’est en ce peu de mots qu’un critique musical assez connu, dont la France déplore aujourd’hui l’absence, rendait compte naguère de la seconde partie de la symphonie en ut mineur. Ce grand homme prise assez peu le morceau en question à cause d’une tenue de dominante dans la partie de clarinette, sous laquelle l’auteur a placé l’accord de sixte , fa, si, dont les deux notes inférieures dissonnent avec le mi dominante du ton de la. Il est vrai que cette tenue et l’harmonie qu’elle domine produisent un effet délicieux ; il est égalernent vrai qu’un grand nombre d’harmonistes habiles ont adopté l’emploi des pédales supérieures ou intermédiaires, passant au travers d’accords qui leur sont étrangers ; mais des professeurs de Paris ayant émis dans leurs traités une opinion contraire, on conçoit qu’une pareille raison est plus que suffisante pour mépriser un morceau où Beethoven a eu l’insolencc de ne pas faire grand cas des ordonnances des anciens, et de nous émouvoir avec des moyens condamnés par des hommes d’un si haute importance. Mais ne trouvez-vous pas charmante la dénomination de thème varié appliquée à l’adagio de la symphonie en ut mineur ? La sublime mélodie de basse, par laquelle s’ouvre le morceau, reparaît en effet plusieurs fois variée par les altos et violoncelles, et aboutit à une phrase d’instrumens à vent, qui revient constamment la même jusqu’à la fin, sans que l’addition d’une seule note vienne jamais en altérer la magnifique expression. Nous sommes étonnés que l’illustre critique n’ait pas vu dans cette phrase la ritournelle de son air varié.

    Bien qu’il n’offre avec eux aucune ressemblance de forme ni de style, ce morceau cependant présente plusieurs rapports de caractère avec l’adagio en la mineur de la septième symphonie et celui en mi bemol de la quatrième. Il tient également de la gravité triste du premier et de la grâce touchante du second. Telle est la raison sans doute de la préférence que plusieurs personnes lui accordent sur tous les autres adagios de Beethoven.

    Le scherzo est une étrange composition dont les premières mesures, qui n’ont rien de terrible cependant, causent cette émotion inexplicable qu’on éprouve sous le regard magnétique de certains individus. Tout y est mystérieux et sombre ; les jeux d’instrumentation, d’un aspect plus ou moins sinistre, découlent toujours de l’ordre d’idées qui créa la fameuse scène du Bloksberg, dans Faust. Les nuances du piano et du mezzo-forte y dominent ; le milieu seul (le trio) est occupé par un trait de contrebasse exécuté de toute la force de l’archet, dont la lourde rudesse fait trembler sur leurs pieds tous les pupitres de l’orchestre, et ressemble assez aux folâtreries d’un éléphant ivre d’eau-de-vie. Mais le monstre s’éloigne, et le bruit de sa folle course se perd graduellement. Le motif du scherzo reparaît en pizzicato ; le silence s’établit peu à peu dans toute la masse instrumentale ; on n’y entend plus que quelques notes légérement pincées par les violons et les petits gloussemens étranges que produisent les bassons donnant le la bémol aigu, froissé de très près par le sol octave du son fondamental de l’accord de neuvième dominante mineure ; puis rompant la cadence, les instrumens à cordes prennent doucement, avec l’archet, l’accord de la bémol et s’endorment sur cette tenue. Les timballes seules entretiennent le rhythme en frappant, avec des baguettes recouvertes d’éponges, de petits coups qui se dessinent sourdement sur la stagnation générale du reste de l’orchestre. Ces notes de timballes sont des uts, le ton du morceau est également celui d’ut mineur ; mais l’accord de la bémol longtemps soutenu par les instrumens à cordes semble introduire une tonalité différente ; de son côté, le martellement isolé des timballes sur ut tend à conserver le sentiment du ton primitif. L’oreille hésite,….. on ne sait où va aboutir ce mystère d’harmonie ;…… quand les sourdes pulsations des timballes augmentant peu à peu d’intensité, arrivent avec les violons qui ont repris part au mouvement, à l’accord de septième dominante sol, si, , fa, au milieu duquel les timballes roulent obstinément leur ut tonique ; toute la masse de l’orchestre, aidée des trombonnes qui n’ont point encore paru, éclate alors dans le mode majeur sur un thème de marche triomphale, et le final commence.

    Je me suis engagé plus haut à ne pas faire d’enthousiame ; ainsi je ne dirai rien de ce que je pense d’une pareille conception ; je me bornerai à constater l’effet qu’elle produit, non pas sur moi, mais sur le public du Conservatoire. A la quatrième mesure de l’entrée du finale, il n’est pas arrivé une seule fois, depuis qu’on exécute en France cette symphonie, que le parterre ne se soit levé comme un seul homme et n’ait couvert de ses cris la voix tonnante de l’orchestre. Souvent certains exécutans, paralysés eux-mêmes par l’émotion qu’ils éprouvent, deviennent incapables de continuer leur partie et de retenir l’archet qui s’échappe de leurs mains ; aux premières loges, bien des visages jeunes et gracieux se cachent dans ce moment-là pour étouffer des sanglots convulsifs ; quelques jeunes gens rient aux éclats, d’autres s’arrachent les cheveux, font mille contorsions extravagantes ; Mme Malibran, en entendant pour la première fois ce morceau, il y a six ou sept ans, fut saisie d’une attaque de nerfs si violente, qu’il fallut l’emporter hors de la salle ; au même instant, une autre dame se vit également obligée de sortir toute en larmes, pendant qu’un vieux militaire, levant les bras au ciel, s’écriait transporté : « C’est l’Empereur ! c’est l’Empereur !  » et qu’un célèbre compositeur français, qui jusqu’alors avait regardé Beethoven comme un musicien dépourvu d’inspiration, avouait en tremblant de tous ses membres qu’il avait peur de devenir fou. Après cela, vienne la critique avec sa voix cassée, nous dire que, dans ce final, tout l’effet est dû à la première explosion du mode majeur succédant, comme un torrent de lumière à l’obscurité d’un pianissimo mineur ; que le thème triomphal n’a pas une grande originalité ; que l’intérêt va en diminuant jusqu’à la fin au lieu de suivre la progression contraire, nous lui répondrons : peu importe la route suivie par le compositeur pour impressionner comme il le fait son auditoire !… Y a-t-il moins de mérite dans son œuvre, a-t-il fallu moins de génie pour le créer, parce que vous avez découvert qu’il n’avait fait usage que d’un moyen déjà connu, le passage du piano au forte et celui du mineur au majeur ?… Combien d’autres musiciens n’ont-ils pas voulu mettre en jeu le même ressort, et en quoi le résultat qu’ils ont obtenu peut-it se comparer à l’ode sublime, au gigantesque chant de victoire avec lequel l’âme du poëte musicien, libre désormais des entraves et des souffrances terrestres, semble s’élancer rayonnante vers les cieux ? Achille aussi ne portait qu’une lance comme le dernier de ses soldats, mais aucun d’eux n’eût pu la soulever ; et le cri du héros apparaissant désarmé sur le seuil de sa tente, suffit pour mettre en fuite et glacer d’épouvante les Troyens, qui n’avaient fait que rire des hurlemens des Myrmidons.

    Les quatre premières mesures du thème ne sont pas, il est vrai, d’une grande originalité, mais les formes de la fanfare, naturellement bornées, ont été usées depuis long-temps, nous ne croyons pas qu’il soit possible d’en trouver de nouvelles sans sortir tout-à-fait du caractère simple, grandiose et pompeux qui lui est propre ; aussi Beethoven n’a-t-il voulu pour le début de son final qu’une entrée de fanfare, et il retrouve bien vite dans tout le reste du morceau et même dans la suite de la phrase principale, cette originalité, cette élévation de style qui ne l’abandonnent jamais.

    Quant au reproche de ne pas avoir augmenté l’intérêt jusqu’au dénoûment, je crois qu’on peut y répondre ainsi : à moins de tuer les auditeurs, la musique ne saurait produire un effet plus violent que celui de ce passage du scherzo à la marche triomphale ; il était donc impossible de l’augmenter en avançant. Se soutenir à une pareille hauteur est déjà un effort presque surhumain ; malgré la longueur des développemens auxquels il s’est livré, Beethoven cependant a pu le faire. Mais cette égalité même entre le commencement et la fin suffit pour faire croire à une décroissance à cause de la secousse terrible que reçoivent au début les organes des auditeurs, et qui, en élevant à son plus violent paroxisme l’émotion nerveuse, la rend d’autant plus difficile l’instant d’après ; comme dans une longue file de colonnes de la même hauteur, une illusion d’optique fait paraître plus petites les plus éloignées. Peut-être notre faible organisation se fût-elle mieux accommodée d’une péroraison plus laconique, semblable au : Notre général vous rappelle, de Gluck ; l’auditoire ainsi n’eût pas eu le temps de se refroidir, et la symphonie finissant par un tel coup de foudre n’aurait pas été au-delà du point où l’attention fatiguée ne peut plus suivre l’auteur ; toutefois cette observation ne porte pour ainsi dire que sur la mise en scène de l’ouvrage, et n’empêche pas que le final ne soit en lui-même d’une magnificence et d’une richesse, auprès desquelles bien peu de morccaux pourraient paraître sans en être écrasés.

    A ce phénomène de grandeur et de force inspirée succédaient, dans le même concert, un benedictus et une romance pour le violon du même auteur. Le premier de ces deux morceaux est d’une belle couleur pleine d’onction et d’un profond sentiment religieux ; on y remarque en outre un effet d’instrumentation fort curieux d’où résulte une harmonie céleste assez semblable au son de l’harmonica : c’est avec deux flûtes et d’un violon seul, réunis en trio dans l’extrême aigu, que Beethoven a trouvé le moyen de produire ces accords aériens. M. Baillot a supérieurement rendu et fait ressortir la partie de violon dont il avait bien voulu se charger ; ensuite il a chanté la romance avec une simplicité pleine de charme, mais bien difficile à acquérir réunie à une telle pureté de sons. Cependant le grand artiste a su se surpasser encore dans un andante avec sourdines de sa composition. Rien de plus délicat que les arabesques dont il a brodé le fond, déjà précieux en lui-même, de ce charmant morceau. Bien qu’il fût placé presque à la fin de la sèance, et malgré la fatigue causée l’instant d’auparavant par le long et rude Credo de Beethoven que le parterre a failli ne vouloir pas écouter jusqu’au bout, M. Baillot a dû céder à la demande générale et recommencer son solo.

    L’ouverture du Jeune Henri, par laquelle finissait le concert, a été exécutée avec la précision et la verve qu’on avait droit d’attendre d’un pareil orchestre. Le nombre des cors avait été quadruplé. Cette musique, dont la difficulté ne paraissait pas légère aux exécutans contemporains de Méhul, n’est plus qu’un badinage pour nos jeunes artistes. Aussi la rendent-ils avec une prestesse de mouvement, un brio qui en doublent la chaleur.

    Le public a paru bien aise de retrouver cette vieille connaissance, et après l’avoir écoutée avec recueillement jusqu’à la dernière note il l’a saluée, en sortant, d’unanimes applaudissemens.

H...      

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er avril 2014.

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