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MÉMOIRES

de

HECTOR BERLIOZ

Voyage en Dauphiné. — Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à Lyon. —
Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur.

     J’ai rarement souffert de l’ennui autant que pendant les premiers jours du mois de septembre dernier, 1864. Presque tous mes amis avaient, selon l’usage à cette époque de l’année, quitté Paris. Stephen Heller, ce charmant humoriste, musicien lettré, qui a écrit pour le piano un si grand nombre d’œuvres admirables, dont l’esprit mélancolique et les ardeurs religieuses pour les vrais dieux de l’art ont pour moi un si puissant attrait, était seul resté. Mon fils, par bonheur, arriva bientôt après du Mexique et put me donner quelques jours. Il n’était pas gai, lui non plus, et nous mettions souvent, Heller, Louis et moi, nos tristesses en commun. Un jour nous allâmes dîner ensemble à Asnières. Vers le soir, en nous promenant au bord de la Seine, nous parlions de Shakespeare et de Beethoven, et nous arrivâmes, il m’en souvient, à une extrême exaltation ; mon fils y prenait part quand il s’agissait de Shakespeare seulement, Beethoven lui étant encore inconnu. Mais, en somme, nous convînmes tous les trois qu’il est bon de vivre pour adorer le beau, et que si nous ne pouvons pas détruire et anéantir le contraire du beau, il faut nous contenter de le mépriser, et tâcher de le connaître le moins possible. Le soleil se couchait ; après avoir marché quelque temps, nous allâmes nous asseoir dans l’herbe sur le bord de la rivière, en face de l’île de Neuilly. Comme nous nous amusions à suivre de l’œil les capricieuses évolutions des hirondelles se jouant au-dessus des ondes de la Seine, je m’orientai tout d’un coup et je reconnus le lieu où nous nous trouvions. Je regardai mon fils... je pensai à sa mère... Je m’étais assis dans la neige et presque endormi au même endroit trente-six ans auparavant, pendant un de mes vagabondages désespérés autour de Paris. Je me rappelai alors la froide exclamation d’Hamlet apprenant que la morte dont le convoi entre au cimetière, est la belle Ophélie qu’il n’aime plus : « What ! the fair Ophelia ! » « Il y a bien longtemps, dis-je à mes deux amis, qu’un jour d’hiver je faillis me noyer ici même, en voulant traverser la Seine sur la glace. J’errais sans but dans les champs dès le matin... » Louis soupira.....

     La semaine suivante mon fils dut me quitter, son congé expirait. — Je me sentis pris alors d’un vif désir de revoir Vienne, Grenoble, et surtout Meylan, et mes nièces et... quelqu’un encore, si je pouvais découvrir son adresse. Je partis. Mon beau-frère Suat et ses deux filles, que j’avais prévenus la veille, me reçurent au débarcadère du chemin de fer de Vienne et me conduisirent bientôt après à Estressin, campagne peu éloignée de la ville, où ils vont passer trois ou quatre mois tous les étés. C’était une grande joie pour ces charmantes enfants, dont l’une a dix-neuf ans et l’autre vingt et un ; joie qui fut un peu troublée, au moment où, entrant dans le salon de la maison de Vienne, j’aperçus le portrait de leur mère, ma sœur Adèle, morte quatre ans auparavant. Mon saisissement fut grand et douloureux. Pour elles et leur père, ce fut avec un pénible étonnement qu’ils en furent témoins. Ce salon, ces meubles, ce portrait, étaient depuis longtemps sous leurs yeux chaque jour ; l’habitude, hélas ! avait déjà émoussé pour eux les traits du souvenir, le temps avait agi... Pauvre Adèle ! quel cœur ! son indulgence était si complète et si tendre pour les aspérités de mon caractère, pour mes caprices même les plus puérils !... Un matin, à mon retour d’Italie, nous nous trouvions réunis en famille à La Côte Saint-André ; il pleuvait à verse ; je dis à ma sœur :

     « — Adèle, veux-tu venir te promener ?
     — Volontiers, cher ami ; attends-moi, je vais mettre des galoches.
     — Mais voyez donc, dit ma sœur aînée, ces deux fous ; ils sont capables d’aller, comme ils le disent, patauger dans la campagne par un pareil temps. »

     En effet, je pris un grand parapluie, et, sans tenir compte des railleries de tous, nous descendîmes Adèle et moi, dans la plaine, où nous fimes près de deux lieues, serrés l’un contre l’autre sous le parapluie, sans dire un mot. Nous nous aimions.

     Je passai quinze jours assez tranquilles avec mes nièces et leur père, dans cette solitude d’Estressin. Mais j’avais prié mon beau-frère de prendre à Vienne des informations sur Mme F****** et de découvrir son adresse à Lyon ; il y parvint. Aussitôt, n’y tenant plus, je partis pour Grenoble d’où je m’acheminai vers Meylan, comme j’avais fait une première fois seize ans auparavant.

     ...... Une certaine anxiété secrète me faisait hâter le pas. Voilà déjà le vieux Saint-Eynard qui montre à l’horizon au-dessus des autres monts sa tête demi-chauve. Je vais revoir la petite maison blanche et le paysage qui l’entoure, et demain... demain... je serai à Lyon et je verrai Estelle elle-même ! Est-ce bien possible ?...

     Arrivé à Meylan, je ne me trompe pas de chemin cette fois, en gravissant la montagne ; je retrouve bien vite la fontaine, l’allée d’arbres et enfin la maison. Tout m’était présent comme si j’y fusse venu la veille. Il n’y avait que seize ans. Je passe devant l’avenue et je monte sans me retourner jusqu’à la tour. Une végétation luxuriante couvrait les coteaux voisins, les vignes étalaient leurs pampres mûrs. Arrivé à grand-peine au pied de la tour, je me retourne, comme autrefois, et j’embrasse encore d’un coup d’œil la belle vallée. Je m’étais assez bien contenu jusque-là, me bornant à murmurer à voix basse : Estelle ! Estelle ! Estelle ! mais alors une oppression accablante me fait tomber à terre, où je reste longtemps étendu, écoutant, dans une mortelle angoisse, ces mots atroces que chaque battement de mes artères fait retentir dans mon cerveau : Le passé ! le passé ! le temps !... jamais ! jamais !... jamais !

     Je me relève, j’arrache au mur de la tour une pierre qui dut la voir, qu’elle toucha peut-être ! je coupe une branche d’un chêne voisin. En redescendant, à l’angle d’un champ où je n’avais pas passé en 1848, je reconnais la roche tant cherchée alors et sur laquelle je l’avais vue monter. O surprise ! oui, c’est bien cela, un bloc de granit, il ne pouvait avoir disparu.

     J’y monte, mes pieds se posent à la place même où se posèrent ses pieds ; j’en suis bien sûr cette fois, j’occupe dans l’atmosphère l’espace que sa forme charmante occupa ! J’emporte un petit fragment de mon autel granitique. Mais les pois roses ?... ce n’est pas sans doute l’époque de leur floraison ; ou bien on les a détruits ; j’ai beau chercher, ils n’y sont plus. Ah ! voilà le cerisier ! comme il a grossi ! je détache un lambeau de son écorce, et je prends son tronc entre mes bras, je le presse convulsivement contre ma poitrine. Tu te souviens d’elle sans doute, bel arbre ! et tu me comprends !...

     Redescendu, sans rencontrer personne, à la porte de l’avenue, je prends aussitôt la résolution d’entrer, de voir le jardin et la maison. Les nouveaux propriétaires ne me traiteront peut-être pas comme un malfaiteur. D’ailleurs qu’importe ! — J’entre dans le jardin. Une vieille dame fait un brusque mouvement de frayeur en m’apercevant à l’improviste au détour d’une allée.

     « — Excusez-moi, madame, lui dis-je d’une voix à peine intelligible, et veuillez me permettre... de visiter votre jardin ; il... me rappelle... des souvenirs...
     — Entrez, monsieur, promenez-vous.
     — Oh, je ne veux qu’en faire le tour. »

     Après quelques pas je trouve une jeune personne montée sur une échelle et cueillant les fruits d’un poirier. Je la salue en passant. Je traverse un fouillis d’arbustes qui interceptaient presque la circulation, tant le petit jardin maintenant est mal entretenu. Je coupe une branche de seringa que je cache dans mon sein, et je sors. En passant devant la porte toute grande ouverte de la maison, je m’arrête sur le seuil à en considérer l’intérieur. La jeune fille, qui était descendue de son arbre et que sa mère avait avertie sans doute de la bizarre visite qui leur était faite, m’avait suivi. Elle m’aborde et me dit gracieusement :

    « — Je vous en prie, monsieur, prenez la peine d’entrer.
    — Merci, mademoiselle, j’accepte. »

    Et me voilà dans la petite chambre, dont la fenêtre s’ouvre sur les profondeurs de la plaine, et d’où, quand j’avais douze ans, elle me montra d’un geste fier et ravi la poétique vallée. Tout y est encore dans le même état ; le salon voisin est garni des mêmes meubles... Je mordais mon mouchoir à belles dents. La jeune personne me regardait d’un air presque effrayé.

    « — Ne soyez pas surprise, mademoiselle, tous ces objets que je revois... c’est que je ne suis pas... revenu ici depuis... quarante-neuf ans ! »

    Et je m’enfuis éclatant en sanglots. Qu’ont dû penser ces dames d’une si étrange scène dont elles ne connaîtront jamais le sens ?

    Il se répète, va dire le lecteur. Ce n’est que trop vrai. Toujours des souvenirs, toujours des regrets, toujours une âme qui se cramponne au passé, toujours un pitoyable acharnement à retenir le présent qui s’enfuit, toujours une lutte inutile contre le temps, toujours la folie de vouloir réaliser l’impossible, toujours ce besoin furieux d’affections immenses ! Comment ne pas me répéter ? La mer se répète ; toutes ses vagues se ressemblent.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

   Le même soir j’étais à Lyon. Ce fut une singulière nuit que celle que je passai sans dormir, en pensant à la visite projetée pour le lendemain. J’allais voir Mme F******. Je décidai de me rendre chez elle à midi. En attendant cette heure si lente à venir et supposant fort possible qu’elle ne voulût pas d’abord me recevoir, j’écrivis la lettre suivante pour qu’elle la lût avant de connaître le nom de son visiteur :

« Madame,

   » Je reviens encore de Meylan. Ce second pèlerinage aux lieux habités par les rêves de mon enfance a été plus douloureux que le premier, fait il y a seize ans et après lequel j’osai vous écrire à Vif où vous habitiez alors. J’ose davantage aujourd’hui, je vous demande de me recevoir. Je saurai me contraindre, ne craignez rien des élans d’un cœur révolté par l’étreinte d’une impitoyable réalité. Accordez-moi quelques instants, laissez-moi vous revoir, je vous en conjure.

» HECTOR BERLIOZ.

» 23 septembre 1864. »

   Je ne pus attendre midi. A onze heures et demie je sonnais à sa porte et je donnais à sa femme de chambre la lettre avec ma carte. Elle y était. Il eût fallu remettre la lettre seulement ; mais je ne savais ce que je faisais. Néanmoins en voyant mon nom, Mme F****** donna sans hésiter l’ordre de m’introduire et vint au-devant de moi. Je reconnus sa démarche et son port de déesse.  Dieu ! qu’elle me parut changée de visage ! son teint est un peu bronzé, ses cheveux grisonnent. Pourtant en la voyant, mon cœur n’a pas eu un instant d’indécision et toute mon âme a volé vers son idole, comme si elle eût encore été éclatante de beauté. Elle me conduit dans son salon, tenant ma lettre à la main. Je ne respire plus, je ne puis parler. Elle, avec une dignité douce :

    « — Nous sommes de bien vieilles connaissances, monsieur Berlioz !... (Silence...) Nous étions deux enfants !... » (Silence.)

    Le mourant trouvant un peu de voix :

    « Veuillez lire ma lettre, madame, elle vous... expliquera ma visite. »

    Elle l’ouvre, la lit et la déposant ensuite sur la cheminée :

    « — Vous venez encore de Meylan ! mais c’est par occasion, sans doute, que vous vous y êtes trouvé ? Vous n’avez pas fait exprès ce voyage ?
    — Oh ! madame, pouvez-vous le croire ? avais-je besoin d’une occasion pour revoir...? Non, non, il y a longtemps que je désirais y revenir. (Silence.)
    — Vous avez eu une vie bien agitée, monsieur Berlioz.
    — Comment le savez-vous, madame ?
    — J’ai lu votre biographie.
    — Laquelle ?
    — Un volume de Méry, je crois. Je l’ai acheté il y a quelques années.
    — Oh ! n’attribuez pas à Méry, qui est un de mes amis, un artiste et un homme d’esprit, cette compilation, ce mélange de fables et d’absurdités dont je devine maintenant l’auteur. J’aurai une véritable biographie, celle que j’ai faite moi-même.
    — Oh, sans doute, vous écrivez si bien.
    — Ce n’est pas à la valeur de mon style que je fais allusion, madame, mais à l’exactitude et à la sincérité de mon récit. Quant à mes sentiments pour vous, j’ai tout dit sans restrictions dans ce livre, mais sans vous nommer. (Silence.)
    — J’ai obtenu aussi, reprend Mme F****** bien des détails sur vous, d’un de vos amis qui a épousé une nièce de mon mari.
    — Je l’avais en effet prié, quand je pris la liberté de vous écrire, il y a seize ans, de s’informer du sort de ma lettre. Je tenais à savoir au moins si vous l’aviez reçue. Mais je ne l’ai plus revu, il est mort maintenant, et je n’ai rien appris. (Silence.)
    Mme F****** — Quant à ma vie elle a été bien simple et bien triste ; j’ai perdu plusieurs de mes enfants, j’ai élevé les autres, mon mari est mort quand ils étaient encore en bas âge... J’ai rempli de mon mieux mon rôle de mère de famille. (Silence.) Je suis bien touchée et bien reconnaissante, monsieur Berlioz, des sentiments que vous m’avez gardés. »

    A ces mots bienveillants, je commençai à palpiter plus violemment. Je la regardai avec des yeux avides, reconstruisant en imagination sa beauté et sa jeunesse éclipsées ; et je lui dis enfin :

    « — Donnez-moi votre main, madame. »

    Elle me la tendit aussitôt, je la portai à mes lèvres et je crus sentir mon cœur se fondre et tous mes os frissonner......

    « — Dois-je espérer, ajoutai-je après un nouveau silence, que vous me permettrez de vous écrire quelquefois et de vous faire de loin en loin une visite ?
    — Oh ! sans doute ; mais je resterai peu de temps à Lyon. Je marie un de mes fils et je dois aller bientôt après son mariage, habiter Genève avec lui. »

    N’osant prolonger davantage ma visite, je me levai. Elle m’accompagna jusqu’à sa porte où elle me dit encore :

    « — Adieu, monsieur Berlioz, adieu, je suis profondément reconnaissante des sentiments que vous m’avez conservés. »

    En m’inclinant devant elle je pris encore une fois sa main que je gardai quelque temps appuyée sur mon front, et j’eus la force de m’éloigner.

    J’errais aux environs de sa demeure, tantôt me heurtant contre les arbres des Brotteaux, tantôt m’arrêtant à contempler, du haut du pont Morand, le cours tumultueux du Rhône, puis reprenant ma marche fiévreuse, sans savoir pourquoi j’allais d’un côté plutôt que de l’autre, quand je rencontrai M. Strakosch, le  beau-frère de la célèbre cantatrice Adelina Patti.

    « — C’est vous ! Quel hasard ! Adelina sera bien contente de vous voir ; elle est ici en représentations, on donne demain le Barbier de Séville, au grand théâtre, voulez-vous une loge pour l’entendre ?
    — Je vous remercie, je partirai probablement ce soir.
    — Eh bien, venez au moins dîner avec nous aujourd’hui ; vous savez le plaisir que vous nous faites toujours en pareil cas.
    — Je n’ose vous le promettre, cela dépendra... je ne suis pas bien portant... où demeurez-vous ?
    — Au grand hôtel.
    — Moi aussi. Eh bien, si je ne suis pas trop insociable ce soir j’irai dîner avec vous ; mais ne m’attendez pas. »

    Une idée m’était venue, un prétexte m’était donné pour retourner chez Mme F******, pour la revoir encore. Je courus chez elle où j’appris qu’elle venait de sortir. Alors je chargeai sa femme de chambre de lui dire que j’aurais le jour suivant une loge pour le grand théâtre, que si Mme F****** voulait bien l’accepter et venir entendre Mlle Patti, je resterais à Lyon, espérant avoir l’honneur de l’accompagner à cette représentation ; que dans le cas contraire je partirais le soir même. Que je la priais en conséquence de me faire parvenir sa réponse avant six heures.

    Je rentre ; vingt minutes se passent. J’essaye de lire. J’avais un volume de voyages acheté à Grenoble. Je ne comprends pas un mot de mon livre. Je marche dans ma chambre. Je me jette sur mon lit. J’ouvre la fenêtre. Je descends. Je sors. Bientôt je me retrouve devant le numéro 56 de l’avenue de Noailles où elle demeurait. Mes jambes m’y avaient conduit machinalement. Je ne me contiens plus, je remonte chez elle. Je sonne. On ne m’ouvre pas. Une idée funeste vient aussitôt me marteler le cœur : aurait-elle soupçonné que j’allais revenir et donné l’ordre de ne pas me recevoir ? Idée absurde, qui me ronge cependant. Je reviens une heure après et j’envoie cette fois le petit garçon de la portière sonner chez Mme F******. On n’ouvre pas non plus à l’enfant. Que devenir ? rester à monter la garde devant la maison ? c’est inconvenant, c’est ridicule. Malheur ! m’en aller ? où ? chez moi ? dans le Rhône ?... Elle ne veut peut-être pas m’éviter, on est réellement sorti !... Une heure après nouvelle ascension de son escalier. J’entends au-dessus de ma tête fermer sa porte et des voix de femmes parlant allemand. Je continue à monter ; je rencontre une dame inconnue qui descendait, puis une seconde, et enfin une troisième... C’était elle, tenant une lettre à la main.

    « — Mon Dieu, monsieur Berlioz, vous venez chercher une réponse ?
    — Oui, madame.
    — Je vous avais écrit, et j’allais avec ces dames vous porter ce billet au grand hôtel. Je ne pourrai malheureusement accepter demain votre aimable invitation. On m’attend à la campagne assez loin d’ici et je partirai à midi. Mille pardons de vous avoir instruit de cela si tard, mais je ne suis rentrée et n’ai connu votre offre que tout à l’heure. »

    Comme elle faisait le geste de mettre la lettre dans sa poche :

    « — Veuillez me la donner, m’écriai-je.
    — Oh ! cela ne vaut pas la peine...
    — Je vous en prie, vous me la destiniez.
    — Eh bien, la voilà. »

  Elle me donna la lettre et je vis son écriture pour la première fois.

    « — Ainsi je ne vous reverrai pas ? lui dis-je dans la rue.
    — Vous partez ce soir ?
    — Oui, madame, adieu.
    — Adieu, je vous souhaite un bon voyage. »

    Je lui serre la main et je la vois s’éloigner avec les deux dames allemandes. Alors, le croira-t-on, je devins presque joyeux ; je l’avais revue une seconde fois, je lui avais parlé de nouveau, j’avais encore pressé sa main, je tenais une lettre d’elle, lettre qu’elle terminait en m’assurant de ses sentiments affectueux. C’était un trésor inespéré ; et je m’acheminai vers le grand hôtel avec l’espoir de dîner à peu pres tranquillement chez Mlle Patti. En me voyant entrer dans son salon, la virtuose pousse un cri de joie, battant des mains comme font les enfants : « Ah ! quel bonheur ! le voilà ! le voilà ! » et la ravissante diva accourt, selon sa coutume, présenter à mes lèvres son front virginal. Je me mets à table avec elle, son père, son beau-frère et quelques amis. Pendant le dîner elle m’accable de mille adorables câlineries, en disant de temps en temps : « Il a quelque chose ! à quoi pensez-vous ? je ne veux pas que vous ayez du chagrin. » L’heure du départ venue, on décide qu’on m’accompagnera à l’embarcadère : la charmante enfant, une de ses amies et son beau-frère montent en voiture avec moi. On nous permet d’entrer tous les quatre dans la gare. Adelina ne veut me laisser qu’au dernier moment quand le train se mettra en marche. Le signal est donné. Il faut se quitter. Alors, la folâtre me saute au cou, m’embrasse : « Adieu, adieu, à la semaine prochaine. Nous retournons à Paris mardi, vous viendrez nous voir jeudi. C’est entendu, n’est-ce pas ? Vous n’y manquerez pas ? » On part...

    Que n’eussé-je pas donné pour recevoir de telles marques d’affection de Mme F****** et n’être accueilli de Mlle Patti qu’avec une froide politesse !... Pendant toutes ces chatteries de la mélodieuse Hébé, il me semblait qu’un oiseau merveilleux aux yeux de diamant voltigeât autour de ma tête, se posant sur mon épaule, becquetant mes cheveux et me chantant avec des battements d’ailes ses plus joyeuses chansons. J’étais ravi, mais non ému. C’est que la jeune, belle, éblouissante et célèbre virtuose, qui, à vingt-deux ans, a déjà vu l’Europe et l’Amérique musicales à ses pieds, je ne l’aime pas d’amour ; et la femme âgée, triste et obscure, à qui l’art est inconnu, possède mon âme, comme elle l’eut autrefois, comme elle l’aura jusqu’à mon dernier jour.

    Balzac et Shakespeare lui-même, ce grand peintre des passions, n’ont jamais songé qu’il pût exister rien de pareil. Un seul poëte, un poëte anglais, Thomas Moore, a cru que cela pouvait être et a su décrire ce rare sentiment, en vers admirables qui me reviennent en ce moment à la pensée :

« Believe me, if all those endearing young charms. »

(Irish melodies.)

    En voici la traduction :

    Crois-moi, quand tous ces jeunes charmes ravissants que je contemple si passionnément aujourd’hui viendraient à changer demain et à s’évanouir entre mes bras, comme un présent des fées, tu serais encore adorée autant que tu l’es en ce moment. Que ta grâce se flétrisse, chaque désir de mon cœur ne s’enlacera pas moins, toujours verdoyant, autour de la ruine chérie.

    Ce n’est pas pendant que tu possèdes la jeunesse et la beauté, quand tes joues n’ont pas encore été profanées par une larme, que peuvent être connues la ferveur et la foi d’une âme à laquelle le temps ne fera que te rendre plus chère. Non, le cœur qui vraiment aima jamais n’oublie, mais aime vraiment jusqu’à la fin. Comme la fleur du soleil tourne vers son dieu, quand il se couche, le même regard dont elle a salué son lever.

    Combien de fois, pendant cette triste nuit en chemin de fer, ne me suis-je pas répété : Imbécile ! pourquoi es-tu parti ? il fallait rester. Si j’étais resté je la reverrais encore demain matin. Qui m’obligeait à revenir à Paris ? Sans doute, mais la crainte d’être indiscret, ennuyeux, importun... Que faire à Lyon pendant ces longues heures où j’eusse été à quelques pas d’elle, sans la voir ? c’eût été une torture...

    Après quelques jours d’angoisses, à Paris, je lui écrivis la lettre suivante. On verra par ces pages et celles qui lui succédèrent, comme aussi par ses réponses, le misérable état de mon esprit et le calme du sien. On devinera plus facilement encore ce que je dois éprouver aujourd’hui que je n’ai plus même la consolation de lui écrire. C’eût été terminer ma vie trop doucement, que de cultiver comme une romanesque amitié cet amour inutile. Non, je devais être broyé et déchiré jusqu’à la fin.

1re LETTRE

« Paris, 27 septembre 1864.

» Madame,

    » Vous m’avez accueilli avec une bienveillance simple et digne dont bien peu de femmes eussent-été capables en pareil cas. Soyez mille fois bénie ! Depuis que je vous ai quittée je souffre cruellement néanmoins. J’ai beau me répéter que vous ne pouviez pas me recevoir mieux, que tout autre accueil eût été ou peu convenable ou inhumain, mon malheureux cœur saigne comme s’il eût été blessé. Je me demande pourquoi, et voici les raisons que je trouve : C’est l’absence, c’est que je vous ai vue trop peu, que je ne vous ai pas dit le quart de ce que j’avais à vous dire et que je suis parti presque comme s’il se fût agi d’une éternelle séparation. Et pourtant vous m’avez donné votre main, je l’ai pressée sur mon front, sur mes lèvres, et j’ai contenu mes larmes, je vous l’avais promis. Mais j’ai un besoin impérieux, inexorable, de quelques mots encore, que vous ne me refuserez pas, je l’espère. Songez que je vous aime depuis quarante-neuf ans, que je vous ai toujours aimée depuis mon enfance, malgré les orages qui ont ravagé ma vie. La preuve en est dans le profond sentiment que j’éprouve aujourd’hui ; s’il eût un seul jour réellement cessé d’être, il ne se fût pas ranimé sans doute dans les circonstances actuelles. Combien y a-t-il de femmes qui se soient jamais entendu faire une telle déclaration ? Ne me prenez pas pour un homme bizarre qui est le jouet de son imagination. Non, je suis seulement doué d’une sensibilité très-vive, alliée, croyez-le bien, à une grande clairvoyance d’esprit, mais dont les affections vraies sont d’une puissance incomparable et d’une constance à toute épreuve. Je vous ai aimée, je vous aime, je vous aimerai, et j’ai soixante et un ans, et je connais le monde et n’ai pas une illusion. Accordez-moi donc, non comme une sœur de charité accorde ses soins à un malade, mais comme une noble femme de cœur guérit des maux qu’elle a involontairement causés, les trois choses qui seules peuvent me rendre le calme : la permission de vous écrire quelquefois, l’assurance que vous me répondrez, et la promesse que vous m’inviterez au moins une fois l’an à venir vous voir. Mes visites pourraient être inopportunes et par suite importunes, si je les faisais sans votre autorisation ;  je n’irai donc auprès de vous, à Genève ou ailleurs, que quand vous m’aurez écrit : Venez. A qui cela pourrait-il paraître étrange ou malséant ? Qu’y a-t-il de plus pur qu’une liaison pareille ? Ne sommes-nous pas libres tous les deux ? Qui serait assez dépourvu d’âme et de bon sens pour la trouver blâmable ? Personne, pas même vos fils, ils sont, je le sais, des jeunes gens fort distingués. J’avoue seulement qu’il serait affreux de n’obtenir le bonheur de vous voir que devant témoins. Si vous me dites : Venez ! il faut que je puisse causer avec vous comme à notre première entrevue de vendredi dernier, entrevue que je n’ai osé prolonger et dont je n’ai pu goûter le charme douloureux, à cause des efforts terribles que je faisais pour refouler mon émotion.

    » Oh ! madame, madame, je n’ai plus qu’un but dans ce monde, c’est d’obtenir votre affection. Laissez-moi essayer de l’atteindre. Je serai soumis et réservé ; notre correspondance sera aussi peu fréquente que vous le voudrez, elle ne deviendra jamais pour vous une tâche ennuyeuse, quelques lignes de votre main me suffiront. Mes voyages auprès de vous ne pourront être que bien rares ; mais je saurai que votre pensée et la mienne ne sont plus séparées, et qu’après tant de tristes années où je n’ai rien été pour vous, j’ai enfin l’espérance de devenir votre ami. Et c’est rare un ami dévoué comme je le serai. Je vous environnerai d’une tendresse si profonde et si douce, d’une affection si complète, où se confondront les sentiments de l’homme et les naïves effusions de cœur de l’enfant. Peut-être y trouverez-vous du charme, peut-être enfin me direz-vous un jour : « Je suis votre amie » et voudrez-vous avouer que j’ai bien mérité votre amitié.

    » Adieu, madame, je relis votre billet du 23 et j’y vois à la fin l’assurance de vos sentiments affectueux. Ce n’est pas une banale formule, n’est-ce pas ? n’est-ce pas ?

» A vous pour toujours,

» HECTOR BERLIOZ.

    » P.-S. — Je vous envoie trois volumes ; vous daignerez peut-être les parcourir dans vos moments perdus. Vous comprenez que c’est un prétexte pris par l’auteur pour vous occuper un peu de lui. »

1re RÉPONSE DE Mme F******

« Lyon, 29 septembre 1864.

» Monsieur,

     » Je me croirais coupable envers vous et moi-même, si je ne répondais pas tout de suite à votre dernière lettre, et au rêve que vous avez fait sur les relations que vous désirez voir s’établir entre nous. C’est le cœur sur la main que je vais vous parler.

    » Je ne suis plus qu’une vieille et bien vieille femme (car, monsieur, j’ai six ans de plus que vous), au cœur flétri par des jours passés dans les angoisses, les douleurs physiques et morales de tout genre, qui ne m’ont laissé sur les joies et les sentiments de ce monde aucune illusion. Depuis vingt ans que j’ai perdu mon meilleur ami, je n’en ai pas cherché d’autre ; j’ai conservé ceux que d’anciennes relations m’avaient faits ainsi que ceux que des liens de famille m’attachaient naturellement. Depuis le jour fatal où je suis devenue veuve j’ai rompu toutes mes relations, j’ai dit adieu aux plaisirs, aux distractions, pour me consacrer tout entière à mon intérieur, à mes enfants. C’est donc là ma vie depuis vingt ans ; c’est une habitude pour moi dont rien maintenant ne peut rompre le charme ; car c’est dans cette intimité du cœur que je puis trouver le seul repos des jours qu’il me reste à passer dans ce monde ; tout ce qui viendrait en troubler l’uniformité me serait pénible et à charge.

     » Dans votre lettre du 27 courant vous me dites que vous n’avez qu’un désir, celui que je devienne votre amie à l’aide d’un échange de lettres. Croyez-vous sérieusement, monsieur, que cela soit possible ? Je vous connais à peine, depuis quarante-neuf ans, je vous ai revu vendredi passé quelques instants ; je ne puis donc apprécier ni vos goûts, ni votre caractère, ni vos qualités, seules choses qui sont la base de l’amitié. Quand il y a entre deux individus les mêmes manières de voir et de sentir, alors la sympathie peut naître et arriver ; mais, quand on est séparés, une correspondance ne peut suffire pour établir ce que vous attendez de moi ; pour ma part je le crois impossible. Du reste je dois vous avouer que je suis extrêmement paresseuse pour écrire, j’ai l’esprit aussi engourdi que les doigts ; j’ai une peine extrême à remplir à cet égard mes obligations indispensables. Je ne pourrais donc vous promettre de commencer avec vous une correspondance qui pût être suivie, je manquerais trop souvent à ma promesse pour ne pas vous en avertir d’avance. S’il vous est agréable de m’écrire quelquefois je recevrai vos lettres, mais n’attendez pas mes réponses exactement ni promptement.

     » Vous désirez aussi que je vous dise « Venez me voir ; » cela n’est pas possible, pas plus que de vous dire : « vous me trouverez seule. » Le hasard, vendredi, a voulu que je fusse seule pour vous recevoir ; quand je serai à Genève avec mon fils et sa femme, si, quand vous vous présenterez chez eux, je suis seule, je vous recevrai, mais s’ils m’entourent au moment de votre visite, il vous faudra subir leur présence, car je trouverais fort inconvenant qu’il en fût autrement.

     » C’est avec toute la franchise et la sincérité qui sont le fond de mon caractère que je vous ai tracé ce que je pense et ce que je sens. Je crois devoir encore vous dire qu’il est des illusions, des rêves, qu’il faut savoir abandonner quand les cheveux blancs sont arrivés, et avec eux le désenchantement de tous sentiments nouveaux, même ceux de l’amitié, qui ne peuvent avoir du charme que lorsqu’ils sont nés de relations suivies et dans les heureux jours de la jeunesse. Ce n’est pas, selon moi, au moment où le poids des années se fait sentir, où leur nombre nous a apporté l’expérience de toutes les déceptions, qu’il faut commencer des relations. Je vous avoue que pour moi j’en suis là. Mon avenir se raccourcit tous les jours ; à quoi bon former des relations qu’aujourd’hui voit naître et que demain peut faire évanouir ? Ce n’est que se créer des regrets.

     » Ne voyez, monsieur, dans tout ce que je viens de vous dire, aucune intention de ma part de blesser les souvenirs que vous avez pour moi ; je les respecte et je suis touchée de leur persistance. Vous êtes encore bien jeune par le cœur ; pour moi il n’en est pas ainsi, je suis vieille tout de bon, je ne suis plus bonne à rien qu’à conserver, croyez-le, une large place pour vous dans mon souvenir. J’apprendrai toujours avec plaisir les triomphes que vous êtes appelé à avoir.

     » Adieu, monsieur, je vous dis encore : recevez l’assurance de mes sentiments affectueux.

» EST. F******.

     » J’ai reçu hier matin les volumes que vous avez eu la bonté de m’envoyer ; je vous en remercie mille fois. »

 

2e LETTRE

« Paris, 2 octobre 1864.

» Madame,

    » Votre lettre est un chef d’œuvre de triste raison. J’ai attendu jusqu’à ce jour pour y répondre, dans l’espoir d’arriver à me rendre maître de l’accablante émotion qu’elle a produite en moi. Oui, vous dites vrai ; vous ne devez pas former de nouvelles amitiés, vous devez éviter tout ce qui pourrait troubler votre existence, etc. Mais je ne l’eusse pas troublée, soyez-en certaine, et cette amitié que je sollicitais humblement pour un temps plus ou moins éloigné, ne vous fût jamais devenue à charge. (Avouez que ce mot de votre lettre a dû me paraître cruel !) Je me contente de ce que vous daignez m’accorder, quelques sentiments affectueux, une place dans vos souvenirs, et un peu d’intérêt pour les événements de ma carrière. Merci, madame. Je suis à vos pieds, je baise respectueusement vos mains. Vous me dites que je pourrai quelquefois, irrégulièrement, rarement, recevoir une réponse à mes lettres ; merci encore pour votre promesse. Ce que je sollicite avec instances, avec larmes, c’est la possibilité d’avoir de vos nouvelles. Vous parlez si courageusement de la vieillesse et des ans, que j’oserai vous imiter. J’espère mourir le premier ; que je puisse avec certitude vous envoyer un dernier adieu ! Si c’est le contraire, que je sache que vous avez quitté ce triste monde... Que votre fils m’avertisse... pardon... Mes lettres ne doivent pas être adressées à l’aventure. Accordez-moi ce que vous accorderiez à tout indifférent, votre adresse à Genève.

    » Je n’irai pas vous voir ce mois-ci à Lyon ; évidemment cette visite vous paraîtrait indiscrète. Je n’irai pas non plus à Genève avant une année au moins ; la crainte de vous importuner me retiendra. Mais, votre adresse, votre adresse ! Aussitôt que vous la saurez, envoyez-la-moi, par grâce. Si votre silence m’indique un impitoyable refus et une intention formelle de m’interdire la plus timide relation avec vous, si vous me mettez ainsi rudement à l’écart, comme on le fait pour les êtres dangereux ou indignes, vous aurez porté à son comble un malheur qu’il vous eût été si facile d’adoucir. Alors, madame, que Dieu et votre conscience vous pardonnent ! Je resterai dans la froide nuit où vous m’aurez plongé, souffrant, désolé, et votre dévoué jusqu’à la mort.

» HECTOR BERLIOZ. »

(Quel désordre et quelles contradictions dans cette lettre !)

2e RÉPONSE DE Mme F******

« Lyon, 14 octobre 1864.

» Monsieur,

    » Ne sachant pas quand il me sera possible de vous écrire, je viens à la hâte tracer ces quelques lignes, afin que vous ne pensiez pas que j’ai l’intention de vous traiter comme un être dangereux ou indigne. Mon fils arrive demain soir chez moi, pour se marier le 19 courant. Je vais avoir pendant plusieurs jours ma maison remplie de monde, j’aurai mille préoccupations, comme mère et maîtresse de maison ; il me sera donc impossible d’avoir des instants de liberté et de loisir. Aussitôt après le mariage de mon fils, je dois songer aux préparatifs de mon départ pour Genève, ce qui n’est pas pour moi une petite besogne, car ma santé ne me permet pas toujours de faire ce que je voudrais. Je partirai vers les premiers jours de novembre ; quand je serai installée dans ma nouvelle résidence, je vous donnerai mon adresse, ce que je ne peux faire aujourd’hui, car je l’ignore. J’aurais attendu l’arrivée de mon fils pour la savoir, si je n’eusse pas craint que vous interprétassiez en mal mon long silence. Recevez, monsieur, l’assurance de mes souvenirs affectueux.

» EST. F******.

3e LETTRE

« Paris, 15 octobre 1864.

»  Madame,

    » Oh ! merci ! j’attendrai. Tous mes vœux pour le bonheur des nouveaux époux ! Mille souhaits pour vous. Chère madame, que la joie la plus douce remplisse votre âme dans cette solennelle circonstance. Ah ! vous êtes bonne !

    »  N’en doutez pas, mes adorations seront discrètes.

»  Votre dévoué,

» HECTOR BERLIOZ. »

    Après douze jours péniblement supportés, je reçus une lettre de faire-part m’annonçant le mariage de M. Charles F******. L’adresse était de la main de sa mère, et cela me remplit d’une joie que bien peu de gens comprendront. J’étais au septième ciel. J’écrivis aussitôt.

4e LETTRE

« Paris, 28 octobre 1864.

    » C’est beau la vie, quand certains sentiments l’illuminent !... Je reçois la lettre de faire-part ; l’adresse a été écrite par vous, par vous, chère madame, je reconnais votre main !... C’est une pensée que vous avez eue pour l’exilé... Quel ange vous rendra le bien que vous m’avez fait ?

    » Oui, c’est beau la vie, mais la mort serait plus belle ; être à vos pieds, la tête sur vos genoux, vos deux mains dans les miennes et finir ainsi !...

» HECTOR BERLIOZ. »

    Mais les jours se succédaient et je ne recevais pas de nouvelles.  J’avais fait prendre à Lyon des informations, et je savais que Mme F****** était partie pour Genève depuis près de trois semaines.  Avait-elle l’intention de me cacher son adresse, qu’elle m’avait formellement promise, et que je ne voulais pas connaître contre son gré ?... Aurais-je la douleur de la voir ainsi manquer à sa parole ?...

    Pendant ces derniers jours d’anxiété j’en vins à croire, comme je l’ai dit plus haut, que je n’aurais plus même la consolation de lui écrire, et je me décourageai tout à fait. Mais un matin où je réfléchissais tristement au coin de mon feu, on vint m’apporter une carte sur laquelle je lus ces mots : M. et Mme Charles F******. C’étaient son fils et sa bru, qu’elle avait engagés à me venir voir pendant un voyage qu’ils avaient dû faire à Paris. Quelle surprise ! quel bonheur ! Elle les avait envoyés ! Je fus bouleversé à ne savoir quelle contenance faire, en retrouvant dans le jeune homme le portrait vivant de Mlle Estelle à dix-huit ans... La jeune femme paraissait consternée de mon émotion ; son mari semblait moins surpris. Évidemment ils savaient tout, Mme F***** leur avait montré mes lettres.

    « — Elle était donc bien belle ? s’écria tout d’un coup la jeune dame.
    — Oh !... »

    Alors M. F****** prenant la parole :

    « — Oui, un jour, à l’âge de cinq ans, en voyant ma mère parée pour aller au bal, j’éprouvai une sorte d’éblouissement dont le souvenir dure encore. »

    Je vins pourtant à bout de me dominer et de parler à mes deux aimables visiteurs à peu près raisonnablement. Mme Charles F****** est une créole hollandaise de l’île de Java ; elle a habité Sumatra et Bornéo, elle sait le malais ; elle a vu Brook, le raja de Sarawak. Que de questions je lui aurais faites si j’eusse été dans mon état d’esprit habituel !

    J’eus le plaisir de voir souvent les deux jeunes gens pendant leur séjour à Paris, et de leur procurer quelques distractions agréables. Nous parlions toujours d’Elle, et quand nous fûmes un peu familiarisés, la jeune femme en vint à me gronder d’écrire à sa belle-mère comme je le faisais.

    « — Vous l’effrayez, me dit-elle, ce n’est pas ainsi qu’il faut lui parler. Souvenez-vous qu’elle ne vous connaît presque pas, que vous êtes tous les deux d’un âge... Je conçois bien qu’elle me dise quelquefois tristement en me montrant vos lettres : « Que voulez-vous que je réponde à cela ? » Il faut vous accoutumer à plus de calme, alors vos visites à Genève seront charmantes, et nous serons bien heureux de vous faire les honneurs de notre ville ; car vous viendrez, nous comptons sur vous.
    — Ah ! certes, pouvez-vous en douter ? puisque Mme F****** me le permet. »

    Je m’étudiai donc à la réserve et ne voulus même pas, quand les nouveaux mariés repartirent, leur donner une lettre pour leur mère. Seulement, comme il était question dans ce moment d’exécuter à l’un des concerts du Conservatoire mon second acte des Troyens, je lui envoyai un exemplaire du poëme, en la faisant prier de le lire, à la page marquée par des feuilles mortes, le 18 décembre, à deux heures et demie, au moment où l’on exécuterait ce fragment à Paris. Mme Charles F****** devant revenir, pour suivre la marche d’une affaire où son mari, qui ne pouvait quitter Genève, se trouvait intéressé, se faisait une fête d’assister à ce concert dont l’annonce produisait dans le monde musical une certaine sensation. Quinze jours encore se passèrent sans la voir revenir, sans recevoir de lettre, et je m’obstinai à ne pas écrire. Je n’en pouvais plus, quand enfin le 17, Mme Charles F****** revint et m’apporta la lettre suivante :

« Genève, 16 décembre 1864.

» Monsieur,

    » Je serais venue vous remercier plus tôt de l’accueil bienveillant que vous avez bien voulu faire à mon fils et à sa femme, si je n’avais été habituellement souffrante et par ce motif fort paresseuse. Cependant je ne veux pas laisser partir ma belle-fille sans qu’elle vous porte l’expression de ma gratitude pour tous les plaisirs que vous leur avez procurés et qui leur ont fait si agréablement passer leurs soirées.  Suzanne se charge de vous mettre au courant de notre existence à Genève, où pour ma part je me trouverais aussi bien qu’à Lyon, si je n’avais au fond du cœur le regret de m’être éloignée de deux de mes fils, et de véritables amies qui m’affectionnaient, et que de mon côté j’aimais tendrement. Je vous remercie encore, monsieur, du libretto des Troyens que vous m’avez envoyé, et de l’attention délicate que vous y avez jointe en m’envoyant des feuilles des arbres de Meylan, qui me rappellent les beaux jours de ma jeunesse et des joies qui l’accompagnaient.

    » Dimanche mon fils et moi, nous nous unirons en lisant votre œuvre, à vos succès et au plaisir qu’aura Suzanne d’entendre votre musique.

    » Recevez, monsieur, l’assurance des sentiments affectueux que je vous envoie.

» EST. F******. »

     Ce fut moi cette fois qui répondis :

 « Paris, lundi 19 décembre 1864.

    » En passant à Grenoble, au mois de septembre dernier, j’allai faire une visite à l’un de mes cousins qui se trouvait à Saint-Georges, hameau perdu dans les âpres montagnes de la rive gauche du Drac, et qu’habite la plus misérable population. La belle-sœur de mon cousin s’est dévouée au soulagement de tant de souffrances, elle est la gracieuse providence du pays. Le jour où j’arrivai à Saint-Georges, elle apprit qu’une chaumière assez éloignée était sans pain depuis trois semaines. Elle s’y rendit aussitôt, et s’adressant à la mère de famille :

    » — Comment, Jeanne, vous êtes dans la peine et vous ne me faites rien dire ! vous savez pourtant que nous avons la bonne volonté de vous aider autant que possible. 
    » — Oh ! mademoiselle, nous ne manquons pas. Nous avons encore des pommes de terre et un peu de choux. C’est les enfants qui n’en veulent pas. Ils pleurent, ils crient, ils veulent de pain. Vous savez, les enfants, ça n’est pas raisonnable.

     » Eh bien, madame ! chère madame, vous aussi vous avez fait en m’écrivant une bonne action. Je m’étais imposé une réserve absolue pour ne pas vous fatiguer de mes lettres, et j’attendais toujours le retour de votre belle-fille, pour avoir de vos nouvelles. Elle n’arrivait pas, et j’étouffais, comme un homme qui a la tête dans l’eau et ne veut pas l’en tirer... Vous le savez, les êtres tels que moi, ça n’est pas raisonnable.

     » Et cependant, je ne sais que trop la vérité, croyez-le, je ne raisonne que trop, et je n’avais pas besoin des leçons que l’on vient de me donner à grands coups de couteau dans le cœur... Non, je veux avant tout ne pas vous troubler, ne pas vous causer le moindre ennui ; je vous écrirai le plus rarement possible ; vous me répondrez ou vous ne me répondrez pas. J’irai vous voir une fois l’an, comme on va faire une visite agréable seulement. Vous n’ignorez pas ce que je sens, et vous me saurez gré de tout ce que je pourrai vous cacher.....

    » Il me semble que vous êtes triste, et cela me cause un redoublement de......

    » Mais je commence dès aujourd’hui à m’interdire un certain langage. Je vais vous parler de choses indifférentes.

    » Vous savez peut-être déjà que l’exécution de mon acte des Troyens n’a pas eu lieu hier au Conservatoire. Le comité, en me tourmentant de plusieurs manières, en me demandant la suppression tantôt d’un morceau, tantôt d’un autre, m’a poussé à bout, ainsi que les chanteurs à qui l’on ôtait l’occasion de briller, et j’ai tout retiré.

    » Je vous remercie d’avoir bien voulu à deux heures et demie, vous transporter en pensée dans la salle des concerts et faire des vœux pour les Troyens.

    » Dans le moment même où l’on me tracassait ainsi à Paris, on fêtait mon jour de naissance (11 décembre), à Vienne, où l’on exécutait une partie de mon ouvrage la Damnation de Faust ; et deux heures après, le maître de chapelle m’envoyait une dépêche télégraphique ainsi conçue : Mille choses pour votre fête. Chœur des soldats et des étudiants, exécuté au concert de Mannergesang Verein. Applaudissements immenses. Répété.

    » La cordialité de ces artistes allemands m’a bien plus touché que mon succès. Et je suis sûr que vous le comprenez. La bonté, vertu cardinale !

    » Le surlendemain, un inconnu de Paris, m’écrivait une fort belle lettre sur ma partition des Troyens, qu’il qualifie d’une façon que je n’ose vous redire.

    » Mon fils vient d’arriver à Saint-Nazaire, de retour d’un pénible voyage au Mexique, où il a eu l’occasion de se distinguer. Le voilà deuxième capitaine du grand navire la Louisiane. Il m’apprend qu’il repartira prochainement, qu’il lui est impossible de venir à Paris. J’irai en conséquence l’embrasser à Saint-Nazaire. C’est un brave garçon, qui a le malheur de me ressembler en tout, et ne peut prendre son parti des platitudes et des horreurs de ce monde. Nous nous aimons comme deux jumeaux.

    » Voilà pour le moment toutes les nouvelles de mon extérieur. Ma vieille belle-mère (que j’ai promis de ne jamais abandonner) est aux petits soins pour moi et ne me questionne jamais sur la cause de mes accès d’humeur sombre. Je lis, ou plutôt je relis Shakespeare, Virgile, Homère, Paul et Virginie, des relations de voyages ; je m’ennuie, je souffre horriblement d’une névralgie qui me tient depuis neuf ans et contre laquelle tous les médecins ont perdu leur latin. Le soir quand les douleurs de cœur, de corps et d’esprit sont trop fortes, je prends trois gouttes de laudanum et je m’endors tant bien que mal. Si je suis moins malade et s’il me faut seulement la société de quelques amis, je vais dans une famille de mon voisinage, celle de M. Damcke, compositeur allemand d’un rare mérite, professeur savant, dont la femme est d’une bonté d’ange ; deux cœurs d’or. Selon l’humeur où l’on me voit, on fait de la musique, on cause ; ou bien on roule auprès du feu un grand canapé où je reste étendu toute la soirée sans parler, ruminant mes pensées amères... Voilà tout, madame. Je n’écris plus, je crois vous l’avoir dit, je ne compose plus. Le monde musical de Paris et de bien d’autres lieux, la façon dont les arts sont cultivés, dont les artistes sont protégés, dont les chefs-d’œuvre sont honorés, me donnent des nausées ou des accès de fureur. Cela semblerait prouver que je ne suis pas mort encore...

    » J’espère avoir après-demain l’honneur d’accompagner au Théâtre Italien, Mme Charles F****** (si charmante... malgré ses coups de couteau) et une dame russe de ses amies. Il s’agit d’assister, jusqu’au bout si l’on peut, à la deuxième représentation du Poliuto de Donizetti. Mme Charton (Paolina) me donnera une loge.

    » Adieu, madame, puissiez-vous n’avoir que de douces pensées, le repos de l’âme, et goûter le bonheur qui devrait vous donner la certitude d’être aimée de vos fils et de vos amis. Mais songez quelquefois aussi aux pauvres enfants qui ne sont pas raisonnables.

» Votre dévoué,

» HECTOR BERLIOZ. »

    P.-S. — « Vous avez été bien généreuse d’engager les nouveaux mariés à me venir voir. J’ai été frappé de la ressemblance de M. Charles F****** avec Mlle Estelle, et je me suis oublié jusqu’à le lui dire, quoiqu’il soit peu convenable d’adresser à un homme de pareils compliments. »

    Quelque temps après avoir reçu cette lettre, elle m’en écrivait une où se trouvaient ces mots : « Croyez que je ne suis pas sans pitié pour les enfants qui ne sont pas raisonnables. J’ai toujours trouvé que, pour leur rendre le calme et la raison, ce qu’il y avait de mieux, était de les distraire, de leur donner des images. Je prends la liberté de vous en envoyer une, qui vous rappellera la réalité du moment et détruira les illusions du passé. »

    Elle m’envoyait son portrait !... Excellente, adorable femme !

    Je m’arrête ici. Je crois maintenant pouvoir vivre plus tranquille. Je lui écrirai quelquefois ; elle me répondra ; j’irai la voir ; je sais où elle est ; on ne me laissera jamais ignorer les changements qui pourraient survenir dans son existence, son fils m’en a donné sa parole, et s’est engagé à m’en informer. Peu à peu, malgré sa crainte des nouvelles amitiés, peut-être verra-t-elle ses sentiments affectueux grandir lentement pour moi. Déjà, je puis apprécier l’amélioration survenue dans ma vie. Le passé n’est pas entièrement passé. Mon ciel n’est plus vide. D’un œil attendri je contemple mon étoile qui semble au loin doucement me sourire. Elle ne m’aime pas, il est vrai, pourquoi m’aimerait-elle ? mais elle aurait pu m’ignorer toujours, et elle sait que je l’adore.

    Il faut me consoler d’avoir été connu d’elle trop tard, comme je me console de n’avoir pas connu Virgile, que j’eusse tant aimé, ou Gluck, ou Beethoven... ou Shakespeare... qui m’eût aimé peut-être. (Il est vrai que je ne m’en console pas.)

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    Laquelle des deux puissances peut élever l’homme aux plus sublimes hauteurs, l’amour ou la musique ?... C’est un grand problème. Pourtant il me semble qu’on devrait dire ceci : l’amour ne peut pas donner une idée de la musique, la musique peut en donner une de l’amour... Pourquoi séparer l’un de l’autre ? Ce sont les deux ailes de l’âme.

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    En voyant de quelle façon certaines gens entendent l’amour, et ce qu’ils cherchent dans les créations de l’art, je pense toujours involontairement aux porcs, qui, de leur ignoble groin, fouillent la terre au milieu des plus belles fleurs, et aux pieds des grands chênes, dans l’espoir d’y trouver les truffes dont ils sont friands.

    Mais tâchons de ne plus songer à l’art... Stella ! Stella ! je pourrai mourir maintenant sans amertume et sans colère.

1er janvier 1865.

 

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